Histoire Portal

 

 

 

LES ANNÉES D’ÉTUDES[1]

 

Antoine Portal est l’aîné de seize enfants. Né d’une famille qui, de temps immémorial, cultivait avec succès toutes les branches de l’art de guérir. Son grand-père, puis son père, furent consuls de Gaillac. Sa famille voyait en lui, pour continuer la tradition, un futur médecin, aussi l’envoya-t-elle en 1752 poursuivre des études au collège des Jésuites d’Albi. Il y fit ses humanités en compagnie de La Pérouse, dans les conditions les meilleures, montrant un réel goût du travail.

 

Il fut confié ensuite, en 1761, disent ses biographes, aux Doctrinaires de Toulouse, réputés pour l'enseignement de la philosophie, dans leur célèbre collège de l'Esquille qui lui apprirent le réalisme, le sens de l’observation et la subtilité du détail, ce qui lui servit plus tard dans ses travaux anatomiques. Collège d'où allait sortir une pépinière de médecins illustres[2], puisque après Portal, Pinel en 1766, et plus tard Larrey et Esquirol y furent élèves. Ce collège possédait de plus le grand privilège de conférer la « maîtrise des arts » et Portal put conquérir cet important diplôme qui ouvrait la voie des études supérieures.

 

Ainsi armé, il se sent porté vers les études médicales et c'est à l'Université de médecine de Montpellier, dont la réputation était prestigieuse, qu'il va se rendre au début de l’année 1762. Il y fut reçu dans l’intimité de M. de Cambacérès, maire de cette ville, et de M. de Montferrier, fermier général.

 

Montpellier qui depuis trois siècles brillait de toute sa gloire, avait été animée par des hommes dont le savoir et le génie étaient inégalables, à la fois médecins et philosophes, mais surtout praticiens. Elle avait profité de la trêve du conflit qui régnait à Paris entre médecins et chirurgiens. C’est encore à l’Ecole de Montpellier que fut autorisé exceptionnellement en France la première dissection du corps humain en 1375. Elle fut déclarée obscène et resta sans suite longtemps. En effet, la dissection des cadavres fut pendant tout le Moyen-âge proscrite par les autorités civiles et religieuses, le corps humain étant considéré comme sacré et inviolable et la mort comme une intervention divine à laquelle l’homme doit se soumettre.

 

 

Immatriculation autographe d’Antoine Portal à l’Université de médecine de Montpellier à la date du 2 avril 1762

 

Il allait y passer plus de quatre années au cours desquelles on peut le suivre fidèlement, grâce aux registres officiels de la faculté. Nous savons par le registre des matricules qu'à la date du 1er avril il acquitte les droits d'immatriculation se montant à dix livres et cinq deniers : « Portal Antoine, de Galhac en Albigeois, diocèse d'Albi, envoyé par Monsieur son père, recommandé à M. Chaptal, a consigné sa matricule le 1er avril 1762... 10 1.5. » Étant ainsi en règle avec le Trésor, il va dès le lendemain 2 avril, être immatriculé. On trouvera ci-dessus le fac-similé de sa formule d'immatriculation, écrite en latin de sa main, signée de lui, faisant état de ses études antérieures et de son diplôme de maître es arts, et demandant son admission dans le corps des étudiants de l'Université de médecine de Montpellier. Son immatriculation lui servait de première inscription. A partir de cette date, on retrouve son nom régulièrement tous les trois mois sur le registre des inscriptions : mai - août - novembre - février, jusqu'à sa douzième inscription prise en février 1765 au moment de son doctorat.

 

