HONNEURS SUPRÊMES
Par une chaude matinée de juillet, d’élégantes calèches, de somptueux coupés et berlines, mais aussi quelques fiacres s’arrêtèrent en files serrées au bas du village de Montmartre. Ils amenaient les plus hautes personnalités du royaume venues assister à l’inhumation du baron Antoine Portal. Casimir-Pierre Périer, président du Conseil, et quelques ministres se trouvaient parmi eux. Ces personnages, vêtus de redingotes sombres et coiffés de chapeaux hauts de forme, se placèrent en un cortège qui gravit lentement la butte et se dirigea par le chemin de la Procession (aujourd’hui rue du Mont-Cenis), bordé de moulins et de cabarets silencieux à cette heure, vers le petit cimetière du Calvaire, à côté de l’église Saint-Pierre de Montmartre dont les cloches sonnaient le glas. Le cercueil était porté par des étudiants. La tombe fraîchement creusée disparaissait sous des gerbes de fleurs. La délégation de l’Académie de médecine était conduite par son président Gilbert Breschet et par son secrétaire perpétuel Étienne Pariset qui prononça, devant l’assemblée découverte et recueillie, un discours d’adieu. Puis intervint le baron Silvestre de Sacy, au nom du Collège royal de France. M. Serres avait composé le discours qu’il devait prononcer au nom de l’Académie royale des sciences, mais il en avait été empêché par une subite indisposition. Son discours fut remis à la famille du défunt Les prières furent dites, puis la tombe refermée. La cérémonie avait été courte, mais elle fut émouvante. Beaucoup d’anciens malades avaient tenu à accomplir un ultime geste de reconnaissance vis-à-vis de leur bienfaiteur.
Eloge de M. Etienne Pariset
Secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Médecine
Antoine Portal naquit, le 5 janvier 1742, à Gaillac, petite ville de l’ancien Albigeois, comprise aujourd’hui dans le département du Tarn. Comme Bordieu, comme Venel, comme Bouvart, Portal appartenait à une famille d’Asclépiades, qui, de temps immémorial, cultivait avec bonheur les branches de l’art de guérir. Dans un siècle fécond en grands hommes, un de ses ancêtres, Bernard portal, chirurgien, avait été collègue de Michel de Montaigne aux états de Blois. Un autre, Paul Portal, cité par Goëlicke et Haller, avait écrit sur les accouchements. Son père lui-même avait étudié sous Rouelle, et possédait parfaitement toute la chimie que l’on avait il y a un siècle. Tout respirait la science dans la maison paternelle, et il semblerait qu’en le formant, la nature versa dans son sang cet ardent amour de la médecine qui fut la passion, ou plutôt l’instinct de toute sa vie : nouvel exemple de ces traditions héréditaires qui perpétuent le savoir et le talent dans les familles, comme on l’a vu dans celle d’Hippocrate.
Après avoir reçu de son père les premiers enseignements, Portal fut conduit à l’âge de dix ans, au collège d’Albi où il devait faire ses humanités. Dans le cours de ses classes, le jeune élève fut distingué de ses condisciples par son ardeur pour l’étude ; ardeur qui lui faisait oublier les jeux, les divertissements que l’étude même rend, à cet âge, si vifs et si nécessaires. Comme il était fixé presque dans le berceau sur le choix d’un état, il se rendit, à l’âge de dix-huit ans, c’est-à-dire en 1760, à l’école de Montpellier. Cette école où brillaient Sauvages, Lamure, Leroy, Barthès, était alors dans toute sa gloire. On lui a souvent reproché sa prédilection pour les théories. On n’a pas vu qu’elle suivait en cela le mouvement naturel des idées ; et qu’une fois saisi des merveilles de l’organisation, l’esprit cherche encore à pénétrer les forces dont elle est animée, et s’élève ainsi jusqu'à la divine intelligence qui a tout réglé dans notre intérieur, pour la conservation réciproque du tout par les parties et des parties du tout : nobles pensées qui ont occupées les plus rares génies, médecins et philosophes des temps anciens et modernes ; un Hippocrate et un Sydenham, un un Démecrite et un Bâcon. Et ne vous figurez pas que des spéculations de cette nature soient stériles pour l’art ; car si, dans la série de ses actes, la force qui nous vivifie manifeste une industrie souveraine ; si, pour dissiper les maladies, elle déploie des ressources inespérées et une habileté supérieure, il s’ensuit que la sagesse du médecin doit toujours se subordonner à la sienne, et qu’il ne parvient à lui commander qu’en lui obéissant. C’est par ces dogmes rétablis par Sthal, et perfectionnés par Lacaze et Bordeu, mais originellement fondés par l’école de Cos, que l’école de Montpellier se distinguait de toutes celles de l’Europe et ces dogmes, elle y eût été conduite par le savoir et le génie de ses professeurs, au nombre desquels on comptait depuis plus de trois siècles de grands anatomistes et des praticiens consommés. Or, c’est surtout de la pratique qu’est née cette philosophie sublime dont je viens de donner l’esquisse. Il y a plus. Les préjugés religieux du moyen âge avaient séparé la chirurgie d’avec la médecine. Cette séparation, que l’antiquité n’avait point connue, fomenta entre les deux professions une sorte de guerre civile, dont le scandale s’est perpétué jusqu'à nous. Mais, tandis qu’à Paris, ces