LA VIE ÉDIFIANTE D’EMILIE de VIALAR
Emilie de Vialar à Gaillac
Emilie de Vialar naquit le 12 septembre 1797, à Gaillac, très ancienne ville du diocèse d'Albi, en Languedoc.
Son père, Jacques-Augustin de Vialar, était un personnage notable de la ville. Sa mère, née Portal, était la seconde fille du baron Portal, l'illustre médecin et savant, auteur de nombreux ouvrages de médecine, membre de l'Académie des sciences, premier médecin des rois Louis XVIII et Charles X. Ce fut par son grand-père maternel qu'Emilie eut accès, à Paris, dans la haute société de la Restauration et de la Monarchie de juillet.
Emilie, aînée de la famille, eut trois frères, dont l'un mourut presque aussitôt après sa naissance. Son frère puîné, prénommé Augustin, devait être mêlé de très près, plus tard, à sa vie de missionnaire, en Algérie, et lui être très utile.
Dès l'âge de sept ans, Emilie commença à fréquenter la seule école qui existait alors à Gaillac. La récente période de la Révolution avait accumulé beaucoup de ruines ; notamment elle avait anéanti les congrégations enseignantes. L'institutrice de Gaillac n'avait pas une formation pédagogique bien appropriée à son rôle. Elle avait été figurante de la déesse Raison, sur les autels profanés, dans les grotesques cérémonies par lesquelles la Convention entendait remplacer le culte du vrai Dieu. Mais une fois passé le temps de la folie, elle était devenue honorable personne et elle était irréprochable dans l'accomplissement de son devoir professionnel.
Et puis, heureusement, Mme de Vialar restait la principale éducatrice de sa fille, au foyer familial, en dehors des heures de classe. Comme c'est normal, son influence bienfaisante dut être prépondérante et profonde. On pourrait en donner comme preuve ce détail consigné plus tard, dans une sorte d'autobiographie confidentielle qu'Emilie écrivit, à la demande de son confesseur, pour l'histoire de son âme. On y lit : "A l'âge de huit ou neuf ans, Dieu m'inspira la pensée de souffrir pour Lui les peines que nous occasionnent les personnes qui nous gouvernent."
Pour une fillette de neuf ans, "les personnes qui nous gouvernent" cela pourrait bien désigner l'institutrice !
Autre indice de la qualité du climat spirituel dans lequel s'épanouissait l'âme de l'enfant : "Vers la même époque de ma vie, a-t-elle écrit dans ses confidences, un jeudi saint, me trouvant devant le Saint Sacrement, je ressentis un mouvement très sensible de la grâce."
Ces souvenirs doivent d'autant plus retenir notre attention que le jansénisme, encore mal extirpé en France, laissait les enfants à l'écart de la sainte communion, jusqu'à un âge invraisemblable. Emilie n'en préludait pas moins, par une anticipation spontanée, aux pratiques de la moderne "croisade eucharistique" en offrant à Dieu les "trésors" de ses sacrifices. L'on peut juger aussi, par là, à quel point la mère élevait sa fille dans la droite ligne de la piété.
A l'âge de dix ans, le 3 juin 1807, Emilie reçut le sacrement de confirmation, des mains de Mgr l'évêque de Montpellier qui avait la charge de l'ancien archidiocèse d'Albi supprimé par la Révolution et non encore rétabli.
Lorsqu'elle eut treize ans, ses parents voulurent l'envoyer à Paris, pour continuer ses études dans un milieu plus distingué, plus en harmonie avec ses aspirations et avec les traditions de sa famille. C'était un bonheur pour elle, mais ce bonheur devait être assombri, bientôt après son arrivée dans la capitale, par la plus cruelle des épreuves. Sa mère s'était trouvée extrêmement fatiguée après la naissance de son quatrième enfant. Néanmoins elle avait voulu, à tout prix, accompagner sa fille à Paris. Elle y mourut deux mois après.
M. de Vialar rentra à Gaillac, emportant dans une urne le cœur de son épouse, relique de famille dont Emilie hérita, plus tard, et qui se trouve maintenant à Marseille, à la maison mère de la congrégation, dans le petit oratoire où reposèrent pendant vingt-cinq ans les restes de la Sainte.
Après le départ de son père, Emilie entra à l'Abbaye-au-Bois. Tel était le nom de la maison d'éducation. Elle ne devait y demeurer que peu de temps. Elle y fit sa première communion, avec des sentiments de ferveur dont nous trouvons la trace dans le mémoire confidentiel de sa vie intérieure.
Emilie de Vialar subit des épreuves dures.
A l'âge de quinze ans, Emilie se voit obligée de terminer son éducation scolaire, son père l'ayant rappelée à Gaillac, après deux ans seulement de pensionnat. Bientôt, il fut évident aux yeux de tous que la fille de M. de Vialar ne suivrait pas les chemins du monde.
Certes, elle ne manqua à aucun des honnêtes devoirs mondains qui s'imposent à la vie de société. On la vit dans les salons de Gaillac, fort nombreux, à cette époque, où elle accompagnait son père. Elle savait rire et plaisanter, comme toute personne bien née, tout en restant dans une discrète réserve.
Elle ne pouvait pas ne pas attirer des regards, car elle était intelligente, elle serait riche, et elle avait un visage agréable à voir. C'était un parti à faire se retourner, sur son passage, les jeunes gens à marier, lorsqu'elle allait sur ses dix-huit ans.
Mais elle n'était pas à marier.
Grave question pour son père, et cause de conflits fréquents entre le père et sa fille, avec beaucoup d'irritation d'un côté et beaucoup de déférente douceur de l'autre. Bientôt les prétendants se montrèrent. Chaque fois Emilie se déroba.
Irait-elle au couvent ? M. de Vialar ne l'entendait pas ainsi, étant de ces parents prêts à accepter que leurs enfants aillent au bout du monde, si c'est pour se marier, mais qui se hérissent dès qu'il est question de vie religieuse.
Plus d'une fois, des interrogations pressantes durent assiéger la jeune fille. Des réponses calmes et dilatoires durent être données et puis, peu à peu, précisées, à mesure que la lumière grandissait à l'horizon de l'avenir d'Emilie. On peut se faire une idée de cette pénible situation par un incident qui dut être colporté au dehors, par l'indiscrétion bavarde d'une servante.
On était à table. La conversation devait rouler, une fois de plus, sur l'avenir d'Emilie. Un futur mari, exceptionnellement avantageux, avait, peut-être, fait des ouvertures à M. de Vialar. Et M. de Vialar en informait sa fille. Et sa fille écoutait avec un froid respect. Et sa fille probablement, ne répondait pas : à quoi bon répéter ce qui a été si souvent dit
Le silence exaspère les violents. Ils aimeraient mieux la dispute, les mouvements pathétiques, les éclats de voix... Emilie se tait, ou ne laisse tomber que des monosyllabes désespérants. M. de Vialar s'empare d'une carafe et, d'un geste irréfléchi et trop prompt, il la jette à la tête de sa fille. Par bonheur, celle-ci a tout juste le temps de se détourner pour éviter le coup.
Cet argument étrange ne pouvait satisfaire ni celui qui s'en servait avec brutalité, ni celle qui le recevait avec résignation. Mais il y avait quelqu'un qui devait exulter de joie, dans cette circonstance : c'était Toinon, la servante, autoritaire et jalouse, qui avait pris de l'empire sur le maître de la maison devenu veuf. Emilie était tenue à l'écart de la direction des affaires domestiques et considérée toujours, même à vingt ans, comme une petite fille sans importance.
Cela n'empêchait pas M. de Vialar de se plaindre que sa fille délaissât la maison et qu'elle fît de trop fréquentes et trop longues visites à l'église paroissiale. Nul doute qu'Emilie ne fût obligée de recourir à quelques saintes ruses pour satisfaire son penchant pieux, comme l'indique cette confidence : "Je m'arrangeais pour éviter les obstacles qui auraient pu, chaque jour, m'empêcher d'entendre la messe. Je saisissais aussi les occasions pour me rendre à l'église..." Toutes les jeunes filles ont leurs ruses : les évaporées, hélas ! pour aller au bal, et les saintes pour aller à l'église. Du reste, Emilie n'avait pas besoin de se trouver dans une église pour faire ses dévotions. "Plusieurs fois le jour, dit-elle, je me retirais dans ma chambre pour prier."
Les épreuves domestiques n'étaient pas les seules qu'Emilie avait à endurer. Il en était de plus intimes. Son âme aurait eu besoin d'un directeur de conscience qui ne fût pas seulement un distributeur d'absolutions sur de vagues péchés véniels. Ce directeur lui fit défaut de seize à vingt et un ans. Aussi, elle n'était pas toujours satisfaite de ses progrès spirituels. Il est vrai que ce sont les âmes ferventes qui s'accusent le plus souvent de tiédeur. Une mission donnée à Gaillac en 1816 remit les choses en place, et même admirablement, en ce sens que Dieu, suivant la propre expression de Sainte Emilie "devint son directeur".
Ce n'est pas là une parole d'orgueil, mais une parole de grande simplicité. Aussi bien, la pieuse jeune fille vivait-elle dans une telle intimité avec Dieu et si constamment en sa présence, que Dieu, en effet, lui parlait, lui donnait des signes sensibles d'une spéciale prédilection.
Emilie de Vialar reçoit de Dieu des grâces extraordinaires.
Les épreuves envoyées par Dieu à sa fidèle servante étaient compensés par des faveurs de choix. Nous en avons connaissance, toujours, par le même mémoire confidentiel sur la "Vie intérieure", demandé plus tard par le confesseur.
"Un jour, dit-elle, étant à la campagne et seule dans ma chambre, je fus comme ravie en Dieu. Je me trouvai, tout à coup, saisie, presque éblouie par une brillante lumière qui m'environnait. Elle me parut venir du ciel. Aussi j'y dirigeai spontanément mes yeux, en me mettant à genoux. Cet état dura quelques instants, et le grand saisissement que m'occasionna ce coup de la grâce ne me fit pas perdre absolument l'usage de mes facultés. La faveur signalée que Dieu venait de m'accorder me fit prendre la résolution d'être toute à Dieu."
Une autre fois elle est favorisée du don des larmes, après une confession générale qu'elle vient de faire au cours d'une mission. "Après avoir terminé la confession et pendant que j'entendais la messe pour y communier, le même motif d'avoir déplu à Dieu me donna une telle détestation du péché que je répandit d'abondantes larmes, et mon cœur fut tout changé, plein d'amour envers Dieu et rempli de force pour éviter toute offense contre Lui. Il me semblait que j'aurais affronté tous les tyrans."
Le bon Dieu se souviendra de cette généreuse disposition, lorsque viendra l'heure du sacrifice.