Antoine Portal, élève de première année, est d'emblée l'étudiant studieux, tout à son travail, suivant l'enseignement avec le plus vif intérêt. Il témoigne dès le début d'un attrait particulier pour la science anatomique. Ses maîtres en cette branche, le professeur J. Fr. Imbert, titulaire de la chaire d'anatomie et botanique, et son assistant J.B. Laborie, professeur au Collège royal de chirurgie de Saint-Côme à Montpellier et démonstrateur royal d'anatomie à l'Université de médecine, remarquent son goût pour cette science et l'encouragent. Et voici que Portal va recevoir bientôt un autre encouragement : il n'avait pas encore 20 ans, lorsque la Société royale des sciences de Montpellier, qui était alors l'égale de celle de Paris, l'admit, en 1763, au nombre de ses membres correspondants, en témoignage de la haute opinion qu'elle avait prise de son talent dans un mémoire qu'il venait de lui adresser sur les luxations en général. Au cours des années suivantes, il s'adonne aux études de physiologie sous la direction du professeur de Lamure mais il s'attache surtout à approfondir des connaissances d'anatomie dans le but de mieux connaître les altérations et les lésions des organes malades et d'éclairer ainsi les tableaux cliniques. Dans ce domaine, les ouvrages de Morgagni lui sont précieux. Ce parallélisme anatomie et clinique, Portal va en donner une première application dans sa thèse de bachelier citée plus haut. Il y étudie les divers types anatomiques de luxations, leurs lésions, leur symptomatologie et présente un appareil de réduction ingénieusement construit par lui, basé essentiellement sur les données de l'anatomie. Dans la construction de cet appareil, il a su, dit-il, éviter les imperfections et les inconvénients nuisibles des diverses machines préconisées avant lui. Il en donne un schéma avec légende explicative en français « car les ouvriers n'entendent point ordinairement le latin » et apporte le témoignage de deux relations élogieuses signées de la Société royale des sciences de Montpellier et de l'Académie royale des sciences, inscriptions et belles-lettres de Toulouse. On comprend la valeur qu'aurait pu avoir une telle invention à une époque où l'anesthésie n'existant pas, la réduction des luxations était souvent impossible, mais à l'usage, l'appareil se révéla imparfait et Portal reconnut son échec.

 

 

Le nouveau bachelier[3], conformément aux règlements en vigueur, devait alors faire quelques cours, revêtu de la robe professorale, coiffé du bonnet carré, le cours étant annoncé par la cloche de l’école. Portal fit les siens les 13, 14 et 17 août 1764, en présence des professeurs Le Roy, Barthès et Imbert et eut à commenter quelques aphorismes d'Hippocrate. C'était maintenant pour Portal la période des examens, ceux-ci étant en effet tous groupés en fin d'études, période redoutable où les épreuves se succédaient à un rythme accéléré entre la dixième et la douzième inscription.

 

Les 5, 6, 9 et 12 septembre 1764, il affronte avec succès les quatre examens « per intentionem adipiscendi licentiam » devant les professeurs Venel, Le Roy et de Lamure. A la fin de ce même mois, il passe l'épreuve des Triduarnes, deux examens par jour durant trois jours consécutifs : le 22 septembre devant les professeurs de Lamure et Venel, le 23 septembre devant les professeurs Le Roy et Barthès et le 24 septembre devant les professeurs Imbert et Haguenot. Deux mois plus tard, il est reçu à l'examen particulièrement redoutable du « Point rigoureux » : « Monsieur Portal a fait son point rigoureux et reçu le 3 décembre 1764 », indique le Registre.

 

Quelques jours après c'est la « licence en médecine », diplôme essentiel, puisqu'il donnait le droit d'exercer et d'enseigner la médecine dans le monde entier. Nous lisons sur le registre des examens : « MM Solier, Pochard, Portal et André Dupesseau ont reçu leurs licences de M. de Saint-Bonnet, grand-vicaire en présence de M. Haguenot, doyen et de M. Fizes, le 7 décembre 1764 ». Le registre des certificats est plus explicite, on en trouvera la reproduction ci-après.

 

Voici enfin le doctorat : le 1er février 1765 a lieu, suivant le rite traditionnel, la cérémonie solennelle des épousailles de Portal avec la médecine. « M. Portal est passé docteur sous M. Fizes le 1er février 1765 », porte le registre. Rappelons qu'à cette époque, l'épreuve du doctorat ne comportait pas de présentation de thèse, la seule thèse existant alors étant celle du baccalauréat en médecine placée en cours d'études.

 

Antoine Portal arrivait ainsi à son but : le diplôme de docteur en médecine de Montpellier. Ses années d'études dans la célèbre université avaient été fructueuses. Il avait acquis un solide bagage scientifique et médical. Ses professeurs avaient su reconnaître sa valeur et apprécier ses rares qualités. Ils lui témoignaient beaucoup d'estime et devinaient en lui un futur Maître.

 

 

Admission à la Licence en médecine d’Antoine Portal à l’Université de médecine de Montpellier à la date du 3 décembre 1764, relevée sur le registre des certificats de Licence. On remarquera les signatures de Imbert Chancelier et juge ; Haguenot, doyen ; de Sauvages ; Venel ; Delamure ; Le Roy ; Barthès.

