Histoire des Chartrons

 

 

 

 

La kermesse de Grand-Lebrun

 

Surmontant sa migraine, tôt ce matin là, ma mère a mobilisé le téléphone :

- Ici la Maison Cruse. J'écoute.

- Donnez-moi Monsieur Emmanuel. Dites lui que c'est de la part de Maaaaaadame Auschitzkyi.

Et quelques instants plus tard elle avait obtenu le précieux vin qu'elle désirait pour son stand.

Un peu plus tard :

- La Maison de Luze, à votre service.

- Donnez-moi Monsieur Yves.

- Je regrette, Madame, mais Monsieur est dans les chais et je n'ai pas la possibilité de le joindre.

- Alors Monsieur Francis, dites lui que c'est Maaaaaa...

Et d'autres bouteilles étaient promises.

Les appels fusaient chez les négociants amis : Kressmann, Calvet, Barton & Guestier, Delor, Eschenauer, etc. Tous donnaient pour l'œuvre de ma mère.

Le processus allait se renouveler chez les grands propriétaires du Libournais, du Médoc, de Sauternes, etc.

Malou de Kerhor, qui s'était partagé le travail avec ma mère obtenait autant de résultat.

Les appels téléphoniques que cette fidèle amie passait rue Ferrère commençaient toujours par : « Allô ! Allô ! Chérie », je pense que pour ces communications plus officielles elle conservait son célèbre « Allô ! Allô ! » mais qu'elle adoptait ensuite une formule moins affectueuse.

Les caisses de vin et les bouteilles prestigieuses allaient s'accumuler sous le vieux préau du grand collège où elles seront vendues à des prix à faire rugir de jalousie Edouard Leclerc.

Le jour de la kermesse, l'Abbé Lafon que la nature a doté de pieds immenses (d'où son surnom de Berthe) recevait ses hôtes au seuil de l'entrée principale. Autour des stands on notait la présence de quelques professeurs endimanchés : Madame Petit, responsable de la 9 ème, Mlle Poisson, très entourée par les élèves de 8 ème qui l'adoraient. Monsieur Baquet, professeur de 7 ème, qui tapait avec une règle en ébène sur les doigts des mauvais sujets. J'y ai vu Mademoiselle Berger, le professeur d'anglais, qui avait, dit-on, une belle particularité, celle de n'avoir jamais été en Angleterre !

Les stands étaient ceux que l'on retrouve dans chaque kermesse : un jeu de massacre, une pêche à la ligne, la boutique où l'on vend les "trésors" achetés quelques jours plus tôt à la vente du Sacré-Cœur et qui seront ensuite offerts pour la vente de l'Assomption. Avec cependant des articles courus, réservés dès avant l'ouverture officielle : les délicates robes à smocks de Madame Maxwell.

Le bar est un rendez-vous mondain où jamais personne n'a vraiment consommé mais qui assure à lui seul la quasi totalité des bénéfices de la vente car c'est là qu'on écoule le fameux vin dont j'ai parlé plus haut.

Autour de James Maxwell, président de l'Amicale des anciens élèves, se sont regroupées les promotions. Entre autres, celles de 1926 et 27, où nous avons retrouvé avec plaisir : Pierre Carles, Jacques Chabrat, Henri Descas, Marcel Doutreloux, Paul Dubos, Jacques Fieux, Alain Le Quellec, Raoul Quancard, Bernard Segrestaa et Gérard de Venancourt. Plus loin, les promotions de la dernière guerre : Paul Barbet, Jean-Eugène Borie, François, Henri et Paul Boyreau, Robert Brouillaud, Henri Brugière, Emile Castéja, Jean-Marie Claverie, François Coyne, Claude Fournier et Michel Lacampagne. Ils évoquent avec tristesse leur ami de classe, Maurice Laporte Bisquit (mon cousin), mort pour la France au bagne nazi de Neuengamme à l'âge de 22 ans.

Les sportifs disputent un match de football. D'autres élèves chantent. Les parents visitent la classe de leur cher petit, la chapelle puis le parc automobile du collège : trois omnibus dont François Mauriac, un ancien du collège, a dit : « J'aimais l'odeur de cuir de la vieille guimbarde qui suivait un itinéraire compliqué. J'en avais pour plus d'une demi-heure à somnoler dans ma pèlerine dont je rabattais le capuchon sur la tête comme un petit capucin. »