LA CLIENTÈLE DU BARON PORTAL
Malgré ces appuis, comment le fils d'un petit apothicaire de Gaillac, ainsi que Portal le disait de lui-même, a-t-il pu parvenir si loin et si haut ? Comment né, perdu dans une petite ville de province, a-t-il franchi les difficiles degrés qui séparent l'obscurité d'un succès éclatant ? Comment a-t-il fait pour devenir premier médecin de deux rois de France, membre de l'Institut, professeur au Collège de France et au Jardin des Plantes, président d'honneur perpétuel de l'Académie de médecine, écrire de nombreux ouvrages, acquérir une grande réputation, un nom européen... et laisser quatre-vingt mille livres de rente ?
Voulez-vous trouver la solution d'un pareil problème ?
Eh bien ! cherchez-la dans les qualités mêmes de Portal. Dans sa volonté ferme, arrêtée, inflexible de s'élever, dans son obstination laborieuse, dans son savoir, sa prudence, son habileté, enfin dans l'art de connaître les hommes et de les faire servir à son avancement. La fortune lui fut favorable, mais il faut convenir qu'il provoqua ses faveurs avec esprit, adresse et activité. Car tout homme fait son destin plutôt qu'il ne le reçoit, et Portal en est un insigne exemple ; sa vie, ses travaux, ses succès le démontrent invinciblement.
Le vieux, le riche et l’élevé Portal est loin d’avoir toujours joui de ces deux derniers avantages. Sa clientèle eut d’abord beaucoup de mal à se former et différentes raisons l’empêchaient de publier dans son printemps des ouvrages capables de lui faire une réputation, après laquelle il soupirait d’autant plus ardemment qu’autant il était fortuné à la fin de sa vie, autant il était pauvre alors. Le charlatanisme fut le moyen que Portal adopta. Cette pratique a donné lieu a bien des légendes et à maintes anecdotes.
Le Docteur P. J. Cabarès de Saint-Malo, dans le Journal des Connaissances médico-chirurgicales, du 1er mai 1870, prétend que « Portal, convaincu que le charlatanisme procure facilement le succès, ne craignit pas de l’employer au début de sa carrière. Il racontait lui-même dans ses leçons, les moyens qu’il avait mis en usage pour se faire connaître. Il envoyait à deux ou trois heures du matin, son domestique avec une voiture, dans une des belles rues du faubourg Saint-Germain ou de la Chaussée-d’Antin. l’adroit domestique frappait à la porte de tous les hôtels, réveillait les portiers, et leur disait avec vivacité : « avertissez promptement M. Portal que je viens le chercher avec une voiture pour se rendre chez le Prince un tel, qui se meurt... - Je ne connais pas M. Portal, disait le portier. - Comment, vous ne connaissez pas le plus habile Médecin de Paris, qui demeure dans telle rue ? - non. - Cependant, je viens de chez lui ; on m’a dit qu’il était dans votre hôtel près d’un malade. - Il n’y a pas de malade ici. - Ah ! pardon, je ne suis trompé de numéro...
Et il allait plus loin, répétait la même scène.
Le lendemain, tous les portiers en balayant le devant de l’hôtel, se racontaient le réveil de la nuit. l’un disait : « il faut que ce soit un médecin bien savant, car le domestique venait de très loin. - Comment s’il est savant, disait l’autre : c’est le Médecin des Princes. » Des portiers, les propos allaient aux femmes de chambre, de celles-ci à leurs maîtresses ; et au premier malaise, à la première vapeur, on appelait le fameux Docteur, qui ne manquait pas de se montrer reconnaissant envers ses protecteurs d’antichambre.
Biographie des médecins français vivants et des professeurs des écoles, par un de leurs confrères, docteur en médecine. Paris 1826.