 

Auprès de ses camarades d'études, son prestige avait été grand ; ils reconnaissaient sans conteste sa supériorité. Aussi le désignèrent-ils pour être leur représentant au Conseil des professeurs. Quelque temps auparavant, à la suite de certaines difficultés survenues entre maîtres et élèves, les délégués officiels des étudiants auprès du Conseil avaient été momentanément suspendus. Sur la demande des étudiants, le Conseil dans sa séance du 28 mai 1764 revint sur cette décision et nomma quatre étudiants au titre de Conseillers des étudiants et parmi eux Antoine Portal. Voici le texte de la délibération :

 

« Aujourd'hui 28 mai 1764, assemblés dans le Conclave, Messieurs les Chanceliers, Doyen et Professeurs ont délibéré sur la demande qu'ont faite Messieurs les Étudiants d'avoir des Conseillers, de leur en donner suivant l'ancien usage, dérogeant à tout ce qui pourrait avoir été fait ci devant de contraire au dit ancien usage. En conséquence ont été nommés M. J. Antoine Maherenne d'Avesnes, Diocèse de Cambrais, Joseph Avinens de Billon en Auvergne, bacheliers, les deux derniers reçus : Jacques Montagne de Cahors et Antoine Portal de Gaillac, étudiants anciens. Nous entendons par ancien usage celui qui se pratiquait avant la suspension des dits Conseillers. »

signé : Imbert, Chancelier et juge, Haguenot, Doyen, de Sauvages, Delamure, Venel, Le Roy.

 

Antoine Portal devenait ainsi le délégué officiel des étudiants, leur porte-parole au Conseil des professeurs. Il se montra digne de leur confiance et sut résoudre au mieux des intérêts de chacun les difficultés qui purent se présenter. Les contestations étaient alors fréquentes entre professeurs et étudiants et portaient le plus souvent sur des questions de discipline, les étudiants demandant un régime plus libéral sur bien des points du règlement.

 

En cette qualité, Portal, au cours de cette période, eut à s'occuper d'une affaire assez curieuse, celle d'un projet d'uniforme pour les étudiants en médecine de Montpellier. Le registre des délibérations du Conseil à la date du 13 novembre 1764 nous met au courant de cette question. En voici le texte :

 

« Demande faite par les étudiants qu'il leur fût permis par le Roy de porter un habit qui les distinguât à l'instar des étudiants de plusieurs Universités fameuses de l'Europe : M. le Chancelier Imbert a déclaré que cette demande paraissait être d'autant plus raisonnable que dans bien des circonstances cette uniformité d'habits ne pourrait que contribuer au bon ordre qui doit régner parmi les étudiants, les engager plus étroitement à l'observer et les mettre à l'abri des fausses imputations dont le peuple les charge souvent faute d'une marque distinctive.

Lesquels motifs de bien public ayant été mûrement examinés par la Compagnie, elle a délibéré et statué ce qui suit :

1e Qu'elle supplie Sa Majesté de vouloir bien permettre aux étudiants en médecine de l'Université de Montpellier de porter un habit uniforme conformément à l'énoncé ci-dessous transcrit.

2e Que cette permission regardera tant les étudiants immatriculés et reçus docteurs dans la dite Université à compter du 1er janvier 1764 que tous ceux qui y seront immatriculés et reçus docteurs à l'avenir, et que ledit uniforme ne sera propre qu'à eux à perpétuité exclusivement à toutes autres personnes.

3e Que pour éviter un luxe ruineux pour les parents, il sera défendu expressément à ceux des étudiants qui ne voudront point prendre le dit uniforme, de porter pendant le cours de leurs études à Montpellier, des habits plus chers et plus somptueux que l'uniforme et nommément de n'employer sur leur habit ny or, ny argent, ny soie.

 

Énoncé de l'uniforme d'hiver.

 

Habit, veste et culotte d'un drap pourpre royal, doublure de l'habit même couleur, doublure de la veste blanche ; poches en pattes ; manches en bote ; parement et collet de velours noir, trois brandebourgs d'or sur chaque parement, un à chaque côté du collet, boutons d'un pincebec surdoré à rebords avec les deux lettres D.M. dans le milieu surpassées d'une rosette ; douze boutons au-devant de l'habit, le reste à l'ordinaire.

 

Uniforme d'été.

 

Habit, veste et culotte d'une Ségovie unie pourpre royal doublé de même. Les agréments semblables à ceux de l'uniforme d'hiver.

Fait au Conclave de la dite Université, les jours, mois et an que dessus.

