Bagatelle, la Maison de Santé protestante de Bordeaux
Un soir de mai 1936 l'omnibus de Grand-Lebrun, brûlant les étapes, me ramena à la maison terrassé de fièvre et me tordant de douleur. Henriette Damade, qui était infirmière, venue prendre le thé avec mes parents, comme cela lui arrivait quand elle travaillait dans le quartier, diagnostiqua une appendicite aiguë. Le docteur Lacouture, immédiatement convoqué, confirma le symptôme. Il fallait opérer sur le champ. Il prévint Bagatelle, le seul établissement hospitalier de Bordeaux - d'après cet éminent praticien - assez bien organisé et équipé pour répondre à l'urgence. Effectivement, en sortant de sa voiture j'ai été mis sur un brancard et dirigé sur la salle d'opération où le personnel m'attendait.
Je garde un bon souvenir de cette clinique où toutes les infirmières étaient attentionnées avec le jeune enfant que j'étais. Et puis j'ai pu jouir, pendant ce séjour à Bagatelle, de ma mère qui avait annulé tous ses bridges et autres mondanités pour se consacrer à moi. Madame Adam, qui s'occupait d'un autre malade dans la chambre voisine, m'apportait plusieurs fois par jour des sorbets à la mandarine provenant de chez Jegher.
C'est bien plus tard que j'ai appris la véritable histoire de cette clinique, où l'on trouvait, bien en évidence sur les tables de chevet, une bible...
Anna Hamilton (1864-1935), jeune femme protestante, mène en 1898, pour sa thèse de médecine, une enquête à l'échelle européenne sur la formation et la fonction du personnel infirmier des hôpitaux. En 1900, directrice de la Maison de santé protestante, elle décide d'en faire un lieu de formation modèle, un hôpital-école d'où émerge un nouveau corps professionnel, les gardes-malades "hospitalières" ou "visiteuses". Ses élèves essaiment dans toute la France. Elles prennent la direction d'hôpitaux municipaux, certaines, sont à la tête des premiers services sociaux, d'autres encore forment des œuvres analogues.
La notoriété, dans le monde anglo-saxon, de la Maison de santé protestante de Bordeaux, n'a d'égal que sa méconnaissance en France. Pourtant, les professions sanitaires et sociales françaises trouvèrent dans cette œuvre une de leurs racines les plus vigoureuses.
La construction de Bagatelle, sa conception, ont fait l'objet de discussions entre Anna Hamilton, les membres du conseil d'administration et les pasteurs de l'œuvre.
Anna Hamilton en dessine elle-même les plans, car Bagatelle doit répondre à des exigences de commodité. « Posez donc, toutes les fois que vous aurez l'occasion de rencontrer un architecte, cette question indirecte : "Quelle est la longueur d'un drap de lit ?". Neuf fois sur dix, il vous dira que ces peccadilles ne l'intéressent pas et, si par extraordinaire il vous donne les dimensions approximatives d'un drap, il ne saura pas conclure quelle doit être la longueur d'une salle de pliage. Dame, il ne s'est jamais livré à l'exercice en question, et il ne peut savoir que pour ce travail, il faut deux personnes dont les bras ont une certaine longueur et le corps une certaine épaisseur ». Elle parvient à faire commencer la construction de l’hôpital, école moderne dont elle a conçu le projet pendant ses études, grâce à la considération internationale des nurses pour son remarquable travail.
Pose de la première pierre de l’internat de Bagatelle, le 5 juin 1921
Écoutons la description qui est donnée dans le compte rendu d'activité de l'année 1930 : "Dans ce beau domaine où se sont successivement édifiés depuis 1921, date de la construction de l'internat et du dispensaire de Bagatelle, divers pavillons au nombre de sept, constituent aujourd'hui l'imposant ensemble de notre nouvelle installation de l'œuvre, munie des agencements les plus perfectionnés pour soulager la souffrance humaine. Voici d'abord les trois pavillons de la clinique réservée aux malades payants, avec ses chambres munies de tout le confort moderne et de tout le luxe que permettent les prescriptions de l'hygiène.