Vanté aussi par ses nombreux élèves, qui proclamaient de toutes parts son nom et ses succès. Bientôt il ne manqua plus rien à sa juste ambition comme professeur et comme praticien. C’est ainsi que d’un vol rapide il alla droit à la fortune, à cette fortune, d’ailleurs, qu’aucune activité scientifique n’eût pu lui disputer. Portal aura pour amis les hommes qui étaient à la tête de la profession médicale à Paris, tels que Bouvart, Bordeu, Cabanis, Charles-Leroy, Dubreuil. « L’hommage que de tels hommes rendaient aux lumières de Portal, en les invoquant pour leurs malades, lui donnaient dans le public, une autorité qu’on eût refusée à sa jeunesse, ou plutôt à cet air de jeunesse qu’il a conservé si longtemps ».
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Pendant soixante ans, Portal s’est consacré à des travaux scientifiques ; il n’a pas publié, dans cet intervalle de temps, moins de quarante volumes. L’anatomie, l’hygiène publique, la pathologie, furent l’objet de ses laborieuses recherches. Il trouva encore le temps de satisfaire à une clientèle aussi nombreuse que choisie.
La carrière de praticien de Portal peut être reconstituée grâce à deux sources d’informations : la première, ce sont ses propres ouvrages. Expliquons nous sans tarder.
Un heureux hasard faisait découvrir, dans un traité de Portal, l’ « observation » du cul-de-jatte Couthon, auquel il avait été appelé à donner des soins. Ils firent l’objet d’une étude pour élucider ce cas complexe.
Continuant à parcourir les œuvres du médecin, on a le droit d’être étonné avec nos conceptions actuelles, de voir livrées à la publicité les maladies et infirmités de personnes encore vivantes, sans soulever leurs protestations. Portal s’en est expliqué dans une note que nous n’avons vu nulle part rapportée :
« A l’imitation de nos plus grands médecins, anciens et modernes, j’ai eu, dit Portal, le soin de donner le nom et quelquefois d’indiquer la demeure des personnes qui ont fait l’objet de mes observations tant de celles dont le traitement a été heureux, que de celles qui ont fait l’objet de quelques recherches anatomo-médicales, mais toujours avec leur consentement et celui de leurs parents (sic). Cette sorte de citation nous a paru utile pour plusieurs raisons. »
Cela revient à dire que le secret professionnel n’existait, pour ainsi dire, pas ; et qu’il fût question de phtisie pulmonaire, voir de syphilis, les vieux auteurs n’hésitaient pas à imprimer tout vif dans leurs recueils le nom du patient, accompagné de tous ses titres et dignités.
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Sénac le prit sous sa protection et lui confia tout d’abord la rédaction de son Traité sur la structure du cœur. Le 15 mars 1767, l’autopsie de la Dauphine Marie-Josèphe de Saxe, veuve depuis le 20 décembre 1765, et morte à 36 ans, fut confiée à Portal. Elle fut pratiquée en présence de Sénac, de Lassone, Bouillac, de La Breuille, de Vernage, de Lieutaud, Bourdelin, Petit, Tronchin, de La Martinière, de Pibrac, de Chavignac, d’Audirac, d’Andouillé, de Lousteneau père et fils, de Boiscailaud, de Hévin, premier chirurgien de la défunte. Pour le mettre à l’abri des envieux et éviter qu’il ne soit obligé de soutenir une seconde thèse devant la Faculté de Paris, il le fit nommer par Louis XV, à la demande de Buffon, professeur d’anatomie du Dauphin, le futur Roi alors âgé de douze ans.
En 1769, il avait alors 27 ans, il fut choisi comme médecin par le comte de Provence ; il resta attaché au service de ce Prince jusqu'à l’émigration, c’est-à-dire pendant une période de 22 ans.
Durant la Terreur, il fut réquisitionné le 2 floréal an II, par le Comité de Salut public « pour continuer ses soins à l’humanité ». La protection du Conventionnel Couthon, paralysé des jambes, et du ministre de l’Intérieur Rolland, dont il était le médecin, lui valurent de ne pas subir un sort tragique
Il devint, en 1818, le Premier Médecin du Roi. Ce poste lui avait échappé sous Louis XVI quand fut préféré Le Monnier, mais Louis XVIII se souvint de lui et l’attacha à sa personne.
