A l'écoute des chroniqueurs sportifs
Quand Max Decugis et Maurice Germot pénétrèrent sur le numéro 1 de la Villa Primrose, un jour de mai 1909 - c'était le premier "National" joué à Bordeaux -, pour disputer leur finale de simple, Max, qui devait être huit fois champion de France entre 1903 et 1914, l'avait été quatre fois, et Germot, que ses intimes appelaient Fifi, deux fois... C'est dire qu'il y avait entre eux une rivalité farouche, comme plus tard entre François Blanchy, Jean Montariol, Jean Samazeuilh ou, plus tard encore, entre Jean Borotra et Henri Cochet, bien qu'ils eussent déjà commencé à être la meilleure équipe de double française.
Cette finale, comme tant d'autres du même genre, devait montrer à quel point les deux champions étaient près l'un de l'autre, avec sans doute ce petit rien - une chiquenaude - en faveur de Max, qui lui permettait de coiffer Fifi sur le poteau ! Decugis, plus grand, plus athlétique, plus musclé, plus étoffé que Fifi, en possession d'un service puissant, d'un revers et d'un coup droit vrais modèles de style, et d'un smash du fond du court sur un lob ayant rebondi, coup splendide de détente, de précision et de régularité, était plus à son aise au fond du court qu'au filet et se battait avec un cran et une pugnacité hors de pair ! Germot, plus léger, plus subtil, plus rusé et plus fin renard dans ses combinaisons tactiques, était un maître de la volée, et on disait alors, en parlant de sa remarquable adresse dans tout ce qui touchait de près ou de loin à une volée basse ou à hauteur de ceinture, qu'il "faisait de la dentelle" en plaçant ses ripostes à contre-pied. Sa virtuosité s'exerçait à plein dans le maniement de la "scissors volley" - "la volée en coup de ciseau" - qu'il exécutait magistralement du centre du terrain, ou près du filet, en déportant son adversaire par une volée longue, meurtrière, qui venait mordre l'angle droit du fond du carré adverse... Ce jour-là, comme tant d'autres fois, la bataille fut acharnée et après avoir gagné les deux premiers sets par 6-3, 6-2, Germot perdit les trois autres par trois fois 6-4 !... La rivalité des deux champions, qui dominaient nettement alors les autres joueurs français, leurs différences de style, d'esprit, de comportement, le fait que Maurice Germot, malgré sa science remarquable du tennis et son adresse était le plus souvent battu, enfiévraient singulièrement leurs rencontres qui ne se déroulaient pas toujours sans hargne de part et d'autre... Decugis n'était pas un bon perdant, et Germot, quand il devait s'avouer vaincu, bien qu'il jouât un tennis plus difficile et plus audacieux, rageait... dans une introversion amère où sa mauvaise humeur s'exerçait aussi bien contre Max que contre lui-même.
Des incidents imprévus augmentèrent encore la nervosité des deux finalistes ce jour-là... un âne se mit à braire furieusement derrière l'enceinte du parc !... Decugis, hors de lui, s'arrêta au milieu d'un échange pour s'écrier : « Qu'on fasse taire cet animal, ou je quitte le court ! ».
Au quatrième et au cinquième set, Germot, obligé à d'incessants efforts pour contrer la régularité et le fond du court si solide de Decugis, s'arrêta, pris de crampes, à deux ou trois reprises. Ces arrêts faisaient fulminer Max qui disait à mi-voix à qui voulait l'entendre : « C'est de la frime... de la comédie... du poivre aux yeux ! Il n'a pas plus de crampes que moi, et pendant ce temps il se repose et gagne du temps. Quel imposteur ! ».
