Histoire des Chartrons

 

 

 

 

Les bonnes d'enfants

 

 

A la fin du siècle dernier, se sont souvent des bonnes allemandes qui s'occupèrent des jeunes enfants, mais - et c'est là un détail qui révèle la diffusion de la culture allemande dans les couches supérieures de la société bordelaise - même des familles sans relation évidente avec le monde germanique ont eu des bonnes allemandes.

Pour ces filles, travailler à Bordeaux constituait une évidente promotion sociale6 .

A la Grande Guerre, Mina, Ida et Augusta retournèrent à Demmin. Elles seront remplacées par de braves paysannes venant des Landes et du Périgord. Mais je me souviens d'avoir croisé au Jardin Public des Anglaises et des Suissesses, nurses en uniforme de leur école, poussant des landaus.

Les bonnes d'enfant se retrouvaient au moment convenu, par groupes distincts suivant les relations de leur maîtresse, au Jardin Public.

Il y avait "Les Chartrons", des bonnes très snobs qui ne se mélangeaient pas aux autres. Elles avaient leur quartier général, au soleil, sur la terrasse qui est au pied des hôtels Prom et Teyssonneau. Elles s'asseyaient sur un banc pour ne pas payer de droit à la chaisière et elles reluquaient les hommes en uniforme (les facteurs, les douaniers ou les gardes du parc) pendant que Martine et Louis Teisseire, ma sœur et moi, nous nous fichions des peignées. Un jour, Louis a même tapé si fort sur Michelle, avec une quille en bois, qu'il a fallu la recoudre. Nous y retrouvions aussi Nicole, Lionel et Roland Cruse, mais ils étaient, Dieu merci pour nous tous, plus calmes. Nous y retrouvions aussi beaucoup d'autres amis qui habitaient la rue d'Aviau. Quand ces derniers ne venaient pas nous rejoindre, nous savions qu'ils jouaient dans les jardins qui bordent le parc. Alors, les comparant à des ouistitis derrière les grilles d’un zoo, nous allions leur faire des grimaces et, quand nos bonnes ne regardaient pas, nous leurs jetions des cailloux. Vous en souv-vous, Brigitte et Eric de Luze ? Et vous, les Calvet, Lawton et Denis ?

Plus loin, à la hauteur du musée, se tenaient les Rousselins7. Tout près de l'embarcadère du Petit Mousse, les bonnes "de la rue Sainte-Catherine", les plus riches car à chaque sortie leurs gamins avaient droit à une croisière, et, pour se remettre des émotions de la traversée, à un rouleau de réglisse avec une bille rouge, verte ou jaune, au centre.

Nos bonnes étaient fières de "leurs" enfants. Un exemple ? Comme je l'ai dit ailleurs, nous avions rue Ferrère, un jardin en plein midi, à l'abri du vent. Lorsqu'il était bébé, ma mère trouvait que Christian y était mieux qu'au Jardin Public. Un jour Clémentine est venue la supplier de sortir "Ma Rose" (c'est ainsi qu'elle l'appelait !) avec ses aînés. La raison ? Les autres bonnes disaient que "son" dernier devait être hideux pour qu'on le cache ainsi.

Nous allions aussi, mais plus rarement, aux Quinconces, là on y retrouvait Paul (c'était alors "Polo") Glotin étaient cousines, mais ma mère n'aimait pas beaucoup cette promenade à cause de la poussière de cette immense place... et des chiens du Professeur Mauriac, de redoutables dogues de Bordeaux, que sa gouvernante, déjà très vieille, tenait avec peine.

 

Publié dans

 le 5 août 1993.


 

6 - Michel Espagne. "Bordeaux-Baltique". op. cit. p 196 & 198.

7 - La Rousselle : quartier regroupant les armateurs et négociants traitant la morue.