Le Rallye-Gascogne
Souvenirs d'une chasse en 1927.
Le régisseur du château Ducru-Beaucaillou, où séjournaient cet hiver là le comte et la comtesse Wrangel, prévint un matin Christian Cruse que deux chevreuils avaient été vus par corps dans les bois qui s'étendent entre la Chesnaye et Lannessan.
Dès l'attaque, la voie fut reconnue telle que Raymond l'avait annoncé. Les chiens l'empaumèrent chaudement et le rapprocher, qui fut long, se fit à une allure assez vive. Le chevreuil avait quitté la région humide où il s'était tenu les jours précédents. Arrivé tout près de la ligne du Médoc, il parut doubler sa voie sur une large passe qui bordait au nord une pièce de grands pins. Cependant que quelques chiens, sans pouvoir percer, paraissaient indiquer l'entrée de l'animal dans la pièce. Les uns et les autres, suivant l'habitude en pareil cas, lançaient des coups de fouet, à gauche et à droite, sur les buissons susceptibles de receler notre chevreuil.
Le hasard d'une de ces manœuvres conduisit Emmanuel Cruse et Henri Vergez à la lisière sud de la pièce, près d'un chemin vicinal où stationnaient plusieurs automobiles qui suivaient la chasse.
Soudain le chevreuil bondit littéralement. Taïaut !... Le joyeux cri fut répété par tous les assistants, et surtout par les passagers des voitures qui se trouvaient les mieux placés pour jouir de cette belle attaque. Les premiers bonds du brocard le portèrent vers les chiens qui le prirent à vue et le menèrent pendant la première heure d'un train d'enfer. Le pays parcouru était nouveau pour nous. Et comme cette partie du pays entre Saint-Julien, Saint-Laurent et Soussan est dotée d'un nombre important de routes, MM Exshaw, propriétaire de la Chesnaye et Georges Johnston, l'un des maîtres de Ducru-Beaucaillou, et d'autres châtelains du Médoc, pouvaient suivre la chasse de très près. Toutes les fois que la chasse sautait une route, nous étions sûrs de les y voir rendus avant nous.
Plus de vingt fois dans la journée le brocard s'était donné à vue. Après deux heures de poursuite sans défaut, notre animal traversa les marais puis les prairies marécageuses qui se trouvent à l'ouest de la grand-route menant de Bordeaux à Pauillac. Près de cette route les chiens tombèrent en défaut. Les manœuvres en arrière ne donnant aucun résultat, il était à supposer que l'animal avait traversé la route et qu'il filait vers la rivière à travers les immenses prairies fermées d'énormes jales qui, au sud du château de Beychevelle, s'étendent jusqu'à la Gironde.
Bon pour la chasse au canard, mais pas pour la chasse à courre !...
Vers le milieu de la prairie les chiens reconnaissent, reprennent la voie, traversent la jale de clôture à la nage et continuent sur le sud-est. Enfin, à trois cents mètres, on retrouve le pied mais c'est très froid. Il parait y avoir peu de chances de le relancer ; on travaille quand même. Raymond encourageant ses chiens suivait la lisière des roseaux pour ne pas s'enliser. Quand tout à coup : taïaut ! Le brocard tapé sur la bordure, bondit au pied de son cheval.
Alors recommence une nouvelle et vigoureuse poussée qui se dirige à travers les vignobles des palus de Cissac ; puis il remonte vers les graves, redescend au Fort-Médoc dans les fossés duquel nous le relançons à vue, toujours en présence des automobilistes, aux pieds littéralement de Mmes Guestier et Exshaw, descendues des autos, au milieu des chiens qui le poussèrent hallali-courant à travers les prairies qui s'étendent du Fort-Médoc aux palus où il se relaissa à bout de forces dans une règne de vignes.
La curée rapidement expédiée, car le brouillard aux approches de la nuit était devenu encore plus froid et pénétrant, on rallia Beaucaillou où un lunch somptueux nous était offert. Tout était aussi abondant que parfait. Et que dire des vins dont M. Georges Johnston avait fait décanter les meilleures bouteilles en l'honneur du "Rallye-Gascogne". Il y avait parmi elles deux magnums de 1874, l'année peut-être la plus complète de toutes les grandes années du Médoc, qui étaient de véritables splendeurs.
Quand nous reprîmes nos chevaux, ils étaient très raides, mais nous n'avions plus froid du tout. Malgré le brouillard de plus en plus intense et pénétrant et la nuit fort noire, on fit gaiment les quinze kilomètres qui nous séparaient du chenil.
Maître d’équipage : Christian Cruse.
© Henri Vergez.