UNE SOIRÉE CHEZ LA BARONNE DE VIALAR
Nous empruntons au best-seller de Jules Roy, "Les Chevaux du Soleil"1, l'amusant texte qui suit :
On m'a renseigné : la maison de la baronne est à deux étages, avec un balcon couvert, une sorte de loge sur la façade et un toit pointu de tuiles rouges. Plus tard, j'ai su que le pavillon qui y flotte change selon la nationalité ou la qualité de l'hôte du jour. En équerre, les communs, longs et bas. Entre les bâtiments, une terrasse plantée de palmiers maigrichons. La mer est là, tout près, on y accède en descendant à travers les rochers. Les jours de tempête, ça doit souffler.
Trois chameaux accroupis à l'entrée de la villa ruminent d'une dent maussade.
"C'est l'équipage de la colonie anglaise quand elle vient en visite. Les Angliches ne se pardonnent pas de nous avoir laissé conquérir l'Algérie. Ils se consolent avec de la couleur locale."
Ce lundi de Pâques, tout ce qui comptait à Alger se trouvait là. De petits Arabes passaient avec des couscoussiers pleins de tranches d'oranges caramélisées, plongées dans du sirop, toutes croquantes et tièdes. Comme ça collait, on affectait de se lécher les doigts délicatement. Des snobs ? Quelques invités se baignaient, la baronne trônait dans un grand fauteuil d'osier dont le dossier, pareil à une roue de paon, formait une large auréole derrière sa tête. J’aperçut plus loin Alexandre qui pérorait.
Le colonel me toucha le bras.
"Venez. Et puis ne soyez pas intimidé. Vous les valez tous. Admirez notre divine baronne au milieu de sa cour."
J'avais assez entendu parler d'elle pour savoir qu'il était de mode de chanter ses louanges, de célébrer son goût, ses excentricités, son parler tour à tour précieux et abrupt, ses mots féroces. On proclame qu'elle est "adorable". Le baisemain florissait Je ne savais que m'incliner avec gaucherie sans savoir quoi fabriquer de mon corps, comment me comporter ni quoi dire. Le brouhaha me sauva.
Le colonel me montra la reine Ranavalo, bouffie de graisse, au visage de pleine lune café au lait, enveloppée dans les châles de sa tristesse, assise en silence à côté du prince d'Annam, en exil lui aussi, minuscule, le front pris dans un foulard de soie noire, et qui semblait grelotter dans sa longue tunique et son pantalon de satin. Son attachement pour les Tonnerre (lire : les Vialar) était né d'un geste du baron qui, le jour de son débarquement à Alger, lui avait jeté sa cape sur les épaules. Il ne manquait que le gouverneur. On disait que les prédécesseurs de M. Jonnart (M. Tirman) témoignaient à la baronne une grande ferveur.
"Mon cher, mon cher, exerçons-nous à l'indulgence, dit le colonel. Moi qui crois bien connaître la baronne, je peux vous affirmer qu'elle n'a jamais été aussi heureuse. Le général défunt était un scrupuleux, il n'a pas su la conquérir. Tout marquis qu'il fût, il ne lui a pas donné de descendance. Le baron fut moins timide. D'abord, alors qu'elle dépassait le général de la tête, elle arrivait à peine à la hauteur des lèvres du baron. Il n'en a fait qu'une bouchée. A moins que ce soit elle, de lui ? Quand on s'appelle Tonnerre (Vialar)...
Trois fils, et il a le bon goût de disparaître. Et puis, il y a une sainte dans la famille, Amélie (Emilie), la grand-tante."
Il m'apprit que la baronne avait failli être clarisse. L'exemple de la Mère Amélie (Emilie) lui inspirait-il de la jalousie ? Elle avait déjà tué deux maris sous elle. Et pourtant, le colonel m'avait dit qu'elle n'avait jamais été aussi heureuse. Parce qu'elle régnait enfin ?
"C'est une question que je me pose aussi. Les voiles funèbres l'habillent bien. Il fût un temps où elle n'était vêtue que de noir. A présent, nous avons changé : nous nous emmitouflons de tulle, de mousseline, de gaze mauve ou gorge-de-pigeon ; dans les grands jours, du blanc à peine cassé, de la coquille œuf, comme nos cheveux, teintés de violet. J'ai l'air de plaisanter. Notre baronne est une merveille et je l'adore, Marguerite me le reproche assez. Je me souviens d'une nuit..."
