PANÉGYRIQUE
Ils sont rares partout les hommes dont la vie tout entière fut un enseignement de vertus, et dont la mort est un deuil pour tout un pays.
L’Algérie a déjà les siens ; et à mesure que le temps la gagne et qu’il lui faut écrire un nom de plus sur le livre d’or de son passé, elle a quelque droit d’être fière de ce qu’elle a donné de grands citoyens et d’honnêtes gens à l’armée, aux fonctions publiques, à la magistrature, à l’industrie, - en même temps qu’à cette œuvre providentielle de colonisation, par laquelle s’accomplira son avenir infaillible, sous l’action combinée de toutes ses forces sociales et de toutes ses bonnes volontés.
Et si, dans l’histoire qui en sera faite un jour, quelques noms seulement, selon l’ordre éternel des choses, sont appelés à surgir d’étapes en étapes, le nom de Vialar sera sûrement de ceux-là.
Augustin de Vialar, fils du baron de Vialar, de l’une des familles les plus anciennes et les plus honorées du Languedoc, et petit-fils du baron Portal, premier médecin de Louis XVIII et de Charles X, naquit à Gaillac, en 1799.
Très jeune encore, à vingt-cinq ans à peine, nommé auditeur au Conseil d’Etat, puis successivement appelé aux fonctions de substitut à Mantes et de procureur du Roi à Epernay, il pouvait, par ses qualités solides et brillantes, appuyées d’une grande fortune, aspirer et parvenir aux fonctions les plus élevées de la magistrature, quand la révolution de juillet vint le frapper dans l’héritage séculaire de ses opinions politiques (NOTA : nous connaissons aujourd’hui la véritable raison de son départ . Elle est autre mais elle n’est pas déshonorante, nous l’indiquons sur sa fiche).
L’Algérie nouvellement conquise, faisait alors grand bruit en France. Ce n’était pas encore le pays des merveilles, mais pour une imagination comme celle du jeune de Vialar, désormais réduite à la stérile activité du gentilhomme campagnard, et dédaigneuse des luttes de parti qui divisaient Paris et toutes les grandes villes, l’Algérie, c’était l’inconnu, avec cet irrésistible attrait de quelque chose à faire, sans savoir quoi ni comment, qui, autrefois, et par une loi mystérieuse de la Providence, avait peuplé de nos aïeux européens la Louisiane, les Antilles et le Canada.
Et qu’on ne s’y trompe pas : ce mobile, incertain quant à ses causes et, plus encore, quant à ses effets, auquel cèdent si volontiers les esprits aventureux et les instincts aventuriers de toutes les classes à certaines époques, a fait plus de grandes choses qu’on est, de coutume, habitué à le penser.
La France conquérante de l’Afrique française, sans plans arrêtés et presque sans le vouloir, mais d’instinct et par la force des choses, y cédait alors, et le jeune Vialar, ainsi que tous nos premiers émigrants, y céda comme elle.
*
A peine arrivé à Alger (1832) et sympathiquement accueilli par tous les représentants de l’autorité, aussi bien que par les hommes énergiques qui, déjà, prenaient le nom de colons, bien que tout autour d’eux fût incertain et mal assuré, même l’occupation du Sahel et plus encore de la Mitidja, il se hasarda, dans une première exploration, jusqu’aux avant-postes de l’armée, de l’Hamiz à l’Harrach.
Quelques temps après, il devenait propriétaire d’une grande ferme au pied de l’Atlas et s’y installait ; en même temps que MM. de Tonnac, de Montaigu, Descroisilles et quelques autres, prenaient, dans les mêmes conditions périlleuses, possession de vastes haouchs, également acquis des indigènes.
Et ce fut littéralement le fusil sur l’épaule, sous le feu des maraudeurs et des bandes de Ben Salem, Khalifa d’Abd-el-Kader, que se firent alors les premiers essais de ces premiers pionniers de la colonisation, avec des alternatives de succès et de revers, jusqu'à ce qu’enfin, sous les efforts d’une insurrection générale, mais non sans avoir vaillamment soutenu le siège de leurs maisons et brûlé jusqu'à leur dernière cartouche, ils furent forcés, par ordre, de rentrer à Alger, sous la protection d’une petite colonne, expédiée à leur avance.
Mais ce n’était là qu’un mouvement de recul momentané qui, loin d’abattre aucune espérance, faisait au contraire des prosélytes ; et bientôt une société dite de colonisation s’établit sous la présidence du baron de Vialar et sous le patronage des plus grands noms de France.
Boufarik n’était alors qu’un espace vide où se tenait le grand marché du lundi, mais où pas un seul Européen n’avait osé s’aventurer, malgré la protection armée du commandant Marey-Monge, avec ses gendarmes maures, et l’appui moral du sergent-major Verger, aujourd’hui général de division qui, sachant l’arabe, s’était installé à Beni Khreil avec le titre plus pompeux qu’effectif d’agha de la plaine.
Un puits qui existe encore, trois trembles qui n’existent plus, sous lesquels le cadi rendait la justice, et dont l’un était le gibet ; une foule importante, en burnous ou en haillons, mais armés, - tout cela au milieu d’un vaste marais, - voilà le Boufarik de 1834.
Trois hommes s’y hasardèrent : de Vialar, de Tonnac et un autre dont le nom ne nous revient pas, car nous écrivons de mémoire. - L’accueil qu’ils y reçurent fut froid et menaçant, à ce point qu’ils ne purent rien acheter qu’un chien, - chien de chrétien ! - Et sans les gendarmes maures du commandant Marey et l’influence du sergent Verger, ils auraient, sans aucun doute, été rejoindre les prisonniers d’Abd-el-Kader, si même ils n’eussent payé cette imprudence de leurs têtes.
De retour à Alger, le baron de Vialar propose à la Société de colonisation d’offrir un prix de 250 fr. au premier Européen qui se rendrait au marché de Boufarik et y achèterait ou vendrait n’importe quoi.
Singulier rapprochement : il y avait douze ou quinze ans à peine que l’Académie des Sciences avait, elle aussi, offert un prix au premier voyageur qui reviendrait de Tombouctou.
Le Caillé de Boufarik fut un brave colon des environs d’Alger dont nous avons encore à regretter d’avoir oublié le nom et qui accomplit heureusement son voyage d’exploration en poussant devant lui un âne chargé de menues marchandises.
Le maréchal Clauzel qui, du reste, ne fut appelé que deux ans plus tard (août 1835) au gouvernement de l’Algérie, n’avait pas encore prononcé sa phrase historique : "Dans deux mois, il n’y aura plus d’Hadjoutes."
Sous son gouvernement, en effet, la plaine fut, pour un moment, pacifiée, la conquête s’affermit et gagna du terrain - Boufarik fut créée - six municipalités furent instituées : à la Pointe-Pescade, au Bouzaréa, à El-Biar, à Dély-Ibrahim, à Mustapha-Pacha, et enfin au poste avancé de Birmandreïs, sous la protection du camp de Tixéraïn, où le baron de Vialar fut nommé maire.
Plus tard, membre du conseil municipal d’Alger et président de toutes les sociétés de bienfaisance, sous quelque forme qu’elles se créassent, il appela auprès de lui sa sœur aînée, Emilie de Vialar, fondatrice de l’ordre religieux des Sœurs de Saint-Joseph-de-l’Apparition, dont le dévouement, à la hauteur de celui de son frère, et de l’inépuisable charité de Mgr Dupuch, la ruina de fortune et santé dans les hôpitaux, dans les ambulances et surtout au grabat des indigènes qu’elle et ses sœurs, de ses deniers, secouraient et consolaient à domicile.
Le choléra venait d’éclater à Alger avec une effrayante intensité, surtout au milieu de la population juive, entassée dans des habitations petites, malpropres et malsaines.
Ici, nous laisserons parler l’excellent auteur des Annales algériennes, M. Pelissier de Raynaud, alors capitaine d’état-major et chef des affaires indigènes :
« L’administration, écrit-il, ouvrit à la population juive un asile au Bouzaréa, qui est le point le plus sain de la banlieue d’Alger ; elle y trouva un air pur, une bonne nourriture et des soins assidus. Le baron de Vialar, dont nous avons déjà eu l’occasion de parler, prit la direction de cet établissement. Tant que dura l’épidémie, il se dévoua tout entier à cette œuvre de charité, puissamment secondé par sa sœur, dame supérieure des hospitalières.