Sous Louis XVIII comme sous Charles X, la maison médicale représentait une lourde dépense. Elle se composait :
d’un premier médecin | 30,000 fr. |
d’un premier chirurgien | 20,000 fr. |
d’un médecin ordinaire | 12,000 fr. |
d’un chirurgien ordinaire | 10,000 fr. |
de quatre médecins par quartier | 12,000 fr. |
Total | 84,000 fr. |
Après la Révolution de 1830, Portal demanda résolument une audience au roi Louis-Philippe : « Sire, lui dit-il, je viens prendre vos ordre pour composer votre maison médicale - J’ai mon médecin, répondit le roi ; le docteur Marc a ma confiance depuis un grand nombre d’années. - M. Marc est un homme fort capable, répondit Portal, nous le comprendrons dans votre maison médicale. - Mais, dit le roi, je ne veux pas de maison médicale, et je ne veux pas d’autre médecin que M. Marc. - Eh bien ! Sire, conservez donc M. Marc ; mais je vous demande la survivance. » Portal avait alors quatre-vingt-huit ans.
Le docteur Véron, qui fut directeur de l’Opéra et fondateur du Constitutionnel, où parurent notamment les Causeries du lundi, de Sainte-Beuve. écrit qu’en bouquinant le long des quais il avait eu la chance inespérée de mettre la main sur de petits cahiers de papier très grossier « ressemblant au livre de dépense d’une cuisinière ». Ce n’était rien de moins que les carnets de visite du docteur Portal, depuis l’an 1788 jusqu’en 1812. Ces « pages vivantes de l’histoire contemporaine » étaient, en partie, de la main de Portal, en partie de la main d’une domestique, si on en juge par l’orthographe. Louis Véron en fit une analyse sommaire dans un livre qui eut pas mal de vogue à son époque : les Mémoires d’un bourgeois de Paris (Librairie nouvelle. Paris 1835),
Ces carnets nous révèlent maints détails intéressants :
A la fin de chaque année, Portal faisait de sa main l’addition du produit de ses visites :
1781 (Portal avait alors 39 ans) | 16,364 fr. |
1785 | 31,226 fr. |
1786 | 34,087 fr. |
1787 (premier semestre) | 23,004 fr. |
1788 | 43,218 fr. |
1790 | 30,766 fr. |
1793 (premier semestre) | 12,637 fr. |
1809 | 29,319 fr. |
D’après ces carnets, Portal faisait payer ses visites de six à douze francs, ses consultations de vingt-quatre à quarante-huit francs. Cependant on voit figurer parmi ses clients des anonymes qui ne payaient chaque visite que trois francs.
Il pouvait se flatter d’avoir eu pour clients, de 1790 à 1793, tout ce que l’ancienne France comptait d’illustrations :
· Les princes et princesses de Condé, de Montmorency, de Montbarrey, de Broglie, de Chalais, de Revel, de Chimay, etc.
· Les ducs et duchesses de Bourgogne, de Chaulnes, de Luynes, de Charrost, Beauvilliers, de Berwik, de Caylus, de Villequier, de Boufflers, de Lauzun, de Montbazon, d’Uzès, de Crussol, de La Vallière, de Béthune, de Charost, de Mortemart, de La Rochefoucauld, de Liancourt, de Fleury, de Bouillon, de Nivernais, de Rohan, de Stainville, d’Aiguillon, de Doudeauville, d’Estissac, de Narbonne, de Lévi, de Châtillon, etc.
· Les marquis ou marquises de Villette, de Janson, d’Avaray, de Tavannes, de Tourzel, d’Autichamp, d’Asfeld, Duguesclin, de Louvois, d’Aumont, de Bassompierre, de Maison-Rouge, de Genlis, etc.
· Les comtes ou comtesses de Barral, de Montausier, de Damas, de Graves, de Roye, de Caraman, de Choiseul-Gouffier, de Choiseul-Beaufré, de Lameth, de Mérode, d’Egmont, de Vintimille, de Sully, de Beauharnais, de Maurepas, de Montmorin, de Polignac, etc.
· Les ministres de Miromesnil, garde des sceaux , Vergennes et Lacroix.