tristes animosités fatiguaient encore l’autorité royale et les tribunaux, depuis longtemps on faisait à Montpellier ce qu’on avait toujours fait dans les universités d’Italie, où ces deux sciences étaient l’objet de la même estime et des mêmes études. On avait donc, à Montpellier, sur la médecine, des idées plus saines et plus élevées que dans la capitale ; et ces idées entrèrent aisément dans la raison du jeune élève. Ce fut au professeur Lamure qu’il s’attacha de préférence ; Lamure qui, à l’âge de Portal, avait, par amour pour la médecine, déserté la maison paternelle, traversé les mers et embrassé une vie de travail et de pauvreté. Sous cet habile maître, Portal se livra avec ardeur à l’anatomie. Chose étrange ! un prince qui devait être un jour l’homme de mer le plus audacieux et le plus expérimenté de tout le nord, ce prince pâlissait à la vue d’un ruisseau qu’il fallait traverser : à la seule idée d’un cadavre, Portal se sentait défaillir. Pour vaincre cette antipathie machinale qu’éprouvait également le célèbre Hunauld, Portal fut contraint de ruser avec lui-même et de s’approcher à reculons et pas à pas du premier corps qu’il eut à disséquer. Ses épreuves terminées, il se présenta, une thèse à la main, pour obtenir le doctorat. Cette thèse, écrite en latin, comme toutes celles de ce temps, portait sur un point tout chirurgical. Frappé de l’insuffisance des machines employées depuis Hippocrate jusqu'à J.-L. Petit pour réduire les luxations, Portal en inventa une, qui, avec moins de volume et de poids, exerçait néanmoins des tractions plus énergiques ; trois avantages qui sont développés dans la thèse, et qui valurent à l’auteur les suffrages de la société royale de Montpellier et ceux de l’académie royale de Toulouse. Ce travail, toutefois, supposait résolue une question qui ne l’était pas. Il eût fallu se demander, avant tout, si, pour opérer ces sortes de réductions, des machines sont nécessaires ; et le plus léger examen eût appris à Portal que, dans les cas de cette nature, les machines sont presque toujours inutiles ; que souvent elles sont dangereuses ; et qu’enfin, par le seul antagonisme des muscles et par les mouvements combinés qu’en obtiennent des mains intelligentes, notre propre machine est elle-même si parfaite qu’elle nous dispenserait de toutes les autres. Les renoueurs et les charlatans réduisent sans aucun appareil. Portal le savait ; mais Portal était inventeur ; il aimait son ouvrage, et son entêtement ne céda qu’à l’expérience. Il vit, à l’épreuve, combien cet instrument inflexible et dur répondait mal à ses vues, et faisait souffrir à pure perte. En revanche, une fois désabusé, Portal s’exécuta de la meilleure grâce. Ce que fit Ambroise Paré sur une question d’accouchement, ce qu’a fait depuis Berthollet pour la phlogistique, Portal le fit pour son invention favorite ; et, dans les premières années de son séjour à Paris, au moment où Fabre et Dupouy s’élevaient contre les machines, Portal vint, dans le sein de l’académie de chirurgie, faire le sacrifice de l a sienne à la vérité. Pour rendre sa rétraction plus authentique, il la publia dans les journaux ; il en démontra les motifs par des dissections et des figures. Depuis ce temps, l’emploi des machines proprement dites est presque banni de la chirurgie. Le sera-t-elle toujours sans restriction ? Les noms d’Hippocrate, de Galien, d’Oribase, ceux d’Ambroise Paré, de Fabrice de Hilden, de Scultet, etc., seront toujours de grandes autorités en faveur des machines. Si celles qu’ils ont laissées à la postérité sont massives, incommodes et d’un effet mal assuré, serait-il impossible d’y en substituer de plus légères, de plus mobiles, de plus efficaces ? Le génie de l’homme a-t-il en ce genre épuisé toutes les combinaisons ? Ne saurait-il transmettre à des ressorts tout matériels la force, la souplesse et, j’ose dire, l’intelligence de ses propres organes, comme le fit Pascal ? Comme le fait l’industrie de nos jours, dont les machines si variées se meuvent comme les trépieds de Vulcain ? La gymnastique et l’orthopédie ont créé des machines. Pourquoi la chirurgie n’aurait-elle pas un jour les siennes pour toutes les réductions ? On verra plus loin qu’en excluant ainsi les machines, Portal n’était point absolu ; et qu’en les rejetant pour certains cas, il les admettait pour d’autres.
A peine reçu docteur, Portal tourna ses yeux vers Paris : Paris, séjour d’opulence, de lumière et de gloire ; où les jeunes talents mûrissent et s’élèvent ; où fleurissaient alors, avec les sciences, les lettres et les arts, cette aimable facilité de mœurs, cette urbanité, cette élégance, cette politesse qui nous a fait perdre la sévérité de nos manières. C’est là que Portal se sentait appelé ; et sous quels auspices il y allait paraître ! Le cardinal de Bernis, promu tout récemment à l’archevêché d’Albi, avait été guéri d’une légère douleur par le père de Portal ; et cette facile guérison valut au fils les recommandations les plus instantes auprès de deux hommes qui, avec peu de foi dans leur art, en avaient sondé toutes les profondeurs, et tenaient alors le spectre de la médecine, Sénac et Lieutaud. Muni des lettres de l’archevêