Histoire des Chartrons

 

 

 

 

Le dernier gentilhomme

 

Jacques Le Tanneur est né le six décembre 1887 à Bordeaux, dans une famille de banquiers. La banque Le Tanneur se trouvait alors au rez-de-chaussée de l'immeuble familial du 35 place Gambetta, ex-Dauphine, avant de "descendre" le cours de l'Intendance.

La famille Le Tanneur de Malhère, d'une lointaine ascendance bretonne (1380) des environs de Fougères, eut un de ses membres qui se fixa par mariage à Bordeaux vers 1820, après que la génération précédente eut payé par deux fois un lourd tribu durant la Révolution, à la tête des Chouans et dans la "Conspiration du marquis de La Rouerie".

Du coté maternel, une longue suite de juristes, avocats, avoués, les Larré, aussi armateurs et maîtres-chirurgiens. Élus "Bourgeois de Bordeaux" vers 1500, ils furent confirmés dans ce titre et ces droits en 1608.

J.L.T. fit ses études au collège Sainte-Marie-de-Grand-Lebrun (condisciple de François Mauriac et de ses frères l'abbé et le professeur). Il commença à dessiner dès son plus jeune âge, ayant hérité les dons de sa mère, véritable artiste, et sans doute, ceux de son arrière grand-père maternel, Joseph-Adolphe Thiac, premier architecte de la Ville. Cet aïeul fut le fondateur et le premier président de la Société des Architectes de Bordeaux, et c'est sur ses plans et sous sa direction que furent construits, vers 1840, le Palais de Justice et l'Institut des sourds et muets, rue de l'abbé-de-l'Epée, actuellement Hôtel de Police.

Ne cessant jamais de dessiner et de peindre, J.L.T. travailla premièrement à la banque paternelle. En même temps, il devenait journaliste, critique et illustrateur dans deux branches qu'il aimait particulièrement : le théâtre (auprès de son cousin Louis Lemarchand, futur directeur des Folies Bergère) et le monde de la tauromachie.

Il fut attaché de presse de nombreux journaux, pour ses articles et ses croquis : « Le Tout Élégant » (en 1907), « L'Ouvreuse », « Théatra » de Marseille, « Le Grand Tourisme », « L'Almanach Gascon », « La Liberté », « La Vie Bordelaise », « La Petite Gironde » futur « Sud Ouest ». Il a été président de « Divona », groupe littéraire et artistique, et enfin, à partir de 1924, du cercle de conférences « Les Jeudis Littéraires », où son nom voisinait au comité de patronage avec d'autres noms illustres de Bordeaux tels que le professeur Andérodias, le bâtonnier Abel Auschitzky, Georges Barrès président du port autonome, Paul Berthelot rédacteur en chef de « La Petite Gironde », Georges Brousse, Roger Cruse, Jacques de Rancourt, François Ginestet, G. Johnston, Daniel Lawton, marquis de Lur-Saluces, A. de Luze, Jo Maxwell, le professeur Raymond Mauriac, E. de Perceval, F. Phili­part, le comte de Roquette Buisson, Jean Samazeuilh, Maître Vital-Mareilhe, H. de Trin­caud-Latour et Georges Planes-Burgade.

Cette société recevait au Trianon Théâtre, rue Franklin, les grands conférenciers, écrivains, poètes, gens de théâtre, de ce temps. Pour le seul hiver 1931-32 : Paul Valéry de l'Académie Française, François Mauriac, Bedel prix Goncourt, Jean Balde grand prix de l'Académie Française, Funck-Brentano, Jean Tharaud, Me Campinchi, Georges Bernanos, Mme Colette, René Benjamin et Georges Duhamel.

Parallèlement, « Les Jeudis Littéraires » patronnaient « Les Concerts du Lundi », toujours dans la salle du Trianon, et y recevaient, entre autres, le trio Pasquier, le Quatuor Calvet, le pianiste Perlemüter, le Groupe Casadessus, Francescatti le violoniste, etc. J.L.T. et Madame Le Tanneur étaient aussi fidèles aux "Jeudis qu'aux "Lundis". Mme Le Tanneur était une excellente musicienne, pianiste, harpiste, et premier Prix de Conservatoire de violon.