Voici, maintenant, le récit qu'elle donne d'une vision, dont le souvenir est toujours commémoré dans la Congrégation des Sœurs de Saint Joseph de l'Apparition : "Pendant une visite que je faisais au Saint Sacrement, entre trois et quatre heures, j'étais seule dans l'église, priant avec calme et ferveur. J'avais, ce me semble, la tête un peu baissée, par recueillement. Tout à coup, je vis Jésus-Christ sur l'autel. Il était allongé ; sa tête reposait du côté de l'évangile, ses pieds du côté de l'épître. Les bras du Sauveur étaient en forme de croix. Je distinguais sa figure et sa chevelure qui retombait sur ses épaules. Une ombre cachait une partie de son corps sacré ; mais sa poitrine, son côté et ses pieds étaient visibles - aux yeux de mon âme ou à ceux de mon corps ? je ne sais point - ; aussi visibles que le serait une personne qui se placerait devant moi. Ce qui arrêta le plus mes regards, ce furent les cinq plaies que je considérais très distinctement, surtout celle du côté droit. Je fixai mes regards sur elle : il en sortait plusieurs gouttes de sang."
Voilà un de ces événements cachés d'une importance capitale et qui ne peuvent pas s'oublier. En vérité, il y a plus de cent ans qu'il a eu lieu, et il n'est pas oublié. Emilie, pour marquer sa gratitude à Notre-Seigneur, promit de réciter, chaque jour, cinq Pater et ave, en l'honneur des cinq plaies et en souvenir de l'inoubliable vision. Plus tard, elle fit de cette récitation un point de Règle pour sa Congrégation. Ce point de Règle est toujours fidèlement et affectueusement observé.
Dans une autre circonstance Emilie craignait de manquer des lumières nécessaires pour connaître sa vocation. Dieu intervint. "Dieu eut compassion de moi et me dit formellement ces paroles : Dans deux ans tu connaîtras ta vocation."
En 1818, un événement heureux se produisit à Saint-Pierre de Gaillac, la paroisse d'Emilie. Ce fut l'arrivée, dans cette paroisse, d'un jeune vicaire, l'abbé Mercier, prêtre intelligent, vertueux et zélé. Quatre ans plus tard, ce jeune vicaire devint curé de la paroisse ; il avait vingt-neuf ans.
Il fut le directeur que Dieu destinait à Emilie. Il apprécia justement, dès les premiers jours, la qualité de l'âme que Dieu lui confiait. Il admit sa dirigée à la communion quotidienne ; c'était très rare à cette époque-là. Mais en même temps, il prit de la marge, pour une étude plus approfondie. En bon stratège, il se mit à contrarier Emilie sur sa vocation.
"M. Mercier, écrit-elle, crut devoir s'appliquer à m'éprouver et pendant un an, il combattit mes idées par tous les moyens possibles. Mais cette opposition ne m'ébranla pas."
En de si bonnes mains, la vocation allait mûrir lentement et sûrement.
Emilie de Vialar consacre sa jeunesse au service des pauvres, dans sa ville natale.
En attendant une manifestation plus précise du bon vouloir de Dieu, Emilie de Vialar ajoute aux exercices de piété et aux exercices de... patience le service des œuvres. Son long noviciat dans le monde va donc être un noviciat à double voie.
Les faveurs spirituelles dont elle est l'objet pourraient l'incliner à croire que Dieu la réserve à une vie contemplative, qu'elle sera une de ces Marie qui "ont choisi la meilleur part", et dont le monde a toujours si grand besoin. Ne se trouver bien que dans la paix du recueillement, se tenir le plus souvent possible, matin et soir, en adoration devant le Saint Sacrement, se retirer souvent dans sa chambre pour y prier et méditer comme dans une cellule : voilà le rôle mené aux pieds du Divin Maître. Mais pourquoi Marie resterait-elle insensible aux reproches de Marthe demandant que sa sœur l'aide, dans les travaux du ménage ? Il peut y avoir place pour la vie active si Dieu le veut.
Les œuvres d'une paroisse de petite ville n'étaient pas, au temps d'Emilie, ce qu'elles sont maintenant. Elles n'avaient pas l'ampleur, la précision, la discipline, l'esprit de conquête et d'apostolat que nous leur voyons de nos jours, surtout depuis que le Souverain Pontife a appelé les laïques, hommes et femmes, jeunes gens et jeunes filles, à se mettre sous les ordres de la hiérarchie ecclésiastique, pour collaborer avec elle, dans l’action catholique.
Mais il y a toujours eu des enfants à préserver et à instruire, des malades à visiter, des pauvres à secourir.
Emilie s'adjoint donc quelques compagnes de son monde et de son entourage et établit une sorte de patronage dans une maison qu'elle tenait de sa mère. Elle y attire les enfants du peuple exposés à vagabonder loin de la surveillance des parents ; elle veille sur leurs jeux, leur enseigne le catéchisme, et ne manque pas de les combler de quelques menues attentions pour les apprivoiser. c'est du Don Bosco avant Don Bosco.
Quant aux pauvres, c'est chez elle qu'elle les reçoit, dans la maison de son père, au grand déplaisir de ce dernier. Et ici se passe un épisode qui mérite de figurer éternellement dans le florilège de la charité.
M. de Vialar possédait une belle et vaste maison, qui existe toujours, avec une terrasse bien exposée au midi, à côté de l'hôpital Saint-André. C'est sur la terrasse qu'Emilie donnait audience aux pauvres, après leur avoir fait traverser corridors et escaliers. M. de Vialar en était exaspéré ; le piétinement des sabots troublait la paix de la maison, et la boue de la rue, attachée aux sabots, en troublait la propreté.
Cela finit par un éclat.
"Écoute, Emilie, je t'en prie, dit un jour M. de Vialar à sa fille, fais passer tes gueux par un autre chemin, ils salissent ma maison."
Tes gueux ! Quel dédain pour Emilie et sa clientèle ! C'est comme s'il avait dit : Je ne veux pas que tes gueux entrent dans ma maison. Et, s'il l'avait dit, qu'aurait fait Emilie ? Elle n'aurait pas pu désobéir, elle aurait été obligée de laisser ses pauvres dans la rue. Mais il ne l'a pas dit. O imprudence providentielle ! Il a dit : "Fais-les passer par un autre chemin".
Quel chemin ? Il n'y en a pas...
Il n'y en a pas ? Emilie en fera un.
Dans un mur sans gloire, bordant une ruelle étroite et obscure, Emilie fait pratiquer audacieusement une porte, qui, par un escalier dérobé, donnera accès à la belle terrasse : les audiences de la charité continueront à se tenir sur la terrasse ensoleillée.
Les réceptions du salon-terrasse de la charité n'empêchaient pas Emilie de continuer des visites à domicile, pour assister les malades. A cette époque où l'on ne courait pas à tout propos chez le pharmacien, on était persuadé que, pour guérir un malade, rien ne valait un bon bouillon de viande, bien doré, bien aromatisé, bien chaud. Un jour, Emilie partait pour une de ses visites d'assistance, emportant du bouillon dans une soupière. Son père se trouva sur le passage. Entre les pauvres et Dieu, c'était donc toujours à qui lui volerait le mieux sa fille ! D'un geste de colère, il s'empara du récipient et le brisa à terre, sous les yeux d'Emilie, qui fut bien navrée de voir répandu le bouillon qu'un pauvre malade attendait.
Une autre fois, elle a décidé de faire passer à un pauvre quelques mesures de grain ; car la charité, étant ingénieuse, s'adapte à toutes les nécessités. C'est elle-même qui fera le transport pénible. Elle se mit à traîner le sac. Le fardeau était trop lourd pour elle. Dans un effort au-dessus de ses forces, elle contracta une hernie dont elle eut à souffrir pendant le reste de ses jours. Toute sa vie, elle porta ce stigmate que l'on peut bien appeler le stigmate de la charité.
Ces quelques épisodes qui ont échappé, heureusement, à l'oubli, illustrent magnifiquement l'éminente charité d'Emilie de Vialar. Pendant plus de quinze ans, elle fut la providence visible et active des pauvres et des malades de sa ville natale, en attendant de prendre place parmi les plus remarquables héroïnes de la charité à travers le monde.
Son heure, maintenant, est proche.
Emilie de Vialar fonde en 1862
la Congrégation des Sœurs de Saint Joseph de l'Apparition.
En 1832, le baron Portal, l'illustre grand-père, mourut.
Sa fortune fut partagée entre sa fille aînée, Mme de Lamourié, et les trois enfants de feu Mme de Vialar, sa fille cadette. Pour sa part d'héritage, Emilie reçut la somme de trois cent mille francs. C'était une fortune pour l'époque, l'équivalent de trois millions de notre monnaie actuelle.
Cet événement fut le signe, pour Emilie de Vialar, que l'heure était venue, enfin, d'obéir pleinement à la volonté de Dieu, de quitter la maison paternelle et de réaliser ses desseins de vie religieuse. C'était l'avis de l'abbé Mercier, son directeur. L'attente ne devait plus être prolongée. La probation dépassait largement les délais d'usage, puisqu'Emilie était âgée de trente-cinq ans. Il est vrai qu'il s'agissait d'une fondation nouvelle et non d'une simple entrée dans un couvent existant.
Une maison spacieuse, bien située, fut à vendre. L'occasion s'offrait fort à propos. Emilie fit l'acquisition de l'immeuble et se mit en mesure, immédiatement, de lui faire subir les transformations que nécessitait sa prochaine destination de couvent.
Lorsque les aménagements indispensables furent terminés, elle prit possession de la maison. C'était le jour de Noël 1832. Avant de quitter son père, elle prit congé de lui par une lettre, qui était loin d'être une lettre de rupture et d'abandon. Elle expliquait, avec respect et affection, les motifs de sa détermination. Elle promettait des visites fréquentes et l'accomplissement de tous les devoirs qu'une fille doit à son père. Elle tint affectueusement ses promesses, endura une trop longue bouderie, fit de longs voyages, à plusieurs reprises, pour se trouver auprès de son père malade et eut la consolation, quand l'heure fut venue, de lui fermer les yeux. Mais Dieu premier servi !
Trois compagnes, le même jour de Noël, suivirent Emilie dans sa nouvelle demeure. M. le curé Mercier veilla, avec sympathie et sollicitude, sur l'humble grain de sénevé, avec l'approbation de Mgr Brault, archevêque d'Albi, qui devait mourir deux mois après.
De nouvelles postulantes ne tardèrent pas à se présenter. Bientôt elles furent douze. C'était le chiffre à atteindre pour passer du postulat au noviciat. Une première prise d'habit fut décidée pour le 19 mars 1833.
La fête de Saint Joseph était choisie pour cette cérémonie parce que, dans les longues préparations antérieures, Emilie avait résolu de prendre Saint Joseph comme patron de sa congrégation. Mais un détail important devait mettre cette congrégation à part de toutes celles qui se trouvent placées sous la protection du même saint patron. Elle s'appellera "Congrégation des Sœurs de Saint Joseph de l'Apparition". L'apparition ainsi mentionnée, n'est pas celle que fit, un jour, saint Joseph à Emilie de Vialar pour l'encourager et la rassurer sur son avenir. Il s'agit de l'apparition de l'ange à Saint Joseph inquiet, pour lui dévoiler le mystère de l'Incarnation. Un tableau placé au-dessus du maître-autel au couvent de Gaillac représente cet épisode de l’évangile. Ainsi, la jeune fondatrice destine sa congrégation à honorer d'un culte spécial la révélation du mystère de l'Incarnation à l'humanité, en la personne de Saint Joseph. La congrégation sera comme un ex-voto vivant de ce saint mystère.