· Dans la haute magistrature, le premier président Molé, le président Gilbert de Voisins, etc.
· Des grands parlementaires, comme Lefèbvre et d’Ormesson.
· Un grand nombre d’archevêques et d’évêques et de membres distingués du clergé, comme le cardinal de Bausset et l’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont.
· Le maréchal duc de Croy et les maréchaux de Fitz-James, de Mouchy, de Noailles, de Byron, de Mirepoix, d’Estrées, de Beauveau et sa sœur. Le général Clauzel.
· Mmes d’Entragues, Melle Morand, belle-fille du chirurgien Morand ; la fille de Berthier, intendant de Paris, qui fut si ignominieusement massacré ; les savants Buffon, d’Aubenton et le naturaliste Leroy ; Marie-Joseph de Chénier, le frère du poète mort sur l’échafaud, etc.
· Mesmer, dans son « Précis historique », nous raconte qu’un jour il vit venir à sa consultation un personnage qui lui fut annoncé comme Président d’une Cour souveraine, et qui portait le costume des gens de robe. Ce dernier le consulta sur ses maladies, et l’accabla de questions précises. Après son départ, Mesmer apprit que c’était Portal qui avait voulu prouver qu’il ne possédait aucun des talents dont il se vantait, puisqu’il avait cru à la maladie de son visiteur.
· La colonie étrangère est représentée sur cette liste de choix par des diplomates éminents ; le prince de Reuss ; le ministre de Saxe ; le comte d’Aranda, ambassadeur d’Espagne ; M. d’Ossun, ministre d’État ; l’ambassadeur de France à Berlin, et notre ancien ambassadeur en Portugal ; le comte de Guernès, ambassadeur d’Espagne en Suède ; les ambassadeurs d’Angleterre, de Sardaigne, de Venise, de Suède ; le nonce du Pape ; les princes de Salerne, de Tarente, de Monaco. Colonna, Rospigliosi, la comtesse Potoska, Soltikoff, le baron de Grimm, le duc de Saxe-Gotha, le vidame de Vassé, etc.
· Turgot, le marquis de Caracciolo, le fils du vicomte de Noailles, la sœur de Malesherbes comptèrent au nombre des clients de Portal. Sommes-nous certains de n’en pas oublier ?
· Une particularité à signaler, et qu’un des biographes de Portal a justement relevée : son livre sur la phtisie, édité en 1792, porte l’indication du calendrier révolutionnaire, « l’an premier de la République française ». Bien que publié à la vieille de la Terreur, « l’auteur n’en met pas moins une sorte d’ostentation à étaler les noms et les titres des nobles clients qu’il a soignés, et dont plusieurs sont des personnages historiques ». A ceux que nous venons de citer, il convient d’ajouter : Mme de Gisors, belle-fille du maréchal de Belle-Isle ; M. de Chaponnois, chevalier de Malte ; l’abbé de Puységur ; M. de Broglie, évêque de Noyon ; Mme de Choiseul-Gouffier, ambassadrice de la Porte. Dans cette aristocratique réunion, on éprouve quelque étonnement à rencontrer Melle Langlois « célèbre danseuse de l’Opéra », et « Mme du Barry, la jeune, l’une des plus belles personnes de son temps » ; sans doute s’agit-il de la seconde épouse de Jean du Barry, l’aventurier sans scrupules qui avait « lancé » la fameuse Jeanne Bécu, devenue plus tard la maîtresse du Bien-Aimé. Et aussi, M. et Mme Necker, de d’Alembert ; des actrices Contat et Clairon, de l’acteur Dagincourt, etc.
Comme on le voit, noblesse, clergé, haute magistrature, monde de la politique, de la science, des arts et de la galanterie, sont représentés dans cette sélection.
Dans son roman totalement autobiographique « Vie d’Henri Brulard », Paris. Charpentier. pp 240-241, publié après sa mort en 1890, Stendhal écrit :
... Toutefois, le premier aspect de Paris me déplaisait souverainement.
Ce déplaisir profond et ce désenchantement me rendirent, ce me semble, assez malade. Je ne pouvais plus manger.