Au rez-de-chaussée se trouve une originale salle à manger ornée de vieilles faïences de Bordeaux, salle destinée aux convalescents et aux familles des malades, ainsi qu'un hall d'entrée et une salle de correspondance artistiquement meublée avec les fonds provenant des fêtes données par les gardes-malades de l'école Florence Nightingale, qui ont également payé le mobilier de la cuisine aux régimes et un certain nombre d'armoires à glace pour les chambres des pensionnaires. Au premier est aménagé un joli salon dont le mobilier a été légué par Melle Elisabeth Bosc. Voilà ensuite le pavillon qui contient les salles communes, chacune avec sa terrasse orientée au midi, salles de dix lits au plus, inondées de lumière et égayées de fleurs. Chaque salle a comme annexe une petite salle à manger, une tisanerie, un office avec vestiaires et trémies, enfin une salle de bain. Tout est installé avec un souci des détails les plus minutieux alliés aux derniers perfectionnements. Ensuite, voici le pavillon des enfants, édifié grâce au concours de Miss Elisabeth Hall, avec ses terrasses, son mobilier et ses appareils hygiéniques à la taille des petits hospitalisés. Un parc à jouer avec petite balançoire fait la joie des enfants et celle aussi de ceux qui leur font visite. Du côté nord de l'hôpital se trouve le pavillon de l'administration, avec ses petites salles d'examen et d'inscription des entrants, ses bureaux de comptabilité, de statistique et de renseignements, le bureau du conseil, le bureau de l'école, un parloir, le logement des internes et les archives. Finalement, lui faisant suite au nord, se trouve le pavillon des services généraux : au rez-de-chaussée la grande cuisine, à côté la cuisine aux régimes, la dépense, la glacière, le réfectoire des domestiques, lingerie, pliage, repassage, et au-dessous les caves de l'économat. Quelques appareils mécaniques facilitent la préparation des aliments et l'économie du personnel. Au premier étage se trouvent les salles d'opérations : salle Moussous, salle Denicé, salle Demons, qui furent les premiers chirurgiens de la maison, enfin les salles d'orthopédie, d'opérations sous l'écran et les rayons ultraviolets, deux laboratoires, radio thermie et photographie, arsenal, stérilisation, biberonnerie, enfin vestiaires pour les chirurgiens avec douches, vestiaire pour les médecins et vestiaire pour les gardes-malades. Un parloir pour les parents des opérés est placé à l'entrée de ce service, ainsi que la pharmacie de l'hôpital. Dans le sous-sol de ce pavillon se trouve une buanderie d'un système nouveau, mécanique et chimique, permettant de lessiver le linge sans aucune manipulation. Le linge arrive directement des services de malades grâce aux trémies et, vingt minutes après, remonte à la salle de pliage propre et sec. Au-dessous des pavillons de malades, le sous-sol est parcouru par un corridor qui ressemble à l'intérieur d'un sous-marin tellement il y a de tuyaux, conduites d'eau chaude et froide, gaz, électricité, chauffage central, trémies à linge, à pansements, à balayures, etc. Plus de cent cinquante malades, depuis les grands payants jusqu'aux indigents, peuvent être hospitalisés dans les meilleures conditions.
Anna Hamilton, atteinte d'un cancer, donne sa démission en juin 1934. Elle n'aura pas vu l'hôpital construit dans son ensemble. Seule l'aile du couchant était terminée. Les trois étages de l'aile du levant ne seront achevés qu'en 1936-1937, et la partie centrale à la fin de la guerre de 1939-1945 seulement.
© Bertrand Faure
Publié dans
le 11 août 1993.
Mon ami ajoute :
« Je suis depuis une quinzaine d'années administrateur de Bagatelle.
Notre œuvre a cette particularité de ne pas avoir de directeur et d'être administrée par un "bureau élargi" du conseil d'administration. Nous transmettons nos directives à un délégué général qui les fait appliquer. Il nous en rend compte et nous informe d'un certain nombre de points qui méritent notre attention.
Inutile de dire qu'il y a une très bonne équipe sur le terrain et que le délégué général a avec les divers administrateurs des relations amicales et jouit de pouvoirs étendus. Seuls les grands problèmes de fond sont discutés en bureau hebdomadaire. »