Il hésita, puis se décida.
"Un bachagha. Elle serait devenue princesse arabe que j'aurais tout admis. Il aurait fallu, pour emporter cette houri sur son cheval, un Mokrani. Alors, mon cher, nous aurions peut-être vu une comtesse Mokrani prendre la tête d'une rébellion contre la France. Ça n'aurait pas manqué de piment, pour moi surtout. Seulement voilà, chez les arabes, les femmes n'ont pas une vie sociale assez éclatante, et puis le bachagha a manqué de jugeote. Pas le baron. Elle s'était, pendant tout son mariage avec le général, confinée volontairement dans la pénombre. Le baron l'a hissée en pleine lumière. Ne la jugez pas intrigante ou désireuse de posséder. Chez les Tonnerre (Vialar), on jette l'argent par les fenêtres, on méprise les mercantis, on en est réduit à une villa de prince russe dans la banlieue d'Alger, on vit d'honneur, de rêves, de relations royales et gubernatoriales. Savez-vous à quoi sont les sandwiches que vous avez mangés ?"
Il m'en tendit une nouvelle assiette. La viande sur laquelle on avait découpé des lamelles de cornichon avait un goût prononcé. Je n'y avais pas prêté attention. Je trouvais ça bon.
"Du marcassin des montagnes de Blida. Après le passage de Drumont (de Tonnac), ça vous a un petit air faisandé. Il va durer encore quelques jours, le marcassin. Les chiens le finiront sous les canapés. Quelques-uns auront des indigestions. On appellera le vétérinaire qui ne commettra jamais la goujaterie d'envoyer la note de ses honoraires. Même un médecin ne se conduit pas ainsi, ou alors on est un malotru, on ne peut espérer être invités aux Deux-Moulins et voir jamais flotter au mât du pavillon les couleurs de son pays ou la première lettre de son nom. Il n'y a que les brocanteurs du marché de Chartres à oser réclamer de l'argent, pas les antiquaires de la rue Michelet. Une fois, il m'a fallu escalader une montagne de sommiers effondrés pour atteindre le salon, quelle tristesse, ces sommiers où tant de pauvres corps sont tombés ! La baronne avait dû acheter tout un lot d'horreurs pour emporter une coupe d'opale de la salle des ventes. Vous ne voudriez pas qu'on ne l'aime pas ? Venez la saluer."
Elle se levait, agitait ses voiles comme des ailes, appelait :
"Mes nombreux serviteurs, à moi ! Qu'on me prépare mon bain..."
Des petits Arabes, des gnomes agiles, sortirent de l'office, en hélèrent d'autres, rejoignirent celui qui portait l'ombrelle comme un dais.
Je crus qu'elle allait s'aventurer par le sentier qui menait à la crique où la mer léchait la roche, mais elle entra dans la maison, m'aperçut, me sourit. J'allais à elle, m’inclinais, elle me tendit une main longue, fine, qui n'en finissait plus, avec des ongles bombés, nacrés, bordés d'un liseré noir, étaient-ils sales ? Je ne sais pas ce qui m'a emporté, moi à qui cela n'est jamais arrivé, j'ai dû mal m'y prendre, j'ai trop serré ces doigts de reine déchue, je les ai eus contre mes yeux, tout brillants, doux, satinés, touchés de la minuscule gerçure de la soie, de la terre ou de la chair des femmes qu'on aime, j'ai posé mes lèvres sur eux.
Elle s'éloigna dans l'escalier. J'étais subjugué. Je comprenais qu'on fût général et qu'on déposât une couronne de marquis à ses pieds, et qu'on brûlât une fortune pour elle. La voix, surtout, bien qu'elle ne fût plus jeune, une voix dorée, veloutée, profonde, remuait en moi des immensités inconnues, je pensais à tout ce qui vivait, la nuit, dans le désert dont je rêvais, qui commençait après les montagnes, au vent qui soufflait sur les solitudes de pierres, aux étoiles filantes. Quelle misère ! Je n'étais qu'un grain de sable, une trombe m'aspirait dans les hauteurs du ciel, me faisait tournoyer.