M. Daru me fit-il soigner dans cette première maladie ?
Tout à-coup, je me vois dans une chambre, au troisième étage, donnant sur la rue du Bac, on entrait dans ce logement par le passage Sainte-Marie.Il faut que je fusse bien malade, car M. Daru père m’amena le fameux docteur Portal, dont la figure m’effraya ; elle avait l’air de se résigner en voyant un cadavre. J’eus une garde, chose bien nouvelle pour moi.
J’ai appris depuis que je fus menacé d’une hydropisie de poitrine. J’eus, je pense, du délire et je fus bien trois semaines ou un mois au lit..
communiqué par Humbert de Villoutreys
Le Maréchal de Castellane dans son Journal, rapporte l’anecdote suivante :
Avant la Révolution, Portal était Médecin de la Duchesse de Chabot. Un jour qu’elle était au lit, sa femme de chambre avait laissé une de ses chemises sur un fauteuil. Dans ce temps là, on portait des culottes à brayettes, dont Portal a conservé l’usage jusqu'à sa mort et qui sont devenues à la mode en ce moment. Assis sur cette chemise, il se persuada que c’était la sienne qui sortait de sa culotte. Le voilà mettant son chapeau devant la brayette et travaillant de toute sa force pour faire entrer le plus décemment possible dans ses culottes la chemise de la Duchesse de Chabot. A force de travail et de soins il y parvint, l’emporta et n’osa jamais la renvoyer. La Duchesse de Chabot s’en était aperçue, mais, très timide, elle n’osa pas lui en ouvrir la bouche.
20 février 1823 - La princesse Louise de Condé, supérieure du couvent du Temple, est tombée malade ; le duc de Bourbon est venu la voir. Les journaux assurent que la présence de son frère a ranimé la princesse. Le vieux médecin Portal raconte fort drôlement que les sinapismes qu’il a mis ont produit cet effet. On n’a pas voulu lui laisser voir les jambes de Madame Louise, sous le prétexte que le médecin de la Maison, le docteur Bailly, avait seul ce droit. M. Portal, à son arrivée, a trouvé ce médecin en prière avec les religieuses et ne faisant rien à la malade.
Extrait du « Journal du maréchal de Castellane »
1804-1862, tome deuxième. P. 20
à Paris, chez E. Plon, Nourrit et Cie.
A l’époque de sa plus brillante renommée, et alors qu’après bien des ruses, bien des stratagèmes qui n’étaient pas exempts de soucis, il était parvenu à tenir le haut du pavé de Paris, une vieille comtesse anglaise lui envoya, en toute hâte, sa voiture, au milieu d’une nuit froide et pluvieuse, avec invitation très pressante de passer de suite à son hôtel pour mettre fin à une parturition excessivement laborieuse.
Portal, muni de sa trousse et de son forceps, monte vite dans le carrosse. Dix minutes après, il descendait dans l’avant-cour d’une des plus somptueuses demeures du faubourg Saint-Germain. A peine s’est-il fait annoncer qu’une vieille milady, toute éplorée, se précipite au devant de ses pas, lui serre avec une vive émotion les mains, et le prie respectueusement de lui pardonner son irrévérence et sa douleur, le suppliant à chaudes larmes d’arracher, de suite, à une mort trop certaine, sa chère levrette Alba. Cet animal venait, à l’instant même d’accoucher, dans des convulsions horribles, de deux trop gros enfants : elle n’était pas délivrée et se trouvait en proie à une violente attaque de nerfs.
Le premier mouvement du célèbre médecin, comme on doit bien le penser, fut un mouvement d’indignation. « Quoi, se dit-il, tout bas, en se mordant les lèvres, encore une mystification. »
Cependant, la douleur de la Comtesse paraissait si naturelle, que Portal se rappela les exigences parfois si ridicules de certaines clientes, et n’eût plus devant les yeux que le prix de ses honoraires. Vite, on l’introduit dans une chambre bien close, et là, il voit étendue devant un bon feu et sur un doux édredon, une charmante levrette de la plus pure blancheur, prise en effet, de convulsions éclamptiques.