Dans son action d'apostolat extérieur, la congrégation est destinée à s'adonner aux œuvres d'assistance et d'enseignement. L'assistance aux pauvres se fait d'abord par les visites à domicile, la garde des malades ; bientôt s'y ajouteront les fondations d'hôpitaux, de dispensaires, d'orphelinats, etc. Pour les œuvres d'enseignement, la première préoccupation est de donner un enseignement gratuit aux enfants pauvres ; mais il y aura une branche pour les enfants de la classe riche.
Ce double apostolat de l'assistance et de l'enseignement n'est pas uniquement réservé à la France et aux pays catholiques. Il doit s'étendre aux pays de missions. La congrégation des Sœurs de Saint Joseph de l'Apparition est une congrégation missionnaire. Actuellement elle n'est presque pas autre chose que cela. Ajoutons que ce fut une congrégation d'avant-garde, parmi les congrégations de femmes. Emilie de Vialar fut la première en Afrique puis dans le Proche Orient, notamment à Jérusalem, et jusqu'en Birmanie et en Australie, où ses établissements n'ont pas cessé de prospérer et de se multiplier. Tous les progrès se déroulèrent, à l'heure voulue par la Providence, avec un accroissement régulier, où la hardiesse des entreprises devait se sentir soutenue par la volonté de Dieu et par un élan de cette charité dont le cœur de la fondatrice fut un si ardent foyer.
En attendant, les langues de Gaillac entrent dans une danse folle, à la nouvelle que la fille de M. de Vialar vient de fonder un couvent en ville. Il se débite force sottises, dont on trouve un écho jusque dans les écrits d'Eugénie de Guérin.
Chose plus grave : la congrégation naissante faillit être étouffée dans son berceau, par une invasion nocturne de brigands appartenant à une bande tristement célèbre dans le pays du Tarn. L'invasion eut lieu dans la nuit du 17 au 18 juin 1833. Le plan était sommaire et radical : étrangler toutes les sœurs.
Mais Saint Joseph veillait sur ses protégées.
Emilie de Vialar établit ses premières œuvres missionnaires en Algérie (1835).
Le 4 juillet 1830, les troupes françaises envoyées par Charles X, la veille de sa chute, s'emparèrent d'Alger, vieux repaire de pirates depuis des siècles. La France se mit à l'œuvre, aussitôt, pour faire de l'Afrique du Nord une nouvelle France.
Parmi les premiers colons qui s'établirent en Algérie, dès les débuts de la conquête, on voit figurer Augustin de Vialar, le frère d'Emilie. Lorsque les conseils administratifs furent créés, Augustin de Vialar fut appelé à siéger dans l'assemblée municipale. tout l'essentiel d'une vie civilisée manquait dans ce pays, notamment les écoles et les hôpitaux. Pour de telles entreprises, qui demandent de l'abnégation et du dévouement, il parut naturel d'appeler des religieuses. Augustin de Vialar, ayant parlé de sa sœur qui venait de fonder une congrégation nouvelle à Gaillac, on lui donna mandat de faire des offres et de régler toutes choses à sa convenance.
Ce fut vite réglé. Emilie n'hésita pas à accepter l'offre. On était à la fin de l'année 1834. Six mois se passèrent en préparatifs professionnels et spirituels, et, au commencement du mois d'août 1835, Emilie de Vialar, accompagnée de trois de ses sœurs, débarque à Alger.
Ce fut le premier de ses nombreux voyages sur cette Méditerranée qu'elle devait traverser si souvent, en tous sens, pendant près de vingt ans d'une vie si prodigieusement active.
L'administration destinait les nouvelles missionnaires à un poste d'ambulance dans la plaine de la Mitidja. Mais comme une terrible épidémie de choléra venait de se déclarer dans la ville, on pria Emilie de Vialar et ses compagnes de s'installer à l'hôpital d'Alger pour soigner les malades.
Ce fut, tout de suite, un bel exemple d'héroïsme. On peut dire que les sœurs, pendant six mois, restèrent debout sans désemparer, en dehors de quelques rares heures de repos, dans la maison d'Augustin de Vialar.
Dans une circonstance mémorable, Emilie donna la mesure de sa générosité. Un jour, elle distribua de la limonade glacée à quelques malades parmi les plus atteints. Aussitôt, tous en voulurent. Emilie fit les demandes réglementaires à l'administration. Juste ciel ! le médicament n'est pas dans les nomenclatures. Et puis quelle dépense imprévue Ce sont des quintaux de sucre, de citrons et de glace qu'il s'agit de trouver. Il faudra sans doute en référer au ministre, à Paris, à travers tous les échelons de la hiérarchie. Les malades ont bien le temps de mourir ! Mais la charité ne s'embarrasse pas de calculs. Emilie prend tous les frais à sa charge. Et tous les malades, chaque jour, reçoivent leur bienfaisante limonade sucrée. Coût : vingt mille francs !
Une fois le choléra écarté ; les éloges officiels des autorités affluent pour vanter le dévouement des infirmières et souligner l'avantage qui en reviendra à la religion.
Emilie profite de l'accalmie du fléau pour reprendre le chemin de Gaillac, où il reste encore tant à faire. Il importe, en particulier, de préciser les Constitutions de la congrégation. C'est à genoux, à la chapelle, devant le tabernacle, que la jeune fondatrice les écrit. Mgr de Gualy, le nouvel archevêque d'Albi, les approuve le 16 décembre 1835. Il semble que l'élection de la supérieure générale aurait dû avoir lieu à ce moment-là. Elle ne devait se faire cependant qu'au printemps de 1838. Il va de soi qu'Emilie de Vialar fut élue à l'unanimité, les sœurs d'Algérie ayant envoyé leurs votes par lettre.
En attendant, le côté spirituel ayant été consolidé par les constitutions, Emilie songe qu'il ne serait pas inutile de s'assurer quelques appuis temporels à Paris, principalement auprès de la reine, réputée très charitable. Elle y court. Cela fait, elle repart pour l'Algérie, après une courte halte à Gaillac.
Dès son arrivée à Gaillac, elle se préoccupe d'acquérir dans le quartier de la ville haute un vaste immeuble pour en faire une sorte de "Centrale des œuvres" de sa congrégation en Algérie, indépendamment du service de l'hôpital qui est confié aux sœurs, au nombre de quatorze, au début de 1837.
D'abord il faut songer, bien entendu, à la chapelle et à un local servant de maison de formation pour les novices.
En même temps est installée une infirmerie-pharmacie, où vont se faire soigner les malades de toute provenance et de toute religion. De partout, également, on vient chercher les sœurs pour soigner et garder les malades à domicile. On les regarde comme des anges envoyés du ciel. Les Kabyles de l'Atlas voudraient bien les amener dans leurs villages. Un de leurs chefs déclare, avec serment, qu'il est prêt à trancher la tête de quiconque manquerait de respect aux sœurs !
En octobre 1836, une demande d'ouverture d'école gratuite est autorisée pour l'instruction des jeunes filles indigènes. On pourra y adjoindre quelques classes d'instruction élémentaire pour les enfants des familles riches.
En 1838, création d'une salle d'asile, puis d'un ouvroir. En 1839, création d'un orphelinat.
La maison centrale, en outre, est une maison d'accueil, une sorte de providence universelle. On y trouve des soldats, des ratés de passage, des mendiants, des jeunes filles qui ont besoin d'être protégées, et les enfants abandonnés qui ont été recueillis. C'est vraiment l'élan joyeux de la charité dans la splendeur matinale de la jeunesse.
Comme il paraît juste le mot de Mme de Tonnac, née Louise de Bayne, écrivant à Eugénie de Guérin : "La conquête de l'Algérie par Emilie de Vialar... Emilie est supérieure à Bourmont" (c'était le chef de l'expédition militaire). C'est que la charité, en effet, dépasse la puissance des armes pour la vraie conquête. Car la vraie conquête est celle des âmes, plutôt que celle des territoires.
Emilie de Vialar à Bône et Constantine.
Si l'on voulait établir une généalogie des premières fondations d’Emilie de Vialar, on pourrait dire : Alger engendra Bône, Bône engendra Constantine et Tunis ; Tunis engendra Malte ; Malte engendra les Filles d'Orient...
Le premier prêtre qui était arrivé à Bône, pour assurer le service religieux de la garnison et des Européens catholiques, eut connaissance, en 1837, des œuvres des Sœurs de Saint Joseph de l'Apparition à Alger. Il désira avoir des sœurs pour l'éducation des enfants. D'accord avec les représentants de l'autorité, il en écrivit à la supérieure générale. Après quelques négociations, la demande reçut satisfaction ; et en décembre 1837, Emilie de Vialar conduisit à Bône quatre religieuses. Il faut encore un jour, ou peut s'en faut pour s'y rendre en chemin de fer. Mais à Bône, que de souvenirs ! La colline d'Hippone, illustrée par Saint Augustin, n'est qu'à deux kilomètres de la ville actuelle, il est vrai qu'à cette époque-là, rien ne la signale à l'attention. Le cardinal Lavigerie n'est pas encore passé par là, pour édifier sur cette lumineuse acropole, la somptueuse basilique dominant le paysage, et les débris d'Hippone, tant de fois dévastés, dorment sous les fleurs et les récoltes des jardins.
Les sœurs ne tardent pas à gagner la confiance de l'administration. En 1840, la supérieure générale est obligée d'envoyer des renforts, car on lui confie l'hôpital de la ville, toujours debout sur son rocher dominant le port.
Un an après l'ouverture de l'école, Emilie de Vialar reprit le chemin de Bône, pour visiter ses chères filles. Voyageant par mer, elle fit la rencontre d'un prêtre qui se rendait à Constantine, pour y remplir les fonctions de curé. La conversation s'engagea de telle sorte que celui-ci manifesta le désir d'avoir, lui aussi, des sœurs à Constantine et promit de s'employer de tout son pouvoir pour aboutir à ce résultat. Mais il ne suffisait plus d'adresser la demande à la supérieure générale.
En effet, à l'automne de 1838, le Souverain Pontife avait décidé la création d'un évêché à Alger, qui serait suffragant d'Aix-en-Provence. Grégoire XVI et le gouvernement de Louis-Philippe s'étaient mis d'accord pour confier ce siège à un prêtre instruit et pieux de Bordeaux, l'abbé Dupuch.
Le nouvel évêque, premier évêque d'Alger, prit possession de son siège épiscopal le 6 janvier 1839. Son diocèse comprenait toute l'Algérie. Il le trouva démuni de tout, surtout démuni de prêtres. Aussi fut-il heureux de trouver les Sœurs de Saint Joseph de l'Apparition et leur éminente Supérieure déjà solidement implantées.
Ce fut donc à lui, supérieur diocésain de la congrégation, ainsi qu'à Emilie de Vialar, que fut adressée la demande de Constantine : il s'agissait du service de l'hôpital, Mgr l’évêque voulut accompagner lui-même la supérieure générale et les sœurs désignées pour cet emploi.
On s'embarqua pour Philippeville, tête de route pour l'intérieur du pays. Là, Monseigneur décida de pousser jusqu'à Bône, pour voir, bénir, encourager les œuvres des sœurs déjà existantes. Le 8 avril, il voulut même célébrer la messe sur la colline d'Hippone, probablement aux fameuses citernes d'Hadrien. Emilie de Vialar et les sœurs communièrent à la messe. Ainsi, après tant de siècles d'abandon, un évêque français remettait les pas dans les pas des évêques de l'ancienne église d'Afrique. Il renouait la chaîne depuis si longtemps brisée.