... Depuis cette époque, elles ne cessèrent de prodiguer leurs soins et leurs consolations aux pauvres et aux malades, sans jamais faire de distinction de race ni de secte. Le musulman, ainsi secouru par des mains consacrées à Jésus-Christ, apprenaient à ne plus maudire une religion qui peut enfanter un aussi pur dévouement à l’humanité. »
Miraculeusement échappé à ce glorieux péril, le baron de Vialar fut nommé chevalier de la Légion d’honneur.
Un peu plus tard, nous retrouvons encore le baron de Vialar créant une ambulance à Boufarik, simple baraque en planches qui devint ensuite une église et dans laquelle de docteur Pezin donnait ses soins aux colons et à tous les Arabes qui s’y présentaient ; telle était l’influence que cette œuvre avait acquise, que des femmes indigènes venaient des tribus voisines, non seulement s’y faire soigner des maladies ordinaires, mais encore y faire leurs couches et y laisser vacciner leurs enfants.
Abrégeons - car écrire la vie du baron de Vialar, ce serait écrire l’histoire tout entière de la colonisation algérienne à laquelle, dès son début, elle est incessamment liée - peut-être y viendrons-nous un jour. Nous en avons d’ailleurs assez dit pour justifier les éloquentes et dignes paroles que M. Borély la Sapie a prononcées sur la tombe de cet homme de bien. On le retrouve toujours et partout : membre du conseil municipal d’Alger, sans avoir jamais voulu y accepter d’autres fonctions ; président de la Chambre consultative d’agriculture à sa création ; président du Conseil général ; délégué plusieurs fois pour aller défendre à Paris les intérêts de la colonie ; consacrant plus d’un million de sa fortune patrimoniale à l’achat de terres sur tous les points, pour les peupler d’émigrants, appelés de France à ses frais, et d’indigènes qu’il mettait à leur école de culture sous sa surveillance paternelle ; - accueillant au port ces malheureux Espagnols déguenillés que la misère chasse de leur pays et qui, du jour au lendemain, vêtus, nourris, outillés d’instruments aratoires et munis d’avances en argent, devenaient ses fermiers, pour aller ensuite, libres à eux mêmes par leurs épargnes, s’établir au Fort-de-l’Eau et dans les autres villages de la plaine.
La croix d’officier de la Légion d’honneur avait été, en 1859, la juste récompense de tant de vertus trop modestes et de dévouements si désintéressés.
Après l’armée qui, devant nous, a conquis et préparé le terrain, c’est à ceux, petits et grands, dont le nom du baron de Vialar a si longtemps été le drapeau, que nous devons les merveilleux progrès accomplis sous nos yeux depuis trente-cinq ans.
Honneur donc à tous ces hommes de bonne volonté et, entre tous, honneur à celui dont la foule recueillie accompagnait hier le convoi.
Le maréchal Mac-Mahon, gouverneur général, le général Wimpfen, commandant la division, précédèrent le cortège. On éprouvait l'impression que l'Algérie venait de perdre un homme qui l'avait passionnément aimée, qui l'avait servie avec une clairvoyance et un dévouement sans limites. Borély-de-la-Sapie prononça sur la tombe une remarquable et touchante oraison funèbre : le 23 août 1868, Ausone de Chancel publia dans l'Akhbar un long article résumant la vie et les vertus de celui dont la mort était un deuil pour la colonie.
Le conseil municipal voulut, à son tour, apporter son tribut d'admiration et de reconnaissance au grand pionnier de la colonisation, en donnant à l'une des rues de la ville le nom de Vialar.
Enfin, comme suprême et digne hommage à lui rendu, le Gouvernement général décida d'appeler Vialar une commune du Sersou.
Tombe d’Augustin de Vialar au cimetière de Saint-Eugène (Alger)
Le nouveau centre, comme pour se montrer digne du nom qu'il porte, a vite pris un rapide essor, grâce à l'énergique et persistante activité de ses premiers occupants (Nous l’évoquons ailleurs).
Ce texte a été inspiré de la ″Biographie de M. le Baron de Vialar″ par Ausone de CHANCEL et du ″Bulletin de la Société de la Géographie d’Alger et de l’Afrique du Nord″. 2ème trimestre 1911.