EUGENIE SOURGET
Eugénie Sourget de Santa-Coloma est née à Bordeaux le 8 février 1827. Elle est la fille de M. de Santa-Coloma, consul du Chili et consul général de la Confédération Argentine en France.
Dès son enfance, des aptitudes musicales extraordinaires se montrèrent en elle. A l'âge de quatorze ans, au retour d'un voyage à Paris, où elle avait pris des leçons de Zimmerman et de Bertini, elle joua pour la première fois en public, dans un concert du Cercle Philharmonique, un concerto de Riès. L'harmonie lui fut enseignée par Colin et l'orchestration par Costard-Mézeray. Plus tard, elle révéla des facultés vocales exceptionnelles développées par le professeur Arregui.
En 1842, elle publia, chez Escudier, sa première composition : une barcarolle intitulée "Mon Étoile", puis vinrent "Chante Madeleine" (Paris, Messonier, 1846), "Ode à une Jeune Fille" (Paris, Messonier, 1847). C'est à cette époque qu'elle alla à Paris et y obtint, comme cantatrice et comme compositeur, une suite de triomphes dont les quelques citations qui vont suivre, extraites soit des journaux du temps, soit de correspondances privées, suffiront à peine à donner une idée exacte. Disons d'abord que la jeune virtuose, accueillie dès le premier moment, tant dans les salons de la haute société parisienne que chez des sommités littéraires et artistiques de l'époque, était recherchée avec non moins d'empressement chez Victor Hugo, chez Halevy (qui lui offrit d'écrire un rôle nouveau pour sa voix), chez Mme Orfila, que chez la marquise de Gabriac, la comtesse d'Apponyi, la comtesse Duchatel ou la marquise de Lagrange.
Extrait du journal l'Illustration du 17 avril 1847 :
"Il n'est plus question, en ce moment, dans tous les salons du grand monde, que de Melle de Santa-Coloma, de sa voix admirable, de la perfection de son chant, de la manière simple dont elle en fait usage. Est-ce à l'Art que, si jeune, elle doit un si grand talent ? Quelque peine qu'on éprouve à le dire, il faut bien avouer que jamais le travail et la méthode ne produisent de semblables merveilles. Ce qui explique pourquoi, en entendant chanter Melle de Santa-Coloma, un de nos grands chanteurs, célèbre professeur lui-même (le ténor Duprez), lui aurait dit : "Gardez-vous bien, Mademoiselle, de prendre un professeur de chant".
C'est à la même époque que Melle de Santa-Coloma, tout en prêtant son précieux concours aux œuvres de bienfaisance patronnées par Mmes de Gabriac et d'Apponyi, était reçue dans le salon de la place Royale où Victor Hugo, sous le charme des accents inspirés à la jeune muse par ses poésies, lui accordait, par une faveur jusque-là refusée aux compositeurs de musique, l'autorisation de publier les œuvres musicales qu'elle avait écrites sur les paroles du poète des "Chants du Crépuscule" et des "Orientales".
C'est au lendemain de cette inoubliable soirée, qu’Emile Deschamps, le poète des grands jours du romantisme, le fidèle compagnon de Victor Hugo, de Lamartine, de Sainte-Beuve, d'Alfred de Vigny, adressait à Melle de Santa-Coloma, l'hommage qu'on va lire :
Comme le Dieu caché jaillit du bloc de marbre
Sous le ciseau de Canova
Comme la fleur en germe éclôt au front de l'arbre
Lorsque son soleil lui dit : va !
Comme le jeune amour qui dormait dans une âme
S'éveille aux appels du regard,
Ainsi ces beaux accents et ces notes de flamme,
Divin langage de Mozart,
Dorment languissamment dans leur nuit inféconde,
Jusqu'à l'heure où tous, à la fois,
Oiseaux ressuscités, ils s'en vont par le monde
Sur les ailes de votre voix !
Et l'extase vous suit, et tout chagrin repose,
Et quand cesse l'Hymne vainqueur,
De même qu'un parfum qui survit à la rose,
L'écho nous chante encore au cœur !