Auprès d’elle et, sur un sofa, une mistress, aux yeux compatissants, tenait dans son giron deux lévriers naissants, blancs comme de la neige, qu’elle lavait à l’eau de savon - Plus de surprise, plus d’indignation... Jetant alors des yeux attendris sur l’excellente comtesse :
« Je pardonne, Madame, vous avez été imprudente ; pardonnez-moi cette vérité de langage. Vous aurez mis votre délicate levrette, en rapports d’amour, avec un trop gros lévrier - Oui, Docteur, vous devinez juste ; mais c’est la faute de mon cocher, avec un monstre de lévrier. »
Portal fit placer la pauvre levrette dans un grand bain tiède ; sa blanche mais douloureuse tête fut soutenue mollement au-dessus du bain par sa tendre maîtresse ; lui-même ne dédaigna pas d’éponger cette tête d’albâtre avec de l’eau froide ; cependant, comme la délivrance se faisait attendre bien impatiemment, malgré cette sédative médication, une pince en argent fut accrochée à la portion apparente du placenta, et, à l’aide de douces tractions et au milieu des sanglots de la comtesse, Portal mit promptement fin à l’opération. Les convulsions cessèrent, et le docteur, qui savait son monde, profita de l’instant où la reconnaissante levrette léchait tendrement les mains de son heureuse maîtresse, pour demander une plume, de l’encre et du papier ; il formula un breuvage anodin, et en même temps une note d’honoraires moins anodine, qu’il eut le soin d’acquitter. La Comtesse lut cette note ; ses yeux parurent un peu surpris ; mais ils conservèrent leur fierté.
Vingt-cinq louis en or bien sonnant furent à l’instant enveloppés de papier, et remis avec courtoisie, dans la main du Docteur. Le fin Portal salua profondément ; mais au moment où la porte se fermait sur ses pas, il crut entendre ces courtes mais vives paroles : « Voici, Mistress, une opération qui me coûte un peu cher... - Yes, beloved countess, mais c’est le célèbre Docteur Portal... - Maudit cocher ! Monstre de lévrier...
Portal fit une cinquantaine de visites, d’octobre 1785 à juin 1786, au cardinal-prince de Rohan, Grand Aumônier de France, détenu à La Bastille pour l’affaire du collier de la Reine. C’est surtout en décembre 1785, que le cardinal fut malade et son état alarmant nécessita paraît-il, parfois, jusqu'à trois visites de Portal dans la même journée. Qoiqu’il en soit, le Cardinal guérit, et Portal publia plus tard son observation dans un de ses ouvrages. Portal jouit d’un très grand crédit auprès de son éminent malade. Les chansonniers firent circuler, dès janvier 1786, des couplets se rapportant à cet événement ; citons seulement celui qui vise Portal :
L’intrigant médecin Portal
Nous a rendu le Cardinal ;
Il l’a bourré de quinquina.
Alléluia.
En 1788, Portal fut appelé à Versailles auprès du Dauphin ; il reçut pour cette consultation deux cent quarante francs. Portal était alors médecin consultant de Monsieur. Le premier médecin du roi était Lassone.
On trouve des renseignements inattendus sur ces mêmes carnets, comme le suivant : « La Princesse Charlotte de Lorraine ouverte, quarante-huit francs. » Cela nous indique le prix d’une autopsie princière, à la fin de l’avant-dernier siècle.
La Révolution étant survenue, Portal fut menacé, en raison de ses nombreuses relations avec la Cour et la noblesse. Néanmoins, la correction de son attitude lui fit éviter des complications graves et une Réquisition du Comité de Salut public, datée du 2 floréal, An II, requiert Portal « pour continuer ses soins à l’Humanité ». Cette pièce, aussi précieuse que curieuse, est signée des cinq membres du Comité : Barère, Billaud-Varenne, Carnot, Collot-Dherbois, Couthon.