Avant la signature il a été convenu qu'au lieu des lettres D.M. on mettra sur les boutons M.M.[4]

Il a encore été convenu que les doublures des habits soit d'hiver, soit d'été ne seront point des étoffes de soie. »

Signé : Imbert, Chancelier, Haguenot, Doyen, Fizes, de Sauvage, de Lamure, Venel, Le Roy, Barthès.

 

Professeurs et étudiants étaient donc d'accord - chose exceptionnelle - et cependant le projet n'alla pas plus loin et le bel uniforme des étudiants en médecine de Montpellier ne vit jamais le jour.

 

Il y eut à cette époque une mémorable et solennelle cérémonie qui devait compter dans les annales de l'école : Le roi Louis XV, désireux de donner à l'Université de médecine de Montpellier, un témoignage de l'intérêt qu'il lui portait, avait décidé, à la date du 8 octobre 1760, qu'elle s'appellerait désormais « Le Ludovicée », l'inscription « Ludoviceum medicum monspeliense » devant être placée au-dessus de la principale porte de l’école. De plus, il lui faisait don de son buste comme gage le plus sensible de son affection. L'inauguration officielle du buste du Roi n'eut lieu que le 18 février 1765. Le Chancelier J.-Fr. Imbert prononça un discours célébrant les mérites du Roi et l'assurant de la profonde reconnaissance de l'Université de médecine de Montpellier. Antoine Portal qui avait reçu le diplôme de docteur quelques jours auparavant, prit part avec les autres docteurs et étudiants à cette solennité qui eut l'avantage comme en fait foi le procès-verbal du Conseil, de rapprocher maîtres et élèves.

 

« M. Imbert, chancelier, dit que MM. les docteurs avaient tous vu - les circonstances de l'inauguration s'étant présentées - avec quel empressement on les avait convoqués pour assister à une cérémonie si honorable pour l'Université que, dans cette époque la Compagnie avait goûté une double satisfaction, la première de recevoir une marque si distinguée des bontés de la bienveillance du Roi ; la seconde de trouver en cette circonstance même une occasion favorable de rapprocher d'elle MM. les Docteurs. »

 

Portal, docteur en médecine, allait maintenant prendre davantage conscience de sa valeur. Jusqu'alors il avait trouvé dans le travail avant tout une satisfaction à sa curiosité intellectuelle et à son désir de s'instruire. Et voici que ses succès universitaires, l'admiration de ses camarades, l'estime et l'amitié de ses maîtres, son prestige grandissant, les hautes relations qu'il a déjà vont faire naître en lui un sentiment nouveau, une forte ambition légitime certes, qui va être pour lui un ressort précieux et puissant. Il voudrait aller à Paris. C'est là, pense-t-il qu'il trouvera mieux qu'ailleurs, les moyens d'avancer. Mais auparavant, attiré par le désir d'enseigner, notre jeune docteur organise à Montpellier, avec la collaboration du professeur Laborie, un cours public d'anatomie et de physiologie. Grand succès... non seulement les étudiants, mais aussi « les gens du monde » viennent l'entendre. On sait combien était à la mode, vers ce milieu du XVIIIe siècle, tout ce qui touchait à la médecine ou à la physique. Les « honnêtes gens » avaient leur cabinet d'histoire naturelle, et se montraient friands de démonstrations anatomiques. Ce succès d'enseignement de Portal - pour un cours qui n'avait cependant aucun caractère officiel - vint encore ajouter à sa renommée et augmenter son ambition.

 

Cette fois, sa décision est prise : il va gagner la capitale...

 

DE MONTPELLIER A PARIS

 

En 1765 Portal arriva à Paris pour perfectionner son instruction. Il était recommandé à Jean-Baptiste Sénac par un parent fixé à Gaillac, portant le prénom de Théodore. Ce parent exerçait la profession de garçon chirurgien. Primitivement originaire de la paroisse de Tonneins, il habitait depuis trois ans la paroisse de Saint-Pierre de Gaillac, quand il se maria avec une jeune fille de cette ville, Marguerite Durand, le 15 janvier 1765[5]. Il est très probable que Théodore Sénac, devenu chirurgien à Gaillac, en raison des relations amicales nouées avec le père de Portal, l’apothicaire de Gaillac ait chaudement patronné Portal auprès de l’archiatre royal Sénac. Tandis que le cardinal de Bernis archevêque d’Albi, l’introduisait auprès de Lieutaud C’est au cours de ce voyage que Portal fit la connaissance de Treilhard, de l’Abbé Maury et qu’il se lia avec eux d’une étroite amitié.