Jeune fille, le ciel où vous êtes connue
Vous dota d'un charme si grand
Qu'à vous entendre, un soir, la joie est revenue
A ceux qui pleuraient Malibran !
Et ce que je dis là, c'est justice tout juste,
Car d'un salon charmant faisant un temple auguste
Votre chant retentit si pur, si ravissant,
Qu'élancé vers le ciel, on croit qu'il en descend !
Quelques jours plus tard, au moment où la famille de Santa-Coloma se préparait à regagner Bordeaux, c'était Mme Sophie Gay qui adressait à la jeune Eugénie cet appel flatteur :
Sans regret, sans pitié, fauvette fugitive,
Eh quoi ! vous nous quittez quand le printemps arrive,
Au moment où l'oiseau que rappellent nos chants.
Moins habile que vous, vient égayer nos champs !
Pourtant de son retour vous n'avez rien à craindre,
Votre charme enivrant il ne saurait l'atteindre ;
Il n'a pas ces accents qui nous tirent des pleurs,
Cette âme qui vous fait deviner nos douleurs.
A votre souvenir nous restons fidèles ;
Mais pour nous enchanter, fermez encor vos ailes.
De l'assemblage heureux du génie et des arts,
Des grâces qui vous font chérir de toutes parts.
Ah ! restez dans nos murs pour nous donner l'exemple,
Songez que du talent Paris seul est le temple,
Songez que son encens, ses vœux, sont immortels,
Et ne ravissez pas l'idole à ses autels !
Enfin, et comme consécration officielle du tribut d'admiration payé par le monde parisien à notre jeune compatriote, elle, dont nous sommes forcés d'abréger les détails, M. Louis Lurine lui adressait quelques mois plus tard, la lettre suivante :
Mademoiselle,
Le Comité de la Société des Gens de Lettres, qui vous entend de loin, en regrettant de ne pas pouvoir vous entendre de près, m'a délégué l'honneur de vous demander un autographe lyrique pour l'album que nous préparons dans un intérêt confraternel. Le Comité des Gens de Lettres me recommande de vous exprimer tout le plaisir et tout l'orgueil qu'il éprouverait à voir figurer votre nom sur un monument dédié à la Littérature et par les Arts, à la Confraternité des littérateurs et des artistes.
Je suis fier et heureux, Mademoiselle, d'avoir été choisi pour vous transmettre un pareil vœu, qui est un hommage à votre personne et à votre talent.
Je vous prie, Mademoiselle, de recevoir l'expression de mes sentiments les plus élevés.
C'est à cette époque que Melle de Santa-Coloma devint par son mariage (1849) Mme Adrien Sourget. A dater de ce moment, elle donna carrière, avec un entrain nouveau, au génie de la composition qui s'était éveillé en elle dès ses plus tendres années. C'est alors que parurent successivement : "L'Appel du Gondolier" ; "Angèle, c'est ton Nom" ; "Les Cloches du Soir" ; "Nisida" ; "Le Soir" ; "Le Crucifix", pour ne citer que les plus populaires.
C'est après avoir entendu "Le Crucifix" que Franz Liszt écrivait à son auteur :
Vous avez traduit pieusement, en musique, une sublime et sainte poésie de Victor Hugo : "Le Crucifix".
La critique journalière n'a pas à se mêler de pareilles inspirations, qui appartiennent au plus intime du cœur.
Je vous prie d'agréer, Madame, mes très respectueux hommages.
A son tour, Mme Marceline Desbordes-Valmore, touchée de voir Mme Sourget avoir recours à ses poésies dans quelques unes de ses œuvres, lui en offrait de nouvelles, en ces termes flatteurs :
... l'expression me manque devant tant de grâce et de génie. Mais puisque vous n'avez pas dédaigné d'élever ma tristesse dans vos chants divins, c'est elle-même qui s'offre à votre musique ou à vos rêveries. Si elle n'éveille pas cette fois en vous l'inspiration, qu'elle obtienne du moins l'accueil du cœur qui a causé un moment avec le mien.