Juin 1930. Vingt et un an après, sur le même court numéro 1 : Jean Samazeuilh, tenant du titre de champion de Primrose sans interruption depuis 1908, sauf les années de guerre 1915-1918, contre Roland Journu, l'espoir des jeunes générations !... Jean, qui n'a jamais pu être mis à bas de son piédestal depuis vingt-deux ans, vient de faire une partie formidable sur le numéro 1 de Roland-Garros, contre Jean Borotra, dans les Internationaux de France... Il n'a été battu qu'au cinquième set d'une lutte féroce qui a vu le Basque bondissant de fort méchant humeur s'écrier à maintes reprises : « Mais dis donc, espèce d'animal ! Vas-tu bientôt finir de jouer comme çà ! ». René Domergue, qui tenait en ces années 1928-1932 la plume du commentateur et du critique à Paris-Soir, écrivit à propos de ce match : "Dernier rempart du tennis d'avant-guerre, Samazeuilh a fourni hier une partie extraordinaire contre Borotra. Imaginez un visage rose, le visage de M. l'abbé, avec un œil vif et malicieux abrité par la broussaille blonde de ses sourcils. Il marche à pas menus, le nez au sol. Parle dans le creux de l'oreille, à mi-voix, comme s'il était au confessionnal ! Tel qu'il est là, on pense qu'il ne pourra jamais courir sus aux balles si rapides de Borotra. Détrompez-vous. Dès qu'il a quitté son rabat, pardon sa veste, il joue avec tant d'intelligence, d'adresse et de chic qu'il a tôt fait de ravir la première manche à son adversaire. Il place ses balles le long des lignes, passe le Basque au filet par des drives éclairs du meilleur style, obtient deux manches, etc.", mais... Mais Roland Journu, avec ses vingt-quatre ans, est en grand progrès depuis dix-huit mois. Il sait que Jean ne peut plus lui donner le demi 15 qui les a longtemps séparés et, lui aussi, comme Jean, est l'héritier du fameux chop d'Albert de Luze et de Daniel Lawton, ces deux grands précurseurs, admirables chefs de file et admirables exemples d'adresse, de combativité et d'esprit sportif. Jean a confiance dans ses moyens, ses armes, son sang-froid, son expérience, et croit qu'il pourra "passer" Roland comme il a passé Montariol, Blanchy, Gobert, Flaquer, Washer et Borotra. Il se trompe... Jean croit contrer Roland en attaquant directement son service par un chop centre ou placé en profondeur sur son revers... il se trompe encore, tellement sont tenaces les illusions des champions qui vieillissent. Il a oublié la supériorité de Roland au filet, la façon dont il couvre ses angles et sa manière de harceler sans rémission, par son brillant jeu de volées, un joueur plus lent qui va atteindre le chiffre 40... Cette fois, dès le premier set, l'équilibre est rompu en faveur de Roland qui ne laisse pas une seconde de répit à "l'ancien". Il est partout à la fois, riposte à toutes les tentatives de débordement par des chops de plus en plus mordants et, surtout, brouille et bouleverse les espoirs de Jean en attaquant brusquement, et à fond, son point fort, le revers. C'est une tactique recommandée par Tilden, le Grand : Attaquer soudain le point fort de l'adversaire pour le surprendre et l'obliger à l'erreur. Roland sent qu'il a trouvé le défaut de la cuirasse et son chop s'enfonce de plus en plus dans l'angle droit, puis, tout à coup, dans l'angle gauche adverse. Jean résiste à la pression en faisant appel à toute son énergie, à tout son savoir, mais à sept jeux partout, au premier set, il comprend qu'il est dominé et qu'il ne peut plus tricher avec la loi d'airain du Temps... La première manche est à Journu, par dix jeux à huit et, dans les deux autres qu'il enlève 6-3, 6-1, les coups de Jean ont perdu leur perçant et leur mordant... Tout c'est joué dans le premier set. Jean est battu, et Roland, jusqu'en 1930, futur dauphin est, cette fois, vainqueur infiniment valeureux et sympathique, qui gardera le titre pendant douze ans, jusqu'en 1950.
Roland Journu, après vingt-deux ans d'une carrière des plus brillantes, où ses nombreux succès en simple furent rehaussés par ses victoires encore plus nombreuses en double et en double mixte, laissa son titre de champion, en 1951, entre les mains de Ducos de La Haille. Il devait, quelques années plus tard, devenir l'apanage des frères Jauffret.
© Jean Samazeuilh
Publié dans
le 21 juillet 1993.