Histoire des Chartrons

 

 

 

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"Le Jour"

 

 

 

Tôt  ce matin là, à Rouet, les bonnes s'agitaient pour obtenir  de Jeanne, la cuisinière, une casserole d'eau chaude pour la toilette de leurs petits.

Nous étions mardi. Ce jour était important pour mes grands-parents Danglade car c'était leur "Jour".

Nounou s'attaquait à Claude, Maurice, François et Odile Laporte-Bisquit, qui se retrouvaient tous quatre ensemble dans un tub. Dans la chambre à côté, c'était Andrée qui décapait Béatrice et Patrick Danglade, tandis qu'un peu plus loin Baptistine nous essorait déjà. Nous, c'est-à-dire Michelle, Christian et moi. La grande maison sentait le savon de Marseille. Elle était emplie de nos cris. A l'écart, les tantes et ma mère s'aspergeaient de poudre de riz et les hommes, en pestant, ajustaient leur cravate.

Au-dehors, sur la terrasse d'où l'on a cette magnifique vue sur la vallée de la Dordogne, Edouard, le chauffeur, sous la conduite de ma grand-mère, installait des tréteaux, des planches et une nappe en lin damassé sur laquelle notre fidèle Marie allait disposer avec art les verres à pied, des tasses, des assiettes, fourchettes, etc. sans oublier le bouquet de dahlias, enfin tout le bazar indispensable pour affirmer le standing de ce genre de manifestation. Ensuite, les plus pieux priaient pour qu'il ne pleuve pas, tandis qu'un guetteur placé au bout de l'allée devait signaler les premiers arrivants. Alors, à son appel, sortaient de la cuisine les cakes, les pains d'épice, l'orangeade et le vin de la propriété.

Traditionnellement les Horeau arrivaient les premiers. La voiture de tête avec Monsieur Horeau et tante Nénette. Une deuxième renfermant Jacques de Lavaux, tante Guiguite et parfois Nadette, Michelet Fanfan, nos copains. La troisième voiture de ce clan était conduite par René de Conninck. Il était accompagné de tante Zisi, sa femme et de Jean, parfois de Jacques. Louis Horeau était une figure légendaire du Tout-Libourne. In redoutable homme d'affaire un peu maquignon. Son affaire de vins, la Maison Horeau-Beylot, était l'une des premières de la région. Il avait doublé sinon triplé le nombre de ses propriétés. Il avait même étendu son emprise jusqu'à Paris où il venait d'acheter un important immeuble, à deux pas de l'Etoile, 37 rue Washington. Il présidait toutes les œuvres de bienfaisance de Libourne et il adorait les banquets. Il était "Capitaine d'honneur des pompiers de Libourne" !

Ensuite arrivait de Thouil, les Ayguesparsse, de proches cousins. Je me souviens surtout de Georges et de ses histoires grivoises. Il s'attribuait une grande fortune et lorsque les parents lui demandaient où il la mettait, il répondait : "Dans une lessiveuse, et j'ai tant de sous que je prends ma jeanne par les bras et je me sers de ses fesses pour les tasser".

Françoise et Henriette Lanore, deux vieilles filles charmantes, venaient du Guas à bicyclette. Le Guas, une délicieuse chartreuse perdue dans les bois à mi-route entre Libourne et Rouet.

Hippolyte Danglade avait une longue barbe blanche. Il arrivait de Plainpoint, un château produisant un vin assez réputé. Parfois il emmenait avec lui nos cousins Arnaud et Muriel, qui était déjà bien jolie.
Puis venaient les Corre, les Despujols (Château Nénin), les Fourcaud-Laussac (Cheval Blanc), les Giraud (Corbin), les Nicolas (La Conseillante), les Ducasse (L'Evangile). Encore des oncles, des tantes, des cousins ou cousines. Nous avions pour instruction d'embrasser la main des dames et de dire poliment : "Bonjour mon Oncle, bonjour ma Tante" et ma mère ajoutait ingénument : "Il y a neuf chances sur dix pour que ces personnes soient des parents. Si elles ne le sont pas, elles seront fières que vous les considériez comme tels"…

Enfin, arrivait Monsieur Coureau, le régisseur, dans sa minuscule voiture qui dénotait parmi les monstres de nos invités. On se moquait un peu de lui car il était mal fagoté dans son éternel complet trois pièces en velours côtelé. Mais il a pris sa revanche depuis car c'est lui qui a fondé la F.N.S.E.A.-P, ce puissant syndicat. C'est lui qui ira discuter sans céder avec le Général De Gaulle pour défendre ses pairs.

On papotait dur. Les enfants tétanisés par les recommandations se tenaient à l'écart.

A 19 heures 30, le dernier invité parti, les parents se retrouvaient entre eux et se réjouissaient de la réussite  de leur Jour. Certainement ce qu'il y avait eu de mieux dans la région depuis longtemps.

Le lendemain, à 16 heures 30, la grosse Talbot renfermant mes grands-parents, suivie de la Peugeot des Joppé, d'une somptueuse voiture Laporte-Bisquit, et de la Citroën de mes parents, quittaient Rouet pour Junayme où les Horeau recevaient le mercredi, leur Jour. Le buffet avait été aménagé devant le château  et l'on y servait du cake, du pain d'épice, de l'orangeade pour les dames, le vin de la propriété pour les messieurs. On était heureux car on y retrouvait les Ayguesparsse, les Lanore, etc (voir plus haut). A 19 heures 30, nos cinq voitures regagnaient Rouet.

Le jeudi, le vendredi, le samedi étaient "Le Jour" d'une autre propriété. On y retrouvait les mêmes personnages autour du même buffet… Mais les vins, d'après mon grand-père étaient de plus en plus ordinaires : "C'est misérable d'offrir une bibine pareille. Ils coulerons la région. Ils vont nous ruiner." Mais chaque propriétaire devait tenir le même raisonnement.

 

Publié dans

 le 29 juillet 1993.

 

Puis dans la

Revue historique et archéologique

du Libournais

et de la Vallée de la Dordogne

1er trimestre 2001 (Tome LXVIII n° 259).