La pieuse caravane retourna sur Philippeville, afin de prendre le chemin de Constantine, sous la garde du général gouverneur. Même accueil enthousiaste qu'à Alger et à Bône, de la part de la population. Emilie de Vialar rentra heureuse à la maison centrale, lorsque tout fut en train.
La même année, des sœurs furent demandées à Oran. Tout était prêt pour leur installation et les sœurs allaient partir, Mais Mgr l’évêque fit opposition.
Cent ans plus tard, en l'année 1938, Mgr l’évêque d'Oran est revenu sur la décision de son lointain prédécesseur. Il a demandé et obtenu des sœurs de Saint Joseph de l'Apparition : elles y sont.
Emilie de Vialar fait un long séjour à Rome (décembre 1840 à juin 1842).
Mgr Dupuch était un évêque zélé, charitable pour les pauvres. Dès son arrivée, il se montra tout empressé à favoriser le développement et l'apostolat de la congrégation, prêcha une retraite aux novices, devint le directeur de conscience d’Emilie de Vialar, fit l'éloge des sœurs.
Malheureusement, un an après son arrivée, au début de l'année 1840, il manifesta le désir de modifier les constitutions de la jeune congrégation. Son désir était, notamment, de détacher les sœurs d'Algérie de leur maison mère de Gaillac et de leur supérieur général, Mgr l'Archevêque d'Albi.
Voici le texte des questions écrites qu'il fit parvenir à Emilie de Vialar : "Consentez-vous, aujourd'hui, et pour tout le temps que Dieu gardera votre société dans le diocèse d'Alger, à être, vous et toutes les personnes qui la composent et la composeront, purement et simplement sous mon obéissance épiscopale et celle de mes successeurs, de telle sorte que nous puissions disposer, comme bon nous semblera devant Dieu, de vous et des sœurs de la Société ? Vous engagez-vous expressément à observer et à faire observer les modifications et changements que, soit à présent soit plus tard, nous croirons utile de faire, pour notre diocèse seulement, à vos règles et constitutions ?"
La supérieure générale ne pouvait pas accepter ces plans qui auraient fait de sa congrégation autre chose que ce qu'elle était. L’évêque d'Alger était le maître de son diocèse ; il pouvait accepter ou refuser la présence d’Emilie de Vialar ; mais il n'était pas le supérieur général et ne pouvait pas modifier, seul, suivant son gré, les constitutions.
Il résulta de cette divergence, entre l’évêque d'Alger obstiné dans son dessein et la supérieure générale fermement et légitimement attachée à son droit, un conflit d'ordre canonique qui dura deux ans.
Dans cette vie abrégée, nous n'avons pas à entrer dans le dédale juridique de la question, ni à donner le détail - que l'on pourra trouver ailleurs - des phases douloureuses de l'épreuve qui devait, finalement, causer de graves préjudices matériels à Emilie de Vialar mais qui, en même temps, devait mettre en si vive lumière les hautes qualités de son âme, la fermeté de son caractère, les ressources de sa haute intelligence. Dieu permit cette épreuve, assurément, comme il arrive pour tant de saints, épreuve qui était destinée, sur les plans supérieurs de la Providence, à féconder l'œuvre de la généreuse fondatrice.
Au milieu d'angoisses qui faisaient du mal à son cœur, Emilie de Vialar fut appelée à Gaillac, en octobre 1840, auprès de son père malade. A cette occasion, elle eut l'avantage d'être reçue par son supérieur général et de s'entretenir avec lui de ses difficultés d'Alger.
Le bon archevêque d'Albi, navré d'un tel conflit, qu'il avait suivi de près, par correspondance, donna à la supérieure un bon conseil. Il lui donna le conseil d'aller à Rome et de soumettre le différend à l'autorité qui était seule compétente pour prendre une décision en pareille matière.
Emilie de Vialar prit donc le chemin de Rome, en décembre 1840. Le Pape Grégoire XVI, prévenu par une lettre de Mgr de Gualy, daigna lui accorder une audience particulière et la reçut avec une paternelle bonté. Quelques jours après, il dit même à un visiteur de marque, au sujet de la Mère Supérieure : "Elle sait bien défendre son droit."
Elle défendit son droit, en effet, avec un grand sentiment de confiance en Dieu et en l’Église : "Je suis venue à Rome, dit-elle, avec la confiance que, puisque la divine Providence avait tout ménagé pour me permettre d'arriver jusqu'aux pieds du Saint Père, elle inspirerait au représentant de Notre Seigneur un sentiment de compassion pour une œuvre qui n'a été entreprise que pour la gloire de Dieu et de son Église."
Elle défendit son droit avec décision, courage, fermeté. "Dieu, très heureusement, m'a donné un cœur fort ; aucune sorte d'épreuve n'a pu l'abattre dans le passé, et celle qui m'afflige maintenant ne fait que redoubler ma force." Elle défendit son droit avec franchise, mais aussi avec déférence et respect pour la personne de son évêque, n'ayant jamais cessé de promettre obéissance et soumission à Monseigneur, en sa qualité de supérieur diocésain.
Emilie de Vialar déposa les constitutions, écrivit un mémoire circonstancié au Saint Père... et attendit.
Patience, prudence et discrétion : telle est la trinité administrative des congrégations romaines, en matière de conflits que l'on pourrait appeler des conflits de famille.
Le gouvernement français intervint, de son côté, dans cette affaire, à la demande de Mgr Dupuch, et crut devoir mettre son autorité au service de l'évêque d'Alger. Il parut au gouvernement que le plus simple ce serait de déposséder les Sœurs de Saint Joseph de l'Apparition de leurs fondations d'Algérie et de les remplacer par d'autres religieuses, quitte à les indemniser - ce que l'on oublia trop, plus tard.
Cette décision, contre laquelle il ne pouvait pas y avoir de résistance, même si elle était injuste, fut celle qui prévalut.
Mais Rome, gardienne du droit, ne pouvait pas ne pas donner une sanction morale dans l'affaire. Elle la donna par un témoignage officiel, émané de la congrégation des évêques et réguliers, en faveur de l'œuvre d’Emilie de Vialar et de sa congrégation, document connu sous le nom du "décret laudatif".
Le document rappelle sommairement le but de la congrégation et les œuvres qu'elle a accomplies dans le domaine de l'enseignement et dans le domaine de la charité à l'égard des malheureux, "jusqu'au fort des ravages d'une peste cruelle". Puis le décret déclare que Sa Sainteté loue, recommande, encourage Mère de Vialar et ses Sœurs : "Laudat, commendat... Pergant sorores..". Que les sœurs continuent à se sanctifier, à sanctifier les autres, à instruire les enfants pauvres, à soulager les malades : rien ne saurait être plus agréable au Saint Père. C'est daté du 6 mai 1842.
Les décisions du gouvernement français furent exécutées avant la fin de l'année. Les sœurs quittèrent l'Algérie, sans égard pour les services rendus et malgré des pétitions de toute sorte, émanant des colons et des musulmans eux-mêmes, pour les maintenir.
La supérieure générale se trouva à Alger, au moment voulu, pour veiller à tout et surtout réconforter les sœurs. Elle y resta ensuite quelques mois, seule, chez son frère, pour essayer de sauver quelques débris de sa fortune personnelle qu'elle avait généreusement engagée dans les fondations. Elle n'y réussit que très imparfaitement et très tardivement et se trouva, de ce fait, affaiblie dans ses moyens temporels. Mais elle pouvait reprendre, pour son compte, les fières paroles de Saint Paul : "Quand je suis faible, c'est alors que je suis fort, car pour les âmes qui aiment Dieu, tout ne peut que servir au bien".
Emilie de Vialar établit des fondations en Tunisie et en Italie.
Lorsque les nuages commencèrent à s'amonceler sur les fondations d'Algérie, la supérieur générale dut avoir un pressentiment des dégâts qu'elle aurait à supporter. Elle commença à tourner ses regards vers la Tunisie. Au cours d'une de ses visites à Rome, elle avait rencontré deux jeunes Tunisiennes que leurs parents avaient envoyées dans cette ville, chez les Sœurs de Saint Joseph de l'Apparition, parce qu'il n'y avait personne à Tunis, pour les instruire. Le cœur compatissant d’Emilie de Vialar conçut, dès lors, le projet d'arriver jusqu'à l'ancien pays des Carthaginois et d'y ouvrir une école, dès que la congrégation compterait un nombre suffisant de sujets pour satisfaire à toutes ses saintes ambitions.
La fondation se fit en août 1840. Emilie de Vialar se munit des autorisations nécessaires auprès de son supérieur général, l'archevêque d'Albi, qui lui répondit : "Non seulement je vous permets mais je vous y exhorte". Il lui donna des lettres de recommandation auprès du préfet apostolique et du consul. Elle se mit en route, se rendit à Marseille pour prendre les sœurs destinées à la nouvelle fondation, et se hâta vers Tunis. On la reçut comme une bienfaitrice. "Elles viennent pour faire le bien à tous", disait-on dans toute la ville. Tout de suite les œuvres s'organisent : école, hôpital, dispensaire, visites à domicile.
Un prêtre qui a tenu une grande place dans la vie de la sainte, par son rôle de directeur spirituel et par son attachement à la congrégation, l'abbé Bourgade, venu du diocèse d'Auch, devient l'aumônier de la communauté. Lui-même ne tardera pas à ouvrir pour son compte un collège de garçons destiné à être très florissant. Ainsi les sœurs et le prêtre français font de la bonne occupation française en terre étrangère, quarante ans avant l'arrivée de la France.
Le succès des sœurs fut tel, que les plus hautes autorités locales réclamèrent une école pour les petites filles de la classe riche. La fondation se fit à La Marsa, près de la mer, au voisinage des ruines de Carthage, en juillet 1843.
A cette époque, Emilie de Vialar venait de quitter Alger pour toujours, après avoir recueilli le dernier soupir de sa jeune belle-sœur qui laissait deux enfants, dont l'aînée avait deux ans et que leur tante aima, toute sa vie, tendrement. Ayant dit adieu à Alger, elle s'était rendue à Rome, de Rome à Gaillac, de Gaillac à Paris.
Ce fut de Paris qu'elle retourna en Tunisie et gagna La Marsa, en passant par Malte, où elle fit escale et prit un premier contact avec les habitants. La traversée devint, ensuite, très pénible ; mais cela n'empêcha pas la vaillante voyageuse d'aller jusqu'à Sousse, où elle avait établi une fondation l'année précédente. Enfin elle arriva à La Marsa et procéda à l'installation de la maison, dont elle garda personnellement la direction pendant trois mois. Le 25 août, elle assista à une fête française, sur la colline de Carthage, où le roi Louis-Philippe avait fait bâtir une chapelle, à l'endroit présumé de la mort de Saint Louis, pour honorer la mémoire du roi-chevalier.
Les autres fondations en Tunisie, du vivant d’Emilie de Vialar, furent Sfax en 1852 et La Goulette en 1855.
