Histoire des Chartrons

 

 

 

 

La domestique

 

                                                                          Elle est dans la Maison ;

                                                                          Elle sera de la Maison

                                                                          si elle est pour la Maison.

 

C'est un honneur dont elle a dû, dont elle devra toujours - quoi qu'il arrive - se montrer digne.

Une bonne domestique n'en sort qu'à regret. On ne l'aperçoit, ni à la fenêtre, ni sur le seuil de la porte. Ce n'est pas elle qui s'attarde aux commissions. Toujours pressée, elle file son chemin parce qu'« il faut qu'elle rentre ! ».

Elle ne rêve point de changer de maîtres : elle connaît la bonté des siens ; elle ignore les défauts des autres. A d'autres, pour cinq francs et sur un mauvais conseil, de promener leur tablier de Maison en Maison !... Elle estime que les gages sont affaire de moyenne ; elle sait, par l'expérience de quelque désabusée, qu'on perd tout en voulant trop gagner.

Chacun lui parle avec une rondeur familière mêlée de déférence et de bonté. Personne n'est en peine de lui demander un service ; pas un qui se permette de la surmener ou de la froisser. Bref, de fond et de forme on la ménage. C'est à qui, matin et soir, la trouvant sur son passage, la salue ; dans leurs lettres de famille, les absents lui « souhaitent le bonjour ».

Et les enfants, donc !... Les petits lui sautent au cou ; les grands ont pour elle mille égards. Ils seront vifs avec leur mère ; jamais avec leur bonne.

Comme elle est jalousée de ses camarades en quête habituelle "d'une bonne Maison", ses maîtres le sont eux-mêmes de leurs voisins, de leurs amis, en pénurie ordinaire d'une bonne domestique.

Il en résulte qu'elle reste exposée aux taquineries des uns, aux offres alléchantes des autres. Aux mauvais conseils de tous, jusqu'à ce qu'elle ait, ou d'un mot bien trouvé éconduit les indiscrets, ou par son inertie découragé toutes les influences hypocrites. Elle sait ce qu'elle veut. Elle veut ce qu'il faut. Tant mieux ! Car ici, son devoir et son intérêt se donnent la main. Ses maîtres auront vent de sa fidélité et lui en sauront gré.

Pour la Maison elle travaille, elle économise, elle se gêne. Parfois même, dépassant le devoir et n'écoutant que son cœur, elle se prive. Sa discrétion est à la hauteur de sa générosité. Peine perdue de l'interroger : elle ne sait jamais rien. Elle s'en voudrait de lire une lettre oubliée, de s'enfoncer dans un livre de rencontre ; elle se reprocherait comme un crime d'écouter aux portes et d'inventorier les tiroirs.

Sans embarras et par dévouement, elle devient selon les circonstances cuisinière ou femme de chambre. Elle s'improvise garde-malade, voire garde-meubles ! Qu'elle suive la famille ou qu'elle reste au logis, elle se soumet à toutes les exigences de la Maison.

 

 

J'ai extrait ce texte d'un ouvrage anonyme publié en 1900 : « La domestique ». Cette domestique là n'était pas forcément bordelaise, mais nous avions tous, dans nos familles, une bonne correspondant à ce portrait idyllique.

La nôtre s'appelait Berthe. D'autres ont eu Jeanne, Germaine, Marie ou Lucienne, qui avaient autant de qualités.

Berthe avait une verrue sur le visage avec de vilains poils noirs et frisés qui nous chatouillaient quand on l'embrassait.

Première femme de chambre lorsqu'elle est entrée au service de ma grand-mère, elle a été promue cuisinière à la fin de sa vie. Ma sœur Michelle aimait la taquiner. Tout le monde, ou presque, sait que les œufs à la coque doivent cuire pendant trois minutes. Comme elle n'avait pas de montre, il lui suffisait de compter lentement jusqu'à 60 pour servir les œufs à point. 34, 35, 36, 37... Mais Michelle l'interrompait pour n'importe quel motif. Elle répondait puis, comme elle ne savait plus très bien où elle en était, elle recommençait à compter : 1, 2, 3, etc. Vous n'êtes pas obligé de me croire, mais jamais cette pauvre Berthe - pendant plus d'un demi-siècle au service de Madame Auschitzky - n'a été fichue de cuire convenablement les œufs à la coque !

A cette époque, Chaban était notre plus proche voisin. Il habitait 38 rue Ferrère, chez Abel Auschitzky. Il sortait souvent le soir et il confiait, avant de partir, son fils Jean-Jacques, âgé de quelques mois, soit à sa concierge la Mère Blanchet, soit à notre Berthe. Cette dernière, devant une aussi haute responsabilité, devenait arrogante et nous interdisait l'accès de la cuisine où le couffin renfermant le jeune prince était déposé.

Dans une Maison comme la nôtre, où la domesticité était importante, la hiérarchie était contestée. Les jalousies grandes. Certains s'évitaient, d'autres ne se parlaient pas. J'ai entendu dire que chacun, ou presque, allait prendre son repas en dehors des autres dans la salle à manger du personnel. Mais la Maison fonctionnait bien ainsi et mes grands-parents ignoraient superbement ces dissensions.

 

Publié dans

le 4 août 1993.