Dans l’éloge de Vicq d’Azyr, Lemontey rapporte que Portal donnait des soins au célèbre conventionnel Couthon. Il se rendait fréquemment auprès de son malade atteint de paralysie des membres inférieurs. Le farouche despote savait, à l’occasion, prendre une voix douce et amicale et, un jour que Portal avait eu avec lui une longue conversation, il crut pouvoir lui proposer, pour un devoir d’utilité publique, son confrère Vicq-d’Azyr. Ce nom, déchaîna, chez Couthon, un accès de rage immédiate : « Quoi donc, s’écria-t-il, est-ce que ce scélérat existe encore ? » Portal tenta de réparer sa bévue, mais il fut interrompu par ces mots menaçants : « Inutile. nous connaissons le traître ; nous savons qu’il faisait la correspondance de la Reine. » Portal n’eut d’autre ressource que de faire avertir immédiatement Vicq-d’Azyr du danger qui le menaçait, ce qui lui permit de se mettre à l’abri des recherches.
Sur les carnets de 1793, on ne voit guère figurer que les débris de l’ancienne clientèle aristocratique de Portal. Les titres sont supprimés et remplacés par Monsieur et Madame. Portal n’a pas été jusqu'à l’adoption de Citoyen et Citoyenne.
Parmi les malades qu’il soigna pendant la longue tourmente, on trouve le pauvre Camille Desmoulins et sa femme, l’innocente Lucile, victimes à la fois de leurs idées extrémistes et de la révolte qui finit par les opposer avec Danton en avril 1794, au sinistre trio composé par Robespierre, Saint-Just et Couthon, avant d’être, à son tour, traîné sur un brancard sous le couperet du 9 thermidor.
Le boucher Legendre, cet illettré sanguinaire et redoutable, curieusement devenu peu à peu le défenseur des prêtres, des aristocrates ou simplement des malchanceux « encagnés dans les prisons » fut lui aussi un client d’Antoine Portal qui le soigna jusqu'à sa mort le 31 décembre 1797.
Sur un des carnets de cette même année, on trouve le nom de Dupont le Constituant, et celui de Madame Roland. Ce carnet indique, pour l’année 1793, près de vingt-cinq mille francs de recettes.
Mais tous ces clients compromettants ne devaient pas entraîner trop d’ennuis pour le ci-devant médecin, dont la finesse et la prudence s’alliaient à un légitime souci de faire valoir son absence de compromissions politiques. Il avait soin de faire entendre « qu’il n’avait jamais profité de sa haute position que pour faire le bien », et que les travaux qu’il poursuivait suffisaient à remplir son existence... Oui, il lui fallut, pour conserver sa tête sur les épaules, manœuvrer avec habileté !
Quand la période révolutionnaire eut cédé sa place, Portal continua de travailler.
Pourtant Portal n’a pas été à l’abri de certaines réflexions de hauts dignitaires de la Cour qui lui reprochaient d’avoir soigné des Jacobins et d’avoir accepté les faveurs de Bonaparte. Alors il leur répondit avec esprit, comme par exemple au duc de Duras : « Passez-moi Carnot et Cambacérès en faveur de Pie VII. » Car il avait donné ses soins au vieux pontife prisonnier de Napoléon.
Sous le premier Empire encore, Portal gardera sa situation de grand consultant, mais il ne réussit pas à être attaché au service de la maison impériale. Il eut néanmoins des clients de marque, comme le maréchal Masséna, la princesse Borghèse, la duchesse d’Abrantès ; et hors de France, des personnages importants, tels que le roi d’Espagne Charles IV, le cardinal Caprera, etc., l’honorèrent de leur confiance.
A la Restauration, Louis XVIII le nomma son premier médecin consultant ; et le 23 octobre 1818, Portal réalisait le rêve de sa vie entière en devenant Premier médecin du Roi ; il avait alors 80 ans. Le roi lui témoignait une estime toute particulière, dont Portal usa pour faire créer l’Académie de Médecine. Il en fut, de fondation, désigné comme Président d’honneur perpétuel. Après la mort de Louis XVIII, il fut aussi le premier médecin de Charles X. Portal vécut dans l’hôtel qu’il avait acheté rue de Condé n° 12.
Il mourut le 23 juillet 1832.