Nous savons à quel point le long séjour d’Emilie de Vialar à Rome, pendant dix-huit mois, fut rempli de pénibles soucis. Du moins ses peines eurent-elles de consolantes compensations. Elle trouva des sympathies nombreuses et actives, tant dans les milieux diplomatiques que religieux. Aussi fut-elle encouragée à fonder une maison à Rome. Et mieux valait plus tôt que plus tard. Les débuts furent modestes et très discrets, en 1841, sans caractère nettement officiel. Ce ne fut que deux ans plus tard que fut donnée l'autorisation officielle d'ouverture d'école. Dans la suite, de nombreuses et florissantes maisons devaient se fonder en Italie.
Constatons que les épreuves d'Algérie n'ont pas abattu Emilie de Vialar. Elles l'ont plutôt fortifié, et les fondations ne vont pas cesser de s'étendre et de se multiplier.
Emilie de Vialar débarque à Malte à la manière de Saint Paul (1845).
En quittant La Marsa, Emilie de Vialar va passer deux mois à Gaillac. En décembre 1843, elle part pour Paris, les affaires d'Algérie n'étant pas liquidées. Elle y séjourne jusqu'au mois de septembre de l'année suivante. A cette époque elle est rappelée à Gaillac par la maladie de l’abbé Mercier, très mêlé aux affaires de la supérieure générale. Elle s'installe au chevet du malade et lui prodigue les soins que réclame la reconnaissance pour d'innombrables bienfaits reçus.
L’abbé Mercier mourut le 14 janvier 1845. Emilie de Vialar, désignée pour être sa légataire universelle - non pas qu'il se fut enrichi - eut un surcroît de travail.
Au mois d'avril, elle fut obligée de retourner en Tunisie, pour retirer les sœurs de La Marsa et les ramener à Gaillac.
Ayant réglé au mieux les affaires délicates, elle s'embarqua sur un bateau mis à sa disposition par le ministre du bey et prit le chemin du retour en France, en se dirigeant sur Alger. Le vent devint tempête, et la tempête hâta le mouvement en jetant Emilie de Vialar et ses compagnes sur les rivages de Malte. C'est ainsi que la congrégation débarqua dans l’île, par grâce spéciale d'une tempête, et sans trop de dommages, à la manière de saint Paul.
La naufragée va-t-elle se trouver contrariée ?
Pas du tout ! Elle a bien des affaires à traiter, qui n'attendent que sa venue pour prendre tournure.
Nous avons déjà noté qu’Emilie de Vialar était passée à Malte en juillet 1843, en allant à La Marsa pour la première fois. A ce moment-là on lui avait fait des offres d'établissement ; mais le manque de sujets était un obstacle. Cet obstacle n'existait plus, puisque le départ des postes d'Alger laissait encore un certain nombre de sœurs disponibles. Il y avait longtemps que les Maltais désiraient une institution française pour l'instruction de la jeunesse et le soin des malades. De plus, dans la population très catholique de l'île, beaucoup de vocations religieuses se perdaient, faute de noviciat pour les recueillir et les cultiver. Malte va devenir, tout de suite, un grenier d'abondance pour le recrutement des sœurs. Enfin Malte va devenir aussi une sorte de quartier général missionnaire, sur le chemin de l'Orient, point stratégique, en vue des conquêtes de l'apostolat des sœurs de Saint Joseph de l'Apparition.
Emilie de Vialar prolongea son séjour à Malte pendant onze mois consécutifs, prodigieusement active, comme toujours, mettant la main à l'œuvre, organisant toutes choses, confiante en l'avenir.
Et c'était l'allégresse, l'élan, la générosité des recommencements.
L'âme de la fondatrice y trouva un repos réparateur, après les tribulations des années précédentes et reprit des forces, pour faire face à de nouvelles tribulations qui l'attendaient.
Emilie de Vialar dit adieu à Gaillac et transfère la maison mère à Toulouse.
Lorsque Emilie de Vialar, venant de Malte, arriva à Gaillac, le 14 avril 1846, elle trouva des affaires et des âmes passablement embrouillées.
Emilie pratiquait le plus profond détachement de la fortune. Elle en avait donné plus d'une preuve, en mainte circonstance, au point d'encourir le blâme des gens trop prudents. Elle savait qu'il est impossible de se donner à Dieu si l'on tient à l'argent : "Vous ne pouvez pas servir deux maîtres..." Mais cela ne signifie pas qu'il est permis à une supérieure de négliger l'administration des biens temporels d'une congrégation. Mère de Vialar, si généreuse, jusqu'à la prodigalité, quand il le fallait, savait aussi se préoccuper de faire des économies.
Assurément, ce n'était pas son rôle d'entrer dans les détails quotidiens de la comptabilité. Elle avait ses hommes d'affaires ; à la maison mère de Gaillac, il y avait une assistante générale chargée de ces détails. A la vérité, tant que l’abbé Mercier avait vécu, c'était lui qui avait pris à sa charge la plus grande partie des soucis, et même, semble-t-il, d'assez importantes dépenses, tellement il considérait la maison des sœurs comme sa propre maison.
A la mort de l’abbé Mercier, l'assistante générale dut prendre les choses en mains. Plus exactement elle s'en déchargea sur un homme d'affaires, dont le moins qu'on puisse en dire c'est qu'il ne méritait pas la confiance qui lui était accordée. Il y eut des tractations suspectes... et beaucoup d'argent perdu. Emilie de Vialar ne pouvait pas ne pas s'en apercevoir, en arrivant de Malte. Elle demanda des comptes de gestion à l'homme d'affaires et fit ses observations à l'assistante.
Celle-ci, peu rassurée, prit peur et quitta la congrégation, sottement, au lieu de s'humilier et de demander pardon à la supérieur général, qui aurait tout pardonné à cette fille de prédilection, sa compatriote. Que de mauvais conseils avaient dû assiéger la pauvre étourdie ! Le mauvais esprit s'en mêla, la fugitive s'agita et la supérieure fut obligée de prendre, contre quelques sœurs, des sanctions qui déchirèrent son cœur.
Quant à l'homme d'affaires, il fallu l'assigner en justice pour le contraindre à montrer ses cahiers et le détail de l'emploi des fonds. Il en résulta une cascade de procès sans grand profit pour personne, sauf pour le diable qui aurait pu y trouver occasion de démolir l'œuvre de la fondatrice. Heureusement, Emilie avait le cœur et l'esprit solides. "J'ai reçu une grande leçon, écrit-elle : c'est de comprendre que les avantages matériels ne doivent jamais être désirés outre mesure, et qu'il faut se reposer avec tranquillité sur le Seigneur, pour nos intérêts."
Ce qui mit le comble au malaise, ce fut que l'opinion publique, toujours avide du spectacle des difficultés d'autrui, s'occupa, naturellement, plus qu'il n'était nécessaire, de ce qui ne le regardait pas. Les langues se déchaînèrent : c'est tellement humain ! Une campagne stupide fut menée assez méchamment contre la Mère de Vialar. Nul n'est prophète en son pays... du moins de son vivant !
La Mère de Vialar se contenta de dire : "Je vis qu'il ne m'était plus possible de faire du bien à Gaillac."
Dès lors, elle songea à quitter sa petite ville. Elle tourna ses regards vers Toulouse, capitale du Languedoc, où la présence d'un couvent n'était pas une rareté ; elle pouvait espérer y trouver des ressources de toute sorte, et d'abord cette tranquillité que les petites sous-préfectures, en raison de leur exiguïté même, ne savent pas toujours assurer aux grandes œuvres.
Elle demanda à l’archevêque de Toulouse la permission d'établir dans cette ville sa maison mère et son noviciat. Elle l'obtint.
Le départ de Gaillac eut lieu dans la deuxième quinzaine d'octobre 1847. Il y avait peu de sœurs à Gaillac, à ce moment-là, parce que toutes avaient des emplois dans les diverses fondations, dont le nombre allait croissant chaque année. La maison de Gaillac fut mise en location. Elle fut occupée successivement par le sous-préfet et par un marchand de vins ; la chapelle devint une cave... et le silence se fit.
Vingt ans plus tard, le curé de Saint-Pierre, le successeur de l’abbé Mercier, rappela à Gaillac un groupe de sœurs de Saint Joseph de l'Apparition, pour l'enseignement et la visite des malades. La maison, remise à neuf à l'occasion des fêtes du centenaire de la fondation de la Congrégation, est florissante.
Emilie de Vialar achemine sa congrégation vers le pays de Jésus (1847-1848).
Les difficultés intérieures, inséparables de toute entreprise humaine, permettent d'apprécier la solidité et la valeur surnaturelle de l'œuvre d’Emilie de Vialar ; elles n'entravent pas son développement.
Sous l'impulsion de son infatigable supérieure générale, que rien ne peut abattre, elle continue sa marche en avant. Sa marche est dirigée, maintenant, vers l'Orient.
Déjà en 1844, il y a eu une fondation à Larnaca, dans l'île de Chypre, à la demande d'un missionnaire qui aimait la France généreuse, comme l'indique cet émouvant témoignage : "O France, il n'y a peut-être pas un petit coin de terre sous le ciel, où tu n'aies jeté l'or de la charité, quand tu ne l'as pas arrosé du sang de tes enfants."
Après avoir essayé de tirer au clair les affaires de Gaillac, en 1846, Emilie de Vialar se rendit en Grèce, non sans faire des arrêts à Rome et à Malte.
Elle arriva à Rome le 23 août. Elle y passa cinq semaines. Elle eut le temps de faire les visites utiles et constata qu'elle n'était pas oubliée là où elle avait en l'occasion de se faire apprécier précédemment.
Elle fut favorisée d'une audience particulière que daigna lui accorder le nouveau pape Pie IX, élu chef de l’Église en conclave, le 16 juin précédent.
De Rome, elle se rendit à Malte et y cueillit quatre sœurs qu'elle amena avec elle à Syra, minuscule capitale d'une petite île de même nom, où elle était attendue pour fonder un établissement. Tout était prêt pour la recevoir. Son séjour en Grèce fut de peu de durée. Dans sa correspondance, l'illustre Athènes occupe seulement une ligne : "J'ai vu Athènes et ses antiquités." C'est tout. C'est qu’Emilie n'allait pas en Grèce en archéologue, ni en touriste.
Ce voyage qu'elle fit en Grèce fut son dernier grand voyage en mer, et la fondation de Syra fut la dernière qu'elle établit, en personne, dans un pays de mission. Mais déjà, après quatorze ans d'existence de la congrégation, la supérieure générale a pu former un personnel d'élite, encore jeune, il est vrai, mais entreprenant, expérimenté, animé de l'esprit de la fondatrice.
L'année 1847 vit les premiers établissements en Syrie, prélude de l'arrivée à Jérusalem.
Jérusalem ! Quelle est la congrégation qui pourrait ne pas faire le rêve de s'établir dans cette ville, la Ville Sainte par excellence ? Quel enviable privilège !
La congrégation des Sœurs de Saint Joseph de l’Apparition fut la première congrégation de femmes, en date, à jouir de ce privilège et sans l'avoir demandé.
Le 28 décembre 1846, six religieuses de la maison de Malte s'embarquèrent donc pour la Syrie. Elles avaient à leur tête la Sœur Emilie Julien qu'il faut bien finir par nommer. Née à Gaillac, elle avait été supérieure locale, successivement, en Algérie, en Tunisie, à Rome, à Malte, et elle devait être supérieure générale, à la mort d’Emilie de Vialar.