"Suivez-la, mon cher, dit le colonel. Votre audace la flattera. Elle aime qu'on assiste à son lever dans sa chambre pleine de fougères, et qu'on la voie se mettre au bain. Nous avons tous, ici, un jour ou l'autre, eu ce spectacle à contempler. On a brisé dans la baignoire deux ou trois barres de glace. Nous nous demandons si elle use de cette pratique comme d'une recette de beauté ou pour refroidir ses ardeurs..."
Cette ironie me mortifia. Je ne bougeai pas.
Nous nous mêlames aux invités sur la terrasse.
Alexandre était resté aux Deux-Moulins. Les mondanités sont de son âge et de sa condition. Il se trouve à l'aise dans ce milieu de gens aisés, il courtise quelques jolies filles. La baronne est descendue de son bain, flottant dans un nuage mauve et rose de mousseline. On s'est récrié, on a applaudi. Quelqu'un a prétendu qu'elle ressemblait à la fameuse danseuse Loïe Fuller qui a conquis une célébrité à l'Exposition en dansant dans la nuit avec des traînes transparentes que des projecteurs de couleur transforment en fulmination de pourpre, d'azur, d'émeraude ou de neige. La baronne jouant aux artistes des Folies-Bergères ! Ces excentricités paraîtraient ridicules chez n'importe quelle autre femme. On les lui pardonne, et même elles lui sont naturelles. Elle se mettrait tout à coup à renoncer à ce décor, à se résigner à n'être qu'une vieille dame respectable qu'on ne la reconnaîtrait plus. On ne sourit pas non plus du vieil adorateur très riche qui, après le gouverneur, la sert et donne des fêtes en son honneur dans sa maison de Mustapha. Cette société dans laquelle je me trouve me grise un peu. A la longue, je m'y sentirais déplacé et je m'ennuierais. Je n'arrive pas à m'y fondre.
Le prince d'Annam, un roseau, parle de peinture, de son atelier dans sa villa d'El Biar. Le ciel se couvre par l'ouest. Un grand voile semblable à ceux dont la baronne s'enveloppe monte au-dessus de la Bouzaréa. Par moments, de courtes rafales giflent la mer immobile.
Nous sommes rentrés à Alger à la nuit tombante, dans le break de la comtesse de Savorgnan de Brazza. Elle n'est pas belle, semble un peu folle, et ses fils ont des bras comme des orangs-outans, mais on dit que sa fille, qui n'était pas là ce jour-là, a de la grâce. Cette femme d'action a suivi son mari pendant toutes ses expéditions. Elle dit "J'ai fait trois enfants à cheval...". La route était encombrée de voitures dont beaucoup n'avaient pas leurs lanternes éclairées, les gens chantaient, jouaient de la mandoline, on les sentait un peu ivres de mer, de soleil et de vin rosé.
Nous étions plutôt tristes, je ne sais pourquoi, Marguerite se taisait. Le colonel parlait du cinématographe : il a assisté à une présentation, rue Bab-Azoun, il prétend que c'est l'illusion même de la vie, que cette invention va bouleverser les arts. Nous étions dépassés par des cyclistes un peu éméchés ; cette nouvelle mode jette partout des fous qui cherchent à établir des records, on va assister à des réunions au vélodrome d'Alger ; en Europe il y a des championnats à Vienne et à Paris, une course Moscou-Saint-Pétersbourg, on recommande pour ce sport de boire du vin dans la composition duquel entre du quinquina, du kola, de la coca, de l'iode et du phosphate de chaux. Le colonel qui y a goûté s'en est trouvé ragaillardi.
R
La baronne de Vialar a fait construire une splendide demeure tout à côté de la petite maison des jours de vacances : c'est le "Château de la Baronne". Des réceptions fastueuses continuèrent de s'y dérouler. Un incendie, hélas ! détruira le "château" en 1921.
Un metteur en scène célèbre, au temps du cinéma muet, avait eu le temps d'y tourner les principales scènes de son "Atlantide".
La baronne s'est éteinte en 1933.