L'éducation des enfants
Dans le courant du siècle dernier, chez les Guestier comme dans les autres maisons des Chartrons, la langue maternelle est plus l'anglais que le français et ce sera bien plus au collège que dans la famille que les enfants se mettront à parler cette dernière langue, au risque de se faire moquer d'eux par leurs camarades. En 1836, les enfants qui ont entre huit et seize ans suivent avec divers précepteurs des cours d'histoire et géographie, de littérature, d'italien, d'allemand et d'anglais. « Tout cela coûte fort cher », dit Anna Johnston.
A la fin du siècle, l'éducation chez les Luze demeure qu'ont édifié Alfred de Luze et Sophie Cruse, sa femme, en 1897, dans la banlieue bordelaise du Bouscat, on parle anglais à table. Ce n'est pas par snobisme, mais tout simplement parce que le négociant reçoit beaucoup d'étrangers à sa table et aussi passe une partie de l'année Outre-Manche pour ses voyages d'affaires. Leur fille, Simone de Luze, a une institutrice qui vient lui apprendre quelques heures par jour la lecture, la grammaire, les leçons de calcul et la géographie4.
Enfants, nous irons au cours Ruello puis dans des établissements spécialisés.
Le lycée Longchamp accueillera les protestants. Tivoli et Grand-Lebrun, les petits catholiques. Le Sacré-Cœur et l'Assomption, leurs sœurs.
Ce qui n'empêchera pas d'avoir encore des percepteurs chargés de compléter cet enseignement.
J'ai connu Annie Ferrière. A dix ans près nous avions le même âge. Je n'étais pas vraiment coopératif. "6 fois 4 ?", ou « combien de P dans le verbe appeler ? », demandait-elle. Révolté par tant d'indiscrétion, je menaçais d'avoir une crise d'asthme. Comme elle était terrorisée par mon grand-père, elle avalait la fin de sa question en rougissant et me donnait la réponse. Elle sera remplacée par un cousin moins influençable : Polo Trabut-Cussac avec lequel j'ai fait de réels progrès.
Ainsi lancé, je continue mon cursus :
Après le cours Ruello, j'ai été demi-pensionnaire à Grand-Lebrun.
La première année, le chauffeur nous accompagnait au collège. Michelle et moi nous montions nous asseoir à côté de lui car cette grosse voiture possédait une glace séparant l'avant des places arrières. Chaque fois que nous dépassions un ami de classe nous faisions stopper l'Hotchkiss pour le faire monter. Bien avant d’arriver au Sacré-Cœur, puis à Grand-Lebrun, la voiture était remplie.
La deuxième année, j'ai pris l'omnibus du collège. Pas longtemps, car mes parents n'admettaient pas qu'on m'appelle d'un coup de klaxon et le chauffeur n'acceptait pas de descendre de son véhicule pour sonner à la porte...
Le tramway a remplacé l'omnibus au chauffeur sans éducation. Son arrêt était assez éloigné du collège. En arrivant devant le portail, un petit malin tirait la ficelle commandant le trolley, ce qui avait pour effet de stopper l'énorme véhicule... et de déclencher une bordée d'injures suivie de terribles menaces sans conséquence car, profitant de l'occasion, nous avions déjà rejoint en courant nos classes respectives.
Je n'ai pas connu le temps des uniformes mais nous portions encore à Grand-Lebrun, des casquettes bordées de velours noir et à Tivoli la même casquette mais bordée de bleu. Quand nous croisions un élève de l'autre collège, les quolibets fusaient, parfois nous menacions de l'émasculer. A la réflexion, c'était sot car le malheureux à qui nous nous en prenions aurait pu épouser, bien plus tard, une de nos sœurs qui n'aurait pas pardonné... C'était vulgaire car la victime était nécessairement plus faible que nous. Jamais nous n'aurions attaqué un grand.
J'étais un élève peu doué et cette médiocrité peinait mon grand-père. Je vais vous livrer - en rougissant de honte - sa réflexion que je n'ai jamais oubliée : « Que tu sois premier ou dernier, cela m'est complètement égal. Ce que je n'admets pas c'est que tu sois un élève moyen. Je hais les Français moyens, le Front populaire et les congés payés ». Je devais avoir une dizaine d'années. L'écoutant béatement, je me suis vautré dans la paresse5.
Après le lycée ou le collège. Bachot en main, ou sans bachot - généralement sans bachot -
le Bordelais poursuivra ses études à l'étranger. Les plus doués iront à Oxford, Cambridge, Havard et autres universités prestigieuses. Puis tous, ou presque, sillonneront le monde, pendant quelques mois et parfois beaucoup plus, là où le réseau commercial de leurs parents pourra servir d'étapes.
Publié dans
le 28 juillet 1993.
4 - Paul Butel. "Les Dynasties Bordelaises". op. cit. p 320
5 - Confucius a pourtant dit : "Le fils de l'aigle est le faucon mais le petit-fils de l'aigle, s'il ne travaille pas bien à l'école, sera le vraicon".