Les professeurs de Paris, entre autres Mme Eugénie Garcia, belle-sœur de la Malibran, qui, dans sa correspondance, traite plaisamment notre jeune compositeur de "Chère Maestro", lui disent à l'envi que ses œuvres sont demandées chez tous les marchands de musique :
Tous les soirs, elles sont répétées chez moi, dit Mme Eugénie Garcia, chez le président Benoit-Champy on ne sait plus s'endormir sans avoir entendu : "Les Cloches", "La Sérénade", etc... et mes élèves, TOUTES, disent le "Boléro", "Nissida", "Madeleine", etc...
Cette vogue commençait à s'étendre au delà de nos frontières, témoin ce passage d'une lettre de Désirée Artot, la célèbre cantatrice, datée d'un cours du Nord dont elle obtenait de grands succès :
On me remet à l'instant vos charmantes "Cloches du Soir", et, après les avoir essayées, je suis convaincue qu'elles seront bien vite aussi favorites de notre bien-aimée Reine, que votre "Hommage", son "Hommage", comme elle dit.
Témoin aussi ce mot du pianiste Antoine de Kontsky, qui écrivait de Madrid :
... au sein de la famille de M... nous parlons toujours du sublime talent de Mme Sourget, la vraie diva des beaux-arts, et nous nous écrions, comme de vrais espagnols : "Jamas vi tal cosa !".
Vers 1864, Mme Sourget fit représenter dans un salon bordelais un opéra en un acte, "L'Image", sur des paroles de Scribe.
En 1872, elle publiait un "Trio" instrumental où l'on trouve, comme dans toutes ses compositions, un charme enchanteur tout particulier. D'autres éditeurs ont depuis, publié plusieurs de ses œuvres : Lucca, de Milan, une "Sérénade" pour main droite seule ; Heugel, de Paris, une mélodie de chant, "La Cigale et la Fourni" ; Rothan, d'Amsterdam, une mélodie pour piano : "Souvenirs d'Amsterdam".
Enfin, en 1875, l'inspiration de Mme Sourget lui dicta des pages magistrales pour orchestre et pour orgue et orchestre. Au premier rang de ces compositions, il convient de citer "L'Introduction et Choral" pour un grand orgue et orchestre, joué à Bordeaux en diverses circonstances, et à qui les grandes sociétés musicales du nord (à Amsterdam notamment), font régulièrement, chaque année, les honneurs de leur programme dans leurs concerts de musique classique.
L'exécution annuelle de cet ouvrage et de ceux qui le suivirent bientôt : "Andante", pour orgue et orchestre ; "Gavotte", pour orchestre ; "Suite Symphonique" ; "Ballade", pour orgue et orchestre, valut à leur auteur, de la part de la direction de la Société Musicale du Palais de l’industrie d'Amsterdam, l'envoi d'un diplôme d'honneur.
Cette estime, inspirée au public hollandais par le talent de notre compatriote, lui fut d'ailleurs confirmée, dans une autre circonstance, d'une façon, sinon officielle, du moins tout particulièrement émouvante, à en croire le récit d'un témoin oculaire :
C'était au mois de mai 1883, pendant l'exposition d'Amsterdam. Mme Sourget, dont les œuvres d'orchestre étaient applaudies dans cette ville depuis plusieurs années, assistait pour la première fois à leur exécution. Le Palais de l’industrie, où se donnent les grands concerts populaires, est sur le même plan que celui de Paris. Une multitude de petites tables disposées pour que les familles, par groupes, puissent écouter la musique tout en prenant le thé ou des glaces ; tout autour, de larges avenues permettent la circulation du public, dans l'intervalle des morceaux. Il y avait, ce jour-là, plus de deux mille personnes. Après l'exécution de "La Ballade", les applaudissements de l'orchestre et de son chef, se tournant tous ensemble du côté de Mme Sourget, donnaient au public un premier éveil sur la présence de l'auteur, et les regards curieux cherchaient à deviner qui pouvait être cette petite personne emmitouflée dans son cachemire et paraissant plutôt disposée à rentrer sous terre qu'à monter au Capitole. Arrive, enfin, le "Choral", pour orgue et orchestre, avec ses effets d'une puissance extraordinaire. Ici se produisit une ovation aussi belle que touchante. Cet orchestre se tournant avec enthousiasme vers l'auteur dont il vient d'interpréter l'œuvre ; ces deux mille spectateurs informés enfin de sa présence et l'acclamant pendant plusieurs minutes ; la foule se pressant autour d'elle et défilant pendant un quart d'heure devant sa table, et, enfin, l'orchestre entonnant sa fameuse "Fanfare d’honneur" qui obligea la si modeste triomphatrice à se lever, rouge comme une pivoine et tremblante d'émotion, pour ébaucher une révérence de remerciements. Voila, on se figure aisément une scène inoubliable pour ceux qui en furent les témoins attendris, comme pour celle qui en fut l'objet.