Dans le domaine de la tauromachie, J.L.T. fut le correspondant (critiques et dessins encore) de : « La Corrida » de Marseille, « Toril » de Toulouse, « Toros » de Nîmes, et « A Los Toros » de Bayonne. Dans cette dernière revue, un numéro de 1928 réserva cinq de ses pages à un article sur J.L.T., l'aficionado et le peintre, avec la reproduction de six de ses tableaux - scènes de corrida et du Pays Basque -. L'article sur J.L.T. s'y trouvait en compagnie d'autres sur le fameux torero Juan Belmonte et le grand peintre espagnol Zuloaga, tous deux très liés d'amitié, et que J.L.T. fréquenta beaucoup dans les ateliers respectifs et tout autour des arènes de France et d'Espagne.

J.L.T. fit aussi les chroniques du Palais de Justice, les illustrant, lors des grands procès, des croquis des inculpés et des maîtres du barreau bordelais, tel Me Chalès.

Il créa encore, en les dessinant, des costumes de revues théâtrales et des modèles de couture féminine, dont certains pour Poiret, le grand couturier.

De santé fragile, J.L.T. ne put jamais pratiquer des exercices physiques. Mais aimant infiniment les chevaux, il réussit à être un excellent cavalier, et les plages de Biarritz et d'Hendaye le virent souvent galoper en compagnie de son épouse, elle-même parfaite amazone.

Et, intrépides, l'un et l'autre n'hésitèrent pas à voler dans les coucous de 1919, en compagnie il est vrai d'un ami d'enfance de J.L.T., Charles de Verneilh, héros de la guerre et compagnon de Mermoz. Enfin J.L.T. s'occupa avec dévouement des œuvres de bienfaisance de la Congrégation de Saint-Vincent-de-Paul.

En 1920-22, les suites d'un grave accident d'adolescence l'avaient obligé à une longue immobilité. Séjournant à Arcachon, il mit ce temps à profit pour ne plus travailler que dessin et peinture. Rétabli, il créa la « Société des Humoristes Bordelais » (avec Henri Ducot, G. de Sonneville) puis participa à la « Société d'Art et Décoration » dont il fut médaille d'or au salon de 1924, puis le secrétaire et enfin le président, et où furent exposants Cami, grand prix de Rome de gravure, Georges Desvallières de l'Institut.

Il se lia, parfois de profonde amitié, avec les meilleurs peintres et écrivains du Sud-Ouest : Philippe Veyrin, Ramiro Arrue, Zuloaga, J. Roger Sourgen, René Choquet, Raoul Serres, Roganeau directeur des Beaux-Arts, et l'historien bordelais et écrivain Georges Planes-Burgade dont le beau livre sur Bordeaux est orné de plusieurs pages de gouaches de J.L.T., les romanciers Pierre Loti, dans sa villa d'Hendaye, et Pierre Benoît, Rosemonde Gérard et son fils Maurice Rostand, et Jean Balde, et aussi le commandant W. Boissel, fondateur du Musée Basque de Bayonne, avec qui il collabora par des recherches et relevés de costumes, maisons, tombes, chapelles, etc. Le Pays Basque fut d'ailleurs le sujet préféré et toujours renouvelé du peintre.

En 1924, J.L.T. avait écrit et illustré une plaquette humoristique : « Les Heures Bordelaises ». Plus tard, ce fut un livre sur cette région tant aimée, le Pays Basque, intitulé « A l'ombre des platanes », magnifiquement illustré par l'auteur, préfacé par Francis Jammes22. Une suite, « Les montagnes bleues », était en préparation que la mort interrompit.

Ajoutons que J.L.T. consacra une partie de son talent - non le moindre - à la publicité, avec les sociétés Miranda de Bordeaux et Graphica d'Arcachon (les restaurants Biscouby, le Chapeau Rouge, Etche Ona, les chocolats Dominique et la Marquise de Sévigné, le catalogue officiel des Foires de Bordeaux, le Grand-Théâtre et La Scala, le tailleur Cornali et la modiste Angèle,

 

Maquette publicitaire de Jacques Le Tanneur pour la Moutarde Louit

 

La « Cadichonne » sortant d’un tonneau

 

les vins de Johnston et la moutarde de Louit, et... le cognac Le Tanneur. Aussi le Grand-Hôtel et le casino de la plage à Arcachon).

Enfin un grand nombre de ses œuvres fut édité en cartes postales, et même en céramique, dont un très beau service de table.

A la mort de J.L.T., le 20 janvier 1935, un chroniqueur écrivit : « Avec Jacques Le Tanneur disparaît le dernier gentilhomme de France » ce qui était peut-être en oublier quelques uns mais qui définissait parfaitement cet homme généreux, charmeur, spirituel et de bonne race.

©Panxika Le Tanneur.


 

22 - L’association Francis James, d’Orthez, a consacré une exposition, du 15 juin au 15 septembre 1989, aux œuvres de Jacques Le Tanneur.