Sommaire

 

AVERTISSEMENT

 

Les Auschitzky de Bordeaux ? Les Auschitzky de n’importe où et d’ailleurs ? C’étaient alors des inconnus au passé littéralement oublié, projetés dans un purgatoire dont on se demandait s’ils en ressortiraient un jour. Pourtant, ils ne semblaient pas mériter ce sort.

 

Soudain, vers 1935...

 

Un oncle, ramenant le contenu désuet d’une boite poussiéreuse, oubliée de tous dans le décrochement d’une remise, a trouvé l’acte de naissance de Carl-Ulrich Auschitzky dont il s’est empressé d’envoyer la copie manuscrite à chacun de ses neveux. Ce document d'autrefois précisait d’une écriture malhabile et dans un dialecte se rapprochant de l’allemand - d’autres diront du polonais - que l’ancêtre en question était fils d’un ministre du culte.

 

Un curé ? Mais oui, nous avons pensé à un curé : quelle horreur ! Je connaissais les enfants de Marie, les enfants de troupe, les enfants de la balle, mais j’ignorais, car c’est fort laid, les enfants du parjure. Par malédiction divine, descendrions-nous d’un tel individu ?

 

Ce parent a voulu dépassionner la tragédie. Partant du principe que l’acte était difficile à décrypter, il nous a persuadé qu’il fallait lire : "ministre de la culture", ou, peut-être : "ministre de l’agriculture". Et ce ministre, évidemment ambitieux et intelligent - comme nous le sommes dans la famille - serait devenu, d’après lui, en son pays, la Pologne, un personnage considérable. Un aïeul dont nous pouvions être béat.

 

Depuis, j’ai retrouvé cet acte. Notre ancêtre était bien ministre du culte. Mais il n’était pas célèbre du tout, ni polonais d’ailleurs. Encore moins ministre d'État ou curé. C’était un brave type, banal et sans histoire, originaire de ce duché de Courlande dont personne n’a jamais entendu parler. Un pasteur luthérien. Et ce pasteur là, comme les rabbins, les bonzes, les lamas, les mollahs ou encore les talibans, ses homologues dévots, n’avait aucune raison de faire vœu de chasteté.

 

Il a eu deux femmes et neuf enfants. Dont ce fameux Carl-Ulrich, qui, en débarquant à Bordeaux, deviendra Charles (Premier exemple d’un embrouillamini qui se reproduira tant de fois au cours des recherches).

 

Alors j’ai soudain réalisé combien je m’étais peu intéressé à l’histoire de notre famille.

 

C’était tragique, car les êtres meurent deux fois. La seconde fois lorsqu’ils s’éteignent dans la mémoire des hommes.

 

Un remords m’a envahi. Je me suis brusquement senti investi de la mission d’éviter le second décès de ceux qui, en des temps lointains, ont vécu, travaillé, souffert, ri, aimé et nous ont chacun transmis, au hasard des mutations héréditaires, une part de ce que nous sommes. Aîné de ma génération, j’étais clairement désigné pour une tâche qui revêt les allures d’un devoir. Un devoir envers ceux qui nous suivent.

 

On s’efforce bien de transmettre à ses enfants un patrimoine sonnant et trébuchant ; pourquoi ne pas leur transmettre aussi ce bien propre, émouvant et tutélaire : le souvenir des ombres affectionnées ?

 

Alors : Au travail !

Le travail ?

 

 

En fait, rien n’est plus difficile que d’évoquer la mémoire d’un proche. Les meilleurs biographes de Napoléon ne l’ont jamais connu. Tandis que Jacques Bainville en savait plus sur la fistule de Louis XIV que le chirurgien qui l’avait opéré. Le récit de la vie de Jésus par Daniel-Rops, apôtre tardif, tenait du miracle… et puis n’est pas Bossuet qui veut !

 

R

 

Dans quelles circonstances a débuté cette tâche d’intercesseur à laquelle je n’étais pas préparé et qui pourrait paraître à certains peu crédible, tant de faits retrouvés diffèrent de nos traditions ?

 

Fin 89 je suis tombé malade. Une tumeur au cerveau. Une maladie à l’issue fatale. La situation était d’autant plus pénible que je n’ai pas voulu en parler à mes proches. Je me traînais. J’étais usé. Et lorsque mes enfants disaient : « Papa, si nous sortions ce soir ? », je répondais négativement, car je n’en avais plus la force. Leur : « ce que tu es vieux ! » était abominable à entendre.