Impossible d'énumérer toutes les manifestations écrites et verbales qui accompagnèrent ce mouvement du grand public, et qui vinrent tant d'un publiciste français présent à la séance (M. Jules Bloch, rédacteur du Voltaire, chargé d'une mission du gouvernement français), que d'un membre de l'Académie de Dresde offrant de faire exécuter les œuvres de Mme Sourget par les orchestres de son pays.
Nous nous reprocherions toutefois de ne pas citer ici ce passage d'une lettre adressée à notre auteur par Melle Yetta Blaze de Bury, fille de l'éminent critique de "La Revue des deux Mondes":
... permettez-moi, surtout, Madame, de vous rendre grâce de tout mon cœur pour l'émotion profonde que j'ai éprouvée en vous écoutant ! Le "Choral" m'a terrassé. C'est le seul mot qui rende ce que j'ai éprouvé, et la "Symphonie", pour orgue et orchestre, m'a remplie d'une telle émotion que je ne puis la comparer qu'à ce qu'on éprouve auprès des plus grands !...
Après cette rapide esquisse de la carrière musicale de Mme Adrien Sourget, est-il besoin d'insister beaucoup auprès de ceux qui ont été témoins de sa vie, toute de vraie simplicité et de dévouement au bien en même temps qu'au beau, pour leur faire apprécier ce qu'était la douce et noble femme dont nous publions le portrait ? Est-il besoin de rappeler à ses contemporains, toujours si gracieusement accueillis dans son salon, véritable temple de l'Art, ce constant souci des œuvres charitables et bienfaisantes qui la guidait dans l'organisation de ses concerts au profit des artistes malheureux et la porta à assumer, pendant deux ans, la charge d'une classe devenue vacante au Conservatoire de Sainte-Cécile ? Nous ne le croyons vraiment pas, et puisque le nom de notre Société musicale est venu sous notre plume, qu'il nous soit permis de terminer cette notice en citant les paroles prononcées, au sujet de celle qui en a fait l'objet, par le grand artiste Francis Plante, présidant la distribution des prix de l'année 1895, après avoir rendu un précieux hommage à sa mémoire, il ajouta :
Vous l'avez tous connu, notre Muse bordelaise, dont Rossini me disait un jour, avec sa douce bonhomie et son esprit d'analyse : "Depuis la Malibran, je n'ai pas connu une nature aussi ardente pour l'Art". Et, en effet, poursuit-il, quelle nature rare, exquise, étrangère aux petitesses, aux banalités et aux médisances, toute de grâce, d'élévation et de poésie ! Elle a vécu dans une constante recherche de l'idéal : elle l'a surtout demandé à l'Art. Et pour emprunter une belle parole d'un poète éloquent : "Elle s'était établie de bonne heure à ce bord extrême du monde réel, d'où il suffit d'un coup d'aile pour s'élancer aux sphères infinies !".
En quittant ce monde d'où Dieu l'a rappelée à lui, le 11 juin 1895, celle qui n'avait vécu que pour l’art et pour la bienfaisance, a voulu laisser après elle un témoignage de son impérissable sollicitude pour ce qui fut le culte de sa belle existence, et a fondé, au profit des Conservatoires de Paris et Bordeaux, deux prix à distribuer annuellement à son nom.
« Le Médaillon Bordelais ». Archives de la Bibliothèque Nationale.