 

 

Jules Janina écrit sous le titre Le Cardinal, le Ministre d’État et le Médecin du Roi, l’histoire de leur rencontre dans un village non loin de Paris :

 

« Par une belle matinée, toute charmante et toute épanouie du mois d‘avril, un jeune homme de 16 à 18 ans, d’une haute taille, d’un visage mâle et beau, se présenta à la porte du cabaret pour y prendre son repas du matin. Toute la personne de ce jeune homme respirait la force et la santé. Son grand œil noir était plein de feu ; sa bouche souriait encore de ce premier sourire de la jeunesse, si franc et si naturel. Il entra de bonne heure dans la maison et dit à son hôtesse : « donnez-moi à déjeuner, ma belle hôtesse, je marche depuis le point du jour, et, tel que vous me voyez, j’ai grand soif et grand faim. »

 

« Comme il achevait ces paroles, entra dans le même cabaret un autre jeune homme, d’une apparence plus frêle et plus enfantine que le premier. Il arrivait à pied, lui aussi, mais il paraissait déjà plus fatigué. Sa taille était petite, son visage était blanc et rose ; il avait la voix et les mains d’une jeune fille. Madame, dit-il, entrant d’une façon modeste, voulez-vous me donner à déjeuner, s’il vous plaît ? »

 

« A ces mots, le grand jeune homme, le premier arrivé, s’avança d’un air cordial vers le jeune voyageur : « Monsieur, lui dit-il, si vous voulez, nous prendrons notre repas ensemble : vous êtes un voyageur comme moi ; à pied comme moi ; vous allez à Paris ; mettons-nous donc tous les deux à la même table ; nous paierons le même écot ; nous boirons, vous à ma santé, moi à la vôtre ; puis nous rentrerons ensemble à Paris. Une fois à Paris, nous nous donnerons une poignée de main et chacun cherchera fortune de son côté. Acceptez-vous ? » Le petit jeune homme, toujours avec sa même voie flûtée, répondit naïvement : « vous me faites beaucoup d’honneur, Monsieur, et j’accepte avec plaisir... »

 

« Ils venaient de se mettre à table, ... quand tout à coup un troisième voyageur passa la tête par la fenêtre et se mit à les regarder. Ce troisième voyageur était aussi un jeune homme à pied. C’était un bon gros jeune homme brun, d’une figure calme et brave. Il était aussi loin de la pétulance du premier arrivé, que de la timidité du second. Il avait déjà l’attitude d’un homme et les pensées d’un homme. « Messieurs, dit-il, aux deux premiers qui étaient déjà à table, pourquoi ne pas attendre un pauvre diable comme vous, qui voyage et qui a faim ? Mes avis que je fais bien d’arriver à cette heure ; il n’aurait guère été temps plus tard, et force m’eût été, de me contenter des coquilles de cette magnifique omelette fumante, qui sent d’une lieue une omelette au lard. »

 

« A peine eût-il parlé, que le grand jeune homme, toujours avec le même sourire, lui tendit la main et le verre par la fenêtre ; le gros brun prit le verre la main de son nouveau compagnon ; puis il entra dans l’auberge et se mit à table, à l’autre bout de la table. Le petit jeune homme fluet était au milieu, tout étonné qu’on pût faire si vite de si agréables connaissances sur le grand chemin de Paris. »

 

« Je vous laisse à penser si le repas fut fêté par ces trois jeunes gens... Après le repas, on se mit en route ; tous les trois se rendaient à Paris, et ils suivaient le même chemin ; arrivés à la barrière de Paris, il s’arrêtèrent d’un commun accord, et là, ils devinrent tous les trois graves et pensifs : le moment était venu de se séparer. Ce fut encore le premier voyageur, le plus grand des trois, qui prit la parole. « Moi, dit-il aux autres, je m’appelle Portal ; je n’ai rien ; j’arrive à Paris pour être Membre de l’Académie des Sciences et Premier Médecin du Roi. » - « Moi, dit l’autre, le gros brun, je n’ai rien ; j’arrive à Paris pour être Avocat général. »

 

« Cela dit, ils attendirent la réponse du petit jeune homme blond et fluet. « Moi, dit-il, toujours avec sa douce voix et son air timide, je suis aussi riche que vous Messieurs ; j’arrive à Paris pour être Membre de l’Académie Française et Cardinal. »

 