Le groupe s'arrêta à Chypre, pour visiter les sœurs de Larnaca et débarqua à Beyrouth, où on les attendait le 12 janvier 1847. Les sœurs se mirent à l'œuvre vaillamment, suivant les habitudes, partout choyées ; et le succès s'affirma rapidement.
Mais voilà que, lorsque tout était bien en train, on s'aperçut qu'il y avait maldonne : c'étaient des sœurs de Saint Vincent de Paul qui devaient venir : c'était à elles que l'on avait promis Beyrouth. Quant aux sœurs de Saint Joseph de l'Apparition, obligées de replier la tente, on leur donna le choix entre Alep et Jérusalem. Elles optèrent pour Jérusalem, bien sûr ; mais ce n'était pas possible de s'y rendre tout de suite.
En attendant, il y a un poste à prendre dans la plaine de Balbek. Va pour Balbek ! En chemin, on fait halte dans un village du Liban, à vingt kilomètres de Beyrouth. Là population s'attroupe : si on pouvait les garder ! On manifeste... presque une émeute ! Finalement on les garde. Voilà l'avantage des armées en tenue de campagne. Là où est l'étape, elles s'installent ; le cantonnement est tout de suite prêt. Et le travail commence sur un nouveau terrain.
Mais, de nouveau, il y a maldonne. Ce sont les sœurs de Saint Vincent de Paul - encore ! - qui doivent occuper ce village du Liban.
Par bonheur, le révérendissime custode de Terre Sainte est à Beyrouth et y mande les sœurs. Les préparatifs sont terminés à Jérusalem.
La petite caravane, après un arrêt à Jaffa, arriva à Jérusalem le 14 août 1848. Le lendemain, les sœurs furent heureuses d'assister à la procession de l'Assomption - on était sous le régime des Capitulations - qui allait faire station au tombeau de la Sainte Vierge, dont les anges, un jour, firent un tombeau vide, en emportant au ciel le corps immaculé de la Mère de Dieu.
Les sœurs de Saint Joseph de l'Apparition sont toujours à Jérusalem.
Emilie de Vialar eut encore la joie d'établir des fondations à Jaffa, en 1849, à Bethlehem, en 1853.
Emilie de Vialar transfère la maison mère de Toulouse à Marseille (1852).
La maison mère resta seulement cinq ans à Toulouse. Dès le début du séjour dans cette ville, il était bientôt devenu évident que ce n'était qu'une position d'attente. Il y eut des moments très durs, des heures de véritable détresse ; la pauvreté fut à son comble. "Je suis seulement soutenue, écrivait Emilie de Vialar, par la confiance très certaine que la divine Providence s'est engagée à m'assister."
Cependant, le vicaire général, supérieur ecclésiastique de la communauté, et l'archiprêtre de la cathédrale - la maison des sœurs est située sur sa paroisse - s'intéressaient beaucoup à la congrégation qui venait d'arriver. Mais vraiment le "chômage" - si l'on peut dire - se prolongeait...
Puis il y eut le décès de l'archevêque, un changement de personnel à la chancellerie épiscopale. Le nouveau supérieur de la communauté n'eut-il pas l'idée, lui aussi, de porter la main sur les constitutions ? Il voulait couper et trancher. Faudrait-il recommencer encore les affaires d'Alger ? Non ! Plutôt partir discrètement, avant qu'un conflit éclate.
Si le séjour à Toulouse se révélait pénible, c'est que la Providence avait d'autres vues.
Dès le mois d'avril 1852, la supérieure générale se préoccupa de trouver un diocèse où elle serait accueillie à son avantage. Rodez lui aurait plu ; elle avait déjà trois maisons dans ce diocèse, riche en vocations. Mais les congrégations étaient déjà assez nombreuses pour les utiliser. Elle n'insista pas et prit le chemin de Marseille. C'est là que la Providence veut qu'elle aille.
Là, elle sera comprise, protégée, soutenue, heureuse. C'est sa Terre promise.
Marseille c'est la porte de l'Orient. C'est un port où elle aborde, où elle peut se mettre à l'abri, après tant d'orages ; c'est la sécurité et le calme. C'est le port d'où l'on partira, désormais, pour les nouvelles conquêtes apostoliques ; c'est le port où les sœurs fatiguées seront assurées d'aborder pour réparer leurs forces dépensées dans les travaux des missions.
La population s'intéresse, tout de suite, aux œuvres des sœurs de Saint Joseph de l'Apparition. Le clergé les soutient. Les autorités favorisent leurs projets d'enseignement.
"Les principales dames de la ville, écrit Emilie de Vialar, la femme même du préfet s'occupent de nous procurer des élèves." Le postulat et le noviciat se garnissent bien, en nombre et en qualité. Mais surtout ce qui fait du bien à la supérieur générale, autant et même plus que le bon air de Marseille, dont elle a souvent célébré les bienfaits, c'est l'accueil que lui a fait l’évêque du diocèse. Mgr de Mazenod est lui-même le fondateur d'une congrégation missionnaire : les Oblats de Marie Immaculée. Il veut contresigner lui-même le prospectus de l'école qui va s'ouvrir. Emilie de Vialar en est humblement fière, une telle faveur étant rare assurément. L’évêque prend connaissance des constitutions de la congrégation : il ne parle pas d'y changer une virgule. Il les approuve par lettres officielles dans les formes solennelles. Mieux que cela : il aime aller au couvent, y célébrer la messe et présider les cérémonies de prise de voile.
Ainsi, la supérieure générale goûte enfin le calme et le bonheur. Elle peut écrire : "La divine Providence a suspendu ses épreuves ; mon âge l'oblige à adoucir les croix, que, dans son amour pour moi, le Seigneur daignait me départir."
Emilie de Vialar fait connaître la charité du Christ et fait aimer la France
en Orient, en Birmanie, en Australie.
L'histoire des fondations des dernières années d’Emilie de Vialar ne peut être narrée ici en détail. Il est juste, cependant, d'en faire mention rapidement, pour sa part d'initiative, de responsabilité de direction qui en revient à la supérieure générale. Dans tous les établissements, quelque éloignés qu'ils soient, elle reste présente, du moins par des lettres, par sa spiritualité, son esprit, son affection, et même son prestige qui vaut à la congrégation une telle expansion.
Nous avons déjà signalé, en Méditerranée orientale, la présence d'établissements des sœurs de Saint Joseph de l'Apparition dans l'île de Chypre et dans l'île de Syra.
En 1848, ce fut l’évêque de l'île de Chio qui demanda des sœurs. Emilie de Vialar en envoya trois.
Les Capucins de l'île de Crète en demandèrent à leur tour, pour les aider, à la Canée. Elle en envoya deux d'abord, puis porta le nombre à cinq.
Puis nous sommes sur les rivages helléniques, mentionnons la fondation d'Athènes, qui fut la dernière des fondations établies du vivant de la Sainte, à la demande du consul de France, en 1856.
Nous avons dit précédemment comment les sœurs arrivées à Beyrouth n'avaient pas pu y rester. Elles y reviendront, mais bien plus tard, en 1872. En attendant, Emilie de Vialar établit une fondation à Saïda, l'antique Sion, où, dès l'ouverture de l'école, en 1853, les sœurs reçoivent deux cents élèves catholiques et cinquante musulmanes.
A la fin de l'année 1855, elle envoya quatre religieuses à Alep, par Alexandrie, Jaffa, Beyrouth, Alexandrette. Ce fut un voyage pittoresque rempli d'aventures, de dangers, de péripéties à faire regretter à la supérieure générale de n'avoir pas été de l'expédition !
A Trébizonde, en ce temps-là, sur les bords de la mer Noire, il y a des Capucins bien chargés de besogne. Ils demandent l'aide des sœurs d'Emilie de Vialar, en 1852. Il n'y a pas de terre d'exil pour des sœurs missionnaires. La supérieure générale envoie d'abord trois sœurs qu'elle gâte de tendresse et d'attentions, par des lettres fréquentes, parce qu'elles sont loin.
Cependant il y en a qui sont plus éloignées, en Birmanie, province de l'empire anglais des Indes.
Un jour du commencement de l'année 1847 - on était encore à Gaillac pour quelques mois - Emilie de Vialar, à l'heure de la récréation, s'entretenait familièrement avec les sœurs de la maison mère, qui étaient assises en cercle autour d'elle. A un moment, elle donna connaissance d'une demande qu'elle avait reçue, le 9 décembre précédent, du directeur des oblats de Marie-Immaculée de Turin, pour envoyer des sœurs en Birmanie. Un des pères de cette mission avait eu l'occasion de rencontrer Emilie de Vialar, à Malte, à l'occasion d'un voyage, et lui avait demandé des sœurs. Elle avait promis, et maintenant on la pressait de tenir ses promesses.
Ce jour-là, donc, elle leur demanda s'il s'en trouvait parmi elles qui consentiraient à aller dans une si lointaine mission. Toutes se levèrent sauf une, qui expliqua qu'elle ne se jugeait pas digne d'une telle faveur. La supérieure générale en choisit six, dont une âgée seulement de dix-neuf ans. Comme elle savait joindre l'humour à la gravité, elle lui dit en souriant : "C'est parce que je me fie à vous que je vous envoie si loin ; et puisque vous êtes la plus jeune, vous prendrez soin des autres."
Ce fut encore un voyage plein de périls. Le canal de Suez n'existait pas encore. D'Alexandrie, on gagnait la mer Rouge par voie de terre. Un individu suspect rôdait un jour, autour du convoi des sœurs. Mais soudain, un personnage inconnu, de mine respectable, se trouva là avec des paroles et des gestes de protection. Ce protecteur bénévole, qui se garda bien de dire son nom, disparut aussi soudainement qu'il était apparu, après l'embarquement des sœurs à Suez. Les sœurs pensèrent que c'était leur protecteur céleste, saint Joseph. La tradition s'en est maintenue dans la congrégation.
Enfin, en 1856, encore un nouveau bond vers l'est, mais un bond prodigieux, jusqu'à Frementle, sur la côte de l'Australie occidentale. Ne pouvant pas accompagner jusqu'à ces lointains parages les quatre sœurs qu'elle avait désignées, Emilie de Vialar voulut du moins les escorter jusqu'à moitié chemin de l'Angleterre, où elles devaient aller s'embarquer : Elle les accompagna jusqu'à Paris ; ce fut son dernier voyage.
Ainsi, l'on peut dire qu'il ne se passait pas d'années sans qu'il y eût une ou plusieurs fondations nouvelles.
La vaillante religieuse avait été soumise, avec la permission de Dieu, à beaucoup d'épreuves. Elle avait vu sa congrégation fécondée par la souffrance, tournée et retournée, comme une terre de labour par le soc de la charrue. Elle méritait bien, avant de s'endormir dans le Seigneur, de voir se lever les belles moissons.
Emilie de Vialar avait reçu de Dieu une grande intelligence
et une grande force de volonté.
Les natures les plus riches, les génies eux-mêmes ne sont rien, devant Dieu. Tous les dons, du reste, qui les élèvent au dessus de leurs semblables, c'est de Dieu qu'ils les tiennent.