 

Mes jours étaient comptés. Et le peu qui en restait tournait à l’idée fixe. Combien : Un mois ? Un trimestre ? Un an peut-être, ce serait bien.

 

Je n’ai pas voulu mourir sans rien laisser ici bas. Partir avant que la maladie ne détruise tout. Non seulement le corps qu’elle dévore inéluctablement. Non seulement l’esprit qu’elle s’ingénie à perdre, mais aussi la mémoire. J’avais ce challenge et dérivatif : déterrer nos véritables racines. Une action qui pourrait marquer ma génération. Néanmoins, aurais-je encore le temps et la force de faire renaître les souvenirs d’un âge tendre depuis longtemps quitté ?

 

Chaque famille bricole sa légende. La nôtre n’a pas échappée à la règle.

 

Auschitzky, contrairement à ce qu’en disaient les parents, n’est pas polonais. Pour ce faire, il aurait dû débuter par la lettre O, et finir en I. Or le AUS de ce patronyme étrange est prussien (Ausländisch), tandis que l’ Y final (une lettre qui n’existe pas dans l’alphabet polonais) est russe1. Ma thèse, fondée sur un travail d’archives, a fourni des éléments inédits sur nos ancêtres. Ces investigations, en s’affinant, m’ont orienté vers les États Baltes, puis la Lettonie, le duché de Courlande et enfin la minuscule République des Aristocrates de Pilten.

 

Et découvrant la vérité, je me suis réconcilié avec notre histoire familiale. Au collège on se moquait de mon nom : c’était celui d’un métèque. Cette souffrance est une force indestructible. Aujourd’hui, ces retrouvailles sont ma fierté et mon sel. En évoquant l’histoire de mes ancêtres, je me trouve. En en façonnant des êtres vivants j’accomplis un devoir de mémoire qui me confère une ossature

 

Et je me suis rétabli : la bête est solide. J’ai alors avoué, un soir à table, ce qui m’était arrivé... Ce fut le saisissement. Depuis, je mène petite vie. Le temps se rétrécit. La bougie s’éteint. Pris en charge à 100 % par la Sécurité Sociale, je regrette de vous coûter si cher.

 

Une nouvelle vie s'est ouverte où la littérature tenait la place majeure. Je suis anatomopathologiste. On dit comme ça. C’est un métier. En gros, j’agis en médecin légiste. Je déterre les cadavres et je les autopsie. Je fais parler les morts. Après m’être attaqué aux Auschitzky, j’ai soulevé les linceuls de ma famille maternelle, puis ceux de ma femme et de quelques familles amies.

 

D’où 42 000 noms répertoriés, 729 chapitres répartis dans quelques 60 tomes. Soit plus de 12 000 pages de texte et d’actes en fac-similé2.

 

Je m’étais donné deux ans pour décider de ce destin. J’ai persévéré, car le Président Chaban-Delmas m’a suggéré d’écrire sur les Chartrons ; l’Ambassadeur de Lettonie, sur la Courlande et ses duchesses ; la Congrégation des Sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition, sur leur Sainte fondatrice ; l’Académie nationale de médecine, sur le baron Portal, premier médecin de Louis XVIII et de Charles X. Puis, ce fut le tour du duc Decazes, des corsaires basques, de Madagascar et de l’Algérie aux premiers temps de la colonisation... Quelques 57 volumes aujourd’hui. Deux autres en gestation. Et c’est ainsi que je me suis menotté à l’ordinateur ; le matin dès six heures, pour terminer le soir tard, très tard dans la nuit. Où sont donc les 35 heures prônées par Martine Aubry ?

 

Parfois, la lassitude m’envahit. J’ai besoin de soleil, d’un bouquin et d’un transat au bord de mon étang... Sur ces entrefaites des courriels et des fax arrivent, le facteur m’apporte des plis venant d’un peu partout, de France et d’ailleurs, et je dois retourner au travail. Terrible métier que celui d’écrivassier ! 

 



1 - ... Puis un T a été intercalé, entre le I et le Z, afin de conserver la phonétique, lorsqu’il est passé de l’alphabet cyrillique au latin !

2 - Chiffre arrêté au 15 juin 2005. 12 000 pages correspondent au cumul de huit "Petits Larousse illustrés" !