« En ce cas, dirent les deux autres en ôtant gravement leurs chapeaux, c’est à vous de passer le premier, Monseigneur ». Au même instant, les cloches de l’Église voisine jetaient leurs volées sonores dans les airs. Et ils entrèrent dans Paris. Or, voyez ce que peuvent devenir des hommes de courage et d’esprit. Ces trois jeunes gens avaient dit vrai ; ils arrivèrent aux plus hautes destinées. l’un fut d’abord l’Abbé Maury, grand orateur, grand philosophe, grand défenseur du Roi Louis XVI ; il affronta l’émeute populaire au péril de sa vie ; il est mort Membre de l’Académie Française et Cardinal. L’autre est devenu le Comte de Treilhard, homme d’État, homme d’esprit, aimé et estimé de l’Empereur ; et dans cette haute position il a su garder toute l’estime de ses concitoyens. »

 

« Enfin, le grand et joyeux jeune homme, qui avait nom Portal, n’a pas manqué à sa vocation et à sa destinée, non plus que ses deux confrères, il a été une des gloires de la Médecine, il a fait faire de grands progrès à l’Art de guérir, il a été Médecin des grands et des petits, des riches et des pauvres. Tous les honneurs de la science lui sont venus les uns après les autres ; Membre de l’Académie, Professeur, il était tout, excepté Premier Médecin du Roi. Il a attendu bien longtemps, Louis XVI Roi de France, quand Portal n’était qu’un étudiant en Médecine, mourut sur l’échafaud ; la République n’avait pas de Médecin ; l’Empereur en avait un, qui était son ami ; d’ailleurs Portal n’avait pas dit qu’il serait Médecin d’un Empereur, mais d’un Roi. Il a été le Premier Médecin du Roi Louis XVIII. »

 

Journal Le Gaillac du 3 mai 1924. (L’anecdote ci-dessus parût dans l’Encyclopédie des enfants, publiée à Toulouse chez le libraire Lebon, rue Saint-Rome, vers 1842).

 

 

La duchesse d’Abrantès, dans ses Mémoires, évoque aussi cette curieuse anecdote.

 

Eugénie de Guérin dans Lettres à son frère Maurice (1824-1839), lui écrit le 21 janvier 1828 (page 17) : « Nous acceptons ton augure en faveur des Gascons[6]. Tu n’as pas eu jusqu’ici à te plaindre de la fortune. Il faut espérer qu’il en sera de même pour l’avenir. Attendons tout du temps et des circonstances. Je n’attends cependant jamais pour toi un sort aussi brillant que celui des compatriotes dont tu me parles, mais je serais bien contente si tu pouvais un jour vivre auprès de ta famille. »

 

Quoiqu'on ait beaucoup exagéré la liaison de Portal avec Treilhard et l'abbé Maury et les circonstances du fameux voyage qu'ils firent à pied, mettant en commun leur avoir très petit et leurs espérances sans bornes, ils est certain qu'ils se connurent de bonne heure, que tous trois arrivèrent à Paris pour commencer leur duel avec la fortune, dans un assez triste état de dénuement[7].  Pariset a rapporté que les trois amis se logèrent à Paris « dans la plus humble maison de la plus humble rue du quartier latin. » Ils y vécurent ensemble assez frugalement.

 



[1] - D’après François Granel. Complété par des documents inédits communiqués par les Archives du Collège de France.

[2] - Cf. in Monspeliensis Hippocrates n°7, 1960. Causse, Graille et Castelnau, édit. à Montpellier "Les années d'études de Philippe Pinel : Lavaur, Toulouse, Montpellier", par Pierre Chabbert.

[3] - Le registre des examens de l'Université de médecine de Montpellier porte la mention suivante : « Antonius Portal, Galliacensis, diocesis Albiensis, est passé Bachelier sous M. Le Roy pour M. Barthès, le 2 août 1764 ».

[4] - D.M. : Doctor Mospeliensis. M.M. : Monspeliensis Médicusvn.

[5] - Archives du Tarn, E. 4690.

[6] - Maurice avait prétendu prouver par les exemples de Mgr de Frayssinous, du cardinal Maury, de MM. Portal et de Villèle que les Gascons allant à Paris y avaient fait fortune. Il en avait auguré que sa réussite n’était pas improbable.

 

[7] - Une légende, qui se transmet dans la famille de génération en génération, dit qu'il partageait un seul pantalon avec ses amis Treilhard et Maury. Lorsque l'un des trois devait sortir, les autres restaient cloîtrés au domicile. C'est encore une fable sympathique mais peu crédible.