D'autre part, nous savons que Dieu peut faire quelque chose de rien, c'est-à-dire qu’il peut se servir d'instruments très faibles et très défectueux pour accomplir de grandes choses. Humainement parlant, les apôtres n'étaient pas des valeurs de premier ordre, au jugement du monde.
Mais Dieu ne s'est pas engagé à négliger l'emploi, pour son service, des dons naturels dont Il a enrichi, lui-même, ses créatures.
Emilie de Vialar avait reçu de Dieu une intelligence remarquable, dont le reflet éclairait son visage, au dire de ses contemporains. Pénétration, justesse, vivacité, harmonie, équilibre, c'est de tout cela et de beaucoup d'autres qualités que son intelligence était faite. C'est tout cela que nous trouvons dans sa conduite, dans ces décisions, dans ses directions, dans ses paroles, dans ses écrits.
Emilie de Vialar a beaucoup écrit, non par inclination esthétique, mais par nécessité, par devoir d'état. Elle eût été écrivain de race, comme on dit, si ses loisirs ou ses goûts l'avaient portée de ce côté ; elle eût été non pas écrivain de rêve, avec un style pâle d'aquarelle, comme quelques écrivains romantiques de son époque, mais un écrivain d'action, au style vigoureux et naturellement pathétique. Nous pourrions en citer plus d'un exemple, principalement dans le mémoire adressé au maréchal Soult, à la suite de l'expulsion d'Algérie, par ordre du gouvernement. Une saine passion qu'anime et que soutient le souci de la justice outragée, élève le ton d’Emilie jusqu'aux accents de la grande éloquence, logique, pressante, irréfutable.
Toutefois, l'intelligence ne peut révéler tout son prix que si toutes ses démarches et opérations sont dirigées et contrôlées par une volonté ferme. Quelle volonté ne fallait-il pas à Emilie de Vialar, jusqu'à l'âge de trente-cinq ans, pour persévérer dans sa vocation, malgré les obstacles, malgré les interminables délais ? Quelle volonté ne lui fallait-il pas pour triompher des difficultés inhérentes à la fondation d'une congrégation nouvelle ? Quelle volonté ne lui fallait-il pas pour éviter de se laisser abattre par les épreuves dont elle fut assaillie, bien souvent, et pour en triompher ?
N'est-ce pas une merveille que le développement sans arrêt, de sa congrégation, alors qu'elle aurait dû sombrer, semble-t-il, soit lorsqu'elle fut obligée de quitter l'Algérie dans des conditions ruineuses, soit lorsque les trahisons de Gaillac mirent en danger les fondements eux-mêmes, soit lorsqu'une sorte d'indifférence et de solitude l'avaient momentanément enveloppée, à Toulouse, comme un brouillard mortel ?
Certainement, la main de Dieu soutenait l'édifice menacé. Mais la volonté d’Emilie de Vialar, pour sa part, le rendait inébranlable. Jamais un doute ne l'effleura. A travers sa volumineuse correspondance, on voit bien que sa sensibilité ne recevait pas les coups avec indifférence ; mais jamais ne se manifesta un signe de découragement : il n'y eut jamais un regard en arrière.
Ce fut toujours la même confiance, le même élan, aussi bien lorsque les vents étaient contraires que lorsqu'ils lui étaient favorables. La vie d’Emilie de Vialar fut véritablement un combat qu'elle mena avec une fermeté de caractère sans défaut, avec une volonté sans défaillance.
Emilie de Vialar avait un cœur généreux animé d'une ardente charité.
A ne considérer que les travaux et les combats, dans la vie militante de la Sainte, on pourrait être tenté de se la représenter principalement comme un chef intrépide, certes, mais quelque peu distant, peut-être, et froid et peu enclin aux manifestations du cœur, aux délicatesses de la tendresse humaine.
Or elle eut un cœur vraiment attentionné, affectueux et tendre pour les membres de sa famille, pour les malades et pour les pauvres. Pour les sœurs de sa congrégation, dont elle était la mère en Dieu, elle distribua les trésors d'un cœur maternel.
Elle était très attachée à sa famille. Sans parler de son affection pour son père, que l'on aurait tort de juger médiocre, sous prétexte qu'elle le quitta pour suivre l'appel de Dieu, elle aima toujours sa tante qui lui tint lieu de mère, à partir de treize ans, ainsi que sa cousine ; elle aima son frère Augustin, qui lui rendit de grands services ; elle aima son frère beaucoup plus jeune, Maximin, à qui elle-même tint lieu de mère à son tour. Elle aima ses neveux, notamment les deux premiers enfants d'Augustin ; elle n'allait jamais à Paris, quand ils y étaient, sans leur apporter des cadeaux dans un grand panier campagnard et conventuel, qui faisait la joie de l'entourage.
Nous l'avons vu, au cours de notre bref récit, pleine de cœur pour les malades, avec des attentions dépassant les exigences de la règle, eu point de gagner la confiance et l'affection des musulmans d'Algérie, qui se seraient fait tuer pour elle. L'histoire de ses fondations, de ses écoles, de ses orphelinats, de ses ouvroirs, de ses hôpitaux et dispensaires, c'est l'histoire extérieure et visible, sous tous les aspects, des qualités éminentes de sa charité. Sa charité et sa générosité, dans les œuvres, ne connaissaient pas, ne voulaient pas connaître de limites.
Mais c'est dans le sein même de sa congrégation qu'elle dépensa le meilleur de son cœur.
Elle veillait, en général, à la formation spirituelle des sœurs, par des entretiens, par l'envoi de livres de spiritualité. Elle excellait dans la direction individuelle, attentive aux nuances des âmes : elle savait élever, éclairer, encourager et, au besoin, guérir.
C'est le rôle d'une mère, dira-t-on. Assurément, mais ce qui est d'une mère, c'est de veiller, avec un soin minutieux, à tout ce qui intéresse la santé. Une jeune sœur, à Marseille, est languissante et faible, Mère de Vialar l'accompagne elle-même au dehors, pour lui faire prendre l'air. La sœur est sans appétit, faute de trouver rien à son goût. La Mère lui achète un poisson frais, l'apporte elle-même à la maison, à la grande confusion de la petite sœur ; elle comble la malade de tendresse, rit de sa confusion et du petit poisson qui fera merveille...
Il y a, à Trébizonde, bien loin, une sœur dont la poitrine est délicate, Emilie de Vialar s'en souvient. Elle recommande par lettre à la supérieure locale de veiller sur sa fragile compagne. "Qu'elle ait bien soin de se couvrir les épaules." On voit le geste alarmé d'une mère qui arrange elle-même les lainages protecteurs.
Emilie de Vialar possède l'art de dire le mot qui fait plaisir, mais sans tomber dans les fadaises déformantes des vains compliments. Elle sait consoler les sœurs affligées ; elle tire de son cœur les douces paroles qui apaisent la douleur et font trouver du réconfort dans l'amertume même des larmes. Aussi, comme elle multiplie ses lettres ! Dès qu'elle a un moment de libre, quel que soit l'endroit où elle se trouve, elle écrit. Elle établit, elle maintient le cœur à cœur.
Un jour, à Marseille, une jeune postulante s'est enfuie... oh ! pour le bon motif : c'était pour aller chez les Trappistines ; mais l'étourdie a négligé d'avertir, par peur, sans doute, d'être grondée et retenue. Et maintenant, par lettre, elle demande que l'on veuille bien lui expédier sa malle. La supérieure générale, bien loin de la gronder, lui répond avec une bénignité charmante, le sourire au bout de la plume : "J'ai été bien consolée en recevant votre lettre ; je craignais que vous ne vous fussiez bien fatiguée en marchant... Je comprends trop l'importance de suivre sa vocation, pour m'opposer à la vôtre... Si votre santé ne vous permettait pas de vivre à la Trappe, nous serions heureuses de vous recevoir à nouveau..."
Ce : "Je craignais que la marche vous eût fatiguée" n'est-il pas le cri du cœur d'une mère si tendre ? Toutes les mères s'y reconnaîtront.
Dans une période d'épreuves, il arriva à la supérieure générale d'écrire à l’archevêque d'Albi : "Le bon Dieu m'a donné un cœur fort."
Nous pourrions dire : "Le bon Dieu lui a donné un cœur maternel."
Il est vrai qu'il n'y a rien de plus fort que le cœur d'une mère.
Emilie de Vialar était animée d'un grand zèle de dévotion envers la Sainte Vierge.
En choisissant Saint Joseph comme patron de sa congrégation, Emilie de Vialar avait l'intention d'honorer le mystère de l'Incarnation, en tant que révélé aux hommes, par l'annonce qui en fut faite par l'ange, à l’époux de Marie (Saint Matthieu, I, 19-22)
Mais elle n'avait pas l'intention, pour cela, de négliger le culte de la Sainte Vierge. Est-il possible, du reste, d'imaginer que la Sainte Vierge soit absente, en général, du culte rendu à saint Joseph ? Un artiste a même supposé, en marge de l’évangile, que la Sainte Vierge assista discrètement à la visite du céleste messager. Nous voulons parler d'un demi-relief, en pierre blanche, que nous avons vu dans la chapelle du séminaire de Lyon, œuvre originale due au ciseau du sculpteur moderne Belloni.
Saint Joseph, lassé et soucieux, est au repos, à demi couché dans son atelier de charpentier, portant la main à son front, avec le geste de celui qui se creuse la tête pour se débarrasser d'une obsession. L'ange debout, les bras ouverts sous ses ailes, explique le mystère. Dehors, dans l'embrasure de la fenêtre, l'artiste a représenté Marie, tout enveloppée de rayons, les mains croisées sur la poitrine, les yeux baissés, recueillie et radieuse. Son cœur à elle, aussi, est débarrassé d'une peine gênante.
La dévotion d’Emilie de Vialar à la Sainte Vierge se manifesta par des pratiques personnelles de dévotion et par des prescriptions à insérer dans les exercices officiels de la communauté.
De bonne heure, la jeune Emilie de Vialar se familiarisa avec une statue de la Vierge, placée dans la vieille église abbatiale de Saint-Michel de Gaillac, œuvre du XIVe siècle, de grande valeur artistique et qui garde sa place dans l'histoire de la cité. Les consuls de Gaillac, en effet, prosternés devant cette statue, le 8 février 1654, firent un vœu à l'Immaculée Conception pour obtenir la cessation d'une épidémie qui faisait beaucoup de ravages. Le vœu fut renouvelé le 18 mai 1710. De nos jours, la statue est toujours abondamment fleurie et visitée. C'est devant elle que, chaque soir, à cinq heures, les personnes pieuses se groupent pour réciter, en commun, le chapelet, exercice annoncé par l'appel de la cloche et que préside, habituellement, l'Archiprêtre lui-même.
A l'époque où la jeune Emilie de Vialar, en avance sur son siècle, s'occupait d'œuvres de jeunesse, plus d'une fois elle dut conduire devant la Vierge de Saint Michel sa turbulente clientèle.
A vingt-cinq kilomètres de Gaillac, et à quatre kilomètres d'Albi, au nord, sur la colline dominant la ville et la large vallée, se trouve un antique sanctuaire dédié à la Sainte Vierge sous le vocable de Notre-Dame de la Drèche. De temps immémorial, on a vu s'y rendre, en pèlerinage, les paroisses de la région. Et Emilie, qui devait tant voir de sanctuaires au cours de sa vie, aimait les pèlerinages, où un spécial attrait double la faveur des prières.
Nous avons, notamment, connaissance d'un pèlerinage qu'elle fit, non plus cette fois à Notre-Dame de la Drèche, mais à Notre-Dame de Lorette, en Italie. Une sœur qui l'accompagnait dans cette circonstance a laissé des souvenirs sur cet épisode dont Emilie de Vialar aimait à parler. A Lorette, il lui semblait, disait-elle, entendre le céleste dialogue entre l'Ange et la Vierge Immaculée, la salutation magnifique et troublante d'une part, et, d'autre part, l'humble adhésion de Marie aux desseins éternels de Dieu.
A Marseille elle eut Notre-Dame de la Garde, pour ainsi dire sous la main. Elle en profita. Elle en profita même un jour audacieusement, pour demander un miracle. Une jeune novice malade se mourait ; le médecin avait abandonné tout espoir.
- Cette Sœur ne mourra pas, dit soudain la supérieure générale. La Sainte Vierge guérira.
Le lendemain, stupéfaction du médecin de trouver sa malade encore en vie.
- C'est un miracle, dit-il. Je l'attesterai s'il le faut.
Et la convalescente de demander à son tour :
- O ma Mère, qu'avez-vous donc promis à la Sainte Vierge pour qu'elle m'ait guérit ?
- Contentez-vous de remercier votre Mère du Ciel, répondit la supérieure. Je vous en indiquerai le moyen.
Dès que ce fut possible, toutes deux montèrent à Notre-Dame de la Garde ; elles gravirent à genoux les degrés de l'escalier qui débouche, comme en plein ciel, sur la splendide esplanade.
Le règlement qui précise l'emploi du temps des sœurs ne pouvait que se ressentir heureusement de la dévotion de la fondatrice envers la Sainte Vierge. Il va de soi que le chapelet, les litanies, le Salve Regina font partie du pain quotidien de l'âme, pour toute la congrégation. Mais l'Ave Maris Stella est un supplément tout indiqué pour les sœurs missionnaires de Saint Joseph de l'Apparition qui, parcourant les mers si souvent, ont besoin de voir briller l’Étoile. Toutes les heures doivent être marquées par la récitation d'un Ave Maria, suivi d'invocations. Mais entre toutes les heures, c'est l'heure de minuit qui doit être honorée spécialement, lorsque c'est possible, par un acte d'adoration, en union avec Marie prosternée à Bethléem, devant son Dieu qui est devenu petit enfant.
Après l'examen, trois Pater et Ave sont récités en l'honneur de la Sainte Famille. Le Sub tuum clôture tous les exercices. Au verso de la croix des religieuses se trouve l'image de la Sainte Vierge. Le monogramme de la Congrégation est J.M.J.
Emilie de Vialar aime particulièrement la récitation du chapelet. Elle exhorte les maîtresses de classe à en inculquer l'usage aux élèves. Elle en parle à tout le monde, à ses parents, à ses nièces. Pour sa part, elle apporte à la récitation du chapelet des inventions ingénieuses, des invocations riches qui en multiplient le profit et l'attrait.
C'est par la récitation du chapelet qu'elle s'achemine vers le bonheur des heures de contemplation, dont Dieu se plaisait à la favoriser, comme nous allons le dire plus loin. C'est à Marie qu'elle demande de l'introduire auprès de Jésus, suivant la traditionnelle méthode : ad Jesum per Mariam.
Emilie de Vialar, garda, toute sa vie, l'intime union avec Dieu.
Nous avons déjà mentionné, d'après le propre témoignage d’Emilie dans son mémoire sur sa vie intérieure, quelques faveurs extraordinaires dont elle fut gratifiée, à plusieurs reprises, au temps de sa jeunesse. Ces faveurs sont l'indice d'une vie d'intimité avec Dieu. Ajoutons-y la confidence suivante : "Dieu, me dit un jour ces paroles : Garde ma présence ; je t'y rappellerai lorsque tu t'en éloigneras."
C'étaient encore les années de Gaillac, les années de préparation. Les contrariétés qu'elle rencontrait à cette époque-là n'étaient rien en comparaison des difficultés et des épreuves réservées à la Fondatrice et à la Supérieure générale. Comment imaginer que, dans sa vie toute de mouvement et d'activité extérieure, il pût y avoir une place de loisirs et pour la contemplation ? La vérité est que l'âme de la Sainte était comblée de grâces exquises d'union à Dieu, grâces sensibles que Dieu lui donnait, déjà, comme une récompense réconfortante. L'heure et le cadre extérieur n'y étaient pour rien. Elle était aussi recueillie sur le pont d'un navire, assise sur les cordages, que dans le calme d'une chapelle. C'était en son cœur qu'elle portait la mystique intimité de Béthanie. Jésus la visitait. Quelque lettres à son directeur spirituel sont fort claires sur ce point.
"Il a fallu de nouveaux bienfaits du Seigneur pour ôter de mon âme cette noire tristesse... Je ne veux pas garder la responsabilité devant Dieu de ce qui m'est plus cher encore que les douceurs que Jésus-Christ me prodigue... Je n'ai qu'à remercier l’Époux céleste de m'avoir choisie pour porter sa croix ; elle est bien douce quand on a l'espérance d'être aimé de Lui... Je m'occupai pendant plusieurs heures de ma contemplation chérie, et, j'ose le croire, chère à Jésus-Christ, qui, comme d'ordinaire, y prenait la plus grande part, en la favorisant de son amour...
J'ai beaucoup d'épreuves, mais Dieu est toujours là pour me soutenir... Mes veilles se passent, le plus souvent, avec le Seigneur... J'ai été inondée de l'effusion de son amour et je le suis toujours, lorsqu'il doit m'arriver de nouvelles tribulations... Ma confiance augmente en proportion de mes épreuves, etc."
Plus d'une fois, les sœurs surprirent leur supérieure générale dans des états de contemplation. Elle était vraiment hors de la terre et comme ravie en Dieu, notamment dans ses visites au Saint Sacrement, dans ses actions de grâce après la communion et même au cours de certains exercices de la communauté. Il fallait l'avertir que c'était l'heure d'aller à tel endroit, de faire telle chose. Alors c'était comme si on l'eût obligée de sortir d'une chère cellule où elle goûtait la solitude comme une ermite, suivant le mot naïf de saint François d'Assise : "Notre frère le corps est une cellule, et l'âme est l'ermite qui y demeure."
Un écrivain moderne a dit de Sainte Catherine de Sienne, qui fut, elle aussi, une grande militante : "En périodes troublées, Catherine avait construit dans son âme une cellule secrète, d'où personne ne pouvait la chasser et qu'elle résolut de ne jamais quitter, quelles que fussent ses occupations extérieures." On pourrait en dire autant d’Emilie de Vialar.
C'est dans ce don de l'union sensible à Dieu et de la contemplation que réside le secret de sa force d'âme, de son calme, de son intrépidité, de sa confiance inaltérable.
Son cœur à Dieu ; Dieu dans son cœur aimant : c'est la "meilleure part" qui puisse être donnée à une âme. Ce fut la meilleure part dans la vie militante d’Emilie de Vialar.
Emilie de Vialar est rappelée à Dieu le 24 août 1856.
La santé de la supérieure générale, à cinquante-huit ans passés, se ressentait de tant de travaux entrepris, de tant de peines endurées pour la fondation et l'expansion de sa congrégation. La supérieure générale ne se répandit jamais beaucoup en confidences sur l'état de sa santé ; elle n'eût pas jugé cela de bonne éducation. A peine disait-elle un mot rapide aux membres de sa famille, à la manière d'un soldat sur le front, et parce que cela devait faire plaisir.
Dès 1850, elle écrivait : "Je suis moins forte corporellement pour supporter les peines, mais la vigueur de mon âme s'est accrue ; dès lors, l'âme use un peu le corps" (lettre à son directeur). C'était une usure latente, par infiltrations obscures et silencieuses. La fatigue se faisait sentir de plus en plus, fatigue d'autant plus dangereuse qu’Emilie de Vialar n'en tenait aucun compte, se levant à 4 heures, alors qu'elle n'en pouvait plus, pour mettre à jour sa correspondance. Et puis il y avait cette hernie qu'elle avait contractée, jeune, un jour qu'elle apportait du blé à un pauvre, dans un sac trop lourd. Le mal ne se révéla que lorsqu'il n'était plus temps d'y porter remède.
Le vendredi soir, 22 août, elle fut prise de violentes douleurs d'entrailles. Elle reçut les derniers sacrements. Puis la douleur s'apaisa peu à peu, parce que la vie se retirait vite. La Révérende Mère s'endormit dans la paix, le soir du dimanche 24 août.
Le service des funérailles eut lieu le surlendemain à l'église paroissiale de Notre-Dame du Mont ; et l'inhumation se fit au cimetière Saint-Charles.
Au milieu de la consternation générale qui laissait toute la communauté désemparée, à la maison mère, une sœur du Conseil eut l'idée de retenir le cœur de la Révérende Mère et de le faire embaumer, pour le garder à côté du cœur de sa mère à elle, que M. de Vialar avait fait embaumer autrefois. Ainsi la destinée terrestre de ce cœur fut fixée tout de suite.
Il n'en fut pas de même pour toute la mortelle dépouille, comme si les restes d’Emilie de Vialar ne devaient pas connaître immédiatement le repos. Quatre ans après leur inhumation au cimetière Saint-Charles, ils furent transférés au cimetière Saint-Pierre. Ils devaient y demeurer cinquante-quatre ans. Le 10 mars 1914, ce qui restait du corps de la Sainte Mère quitta le cimetière. La Mère rentra... chez elle, dans le domaine de ses filles et au milieu d'elles.
Dans le domaine de la Capelette, à l'est de Marseille, en bordure de la route de Toulon, se trouve un grand enclos avec une vaste maison d'allure imposante. En 1863, sept ans après la mort de leur supérieure générale, les sœurs achetèrent ce domaine et y établirent leur maison mère.
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Dans le jardin du convent, se dresse un petit oratoire au milieu des fleurs. C'est là que se trouve le caveau qui a renfermé pendant vingt-cinq ans les restes d’Emilie de Vialar.
Sur la dalle de marbre recouvrant le caveau, se lit cette inscription qui pourrait se chanter comme un hymne de gratitude, de louange et d'amour :
Ici repose dans la paix du Seigneur :
Anne-Marguerite-Adélaïde-Emilie de Vialar
Fondatrice de la Congrégation des sœurs
Saint-Joseph de l'Apparition,
qu'elle a gouvernée pendant 24 ans
avec une grande suavité et un zèle admirable.
Plus son œuvre se répandait et prospérait,
plus elle s'abaissait elle-même,
attribuant tout à Dieu seul.
Elle mourut le 25 août
1856, à l'âge de 59 ans.
Que Dieu, bonne Mère
veille sur la famille que vous avez laissée ici-bas
et qui ne vous oubliera jamais !
Nous devons ce texte au Pr Testas, chanoine titulaire d'Albi.
Emilie de Vialar a été béatifiée par le pape Pie XI, le 19 mars 1935.
Elle a été canonisée par Pie XII, le 24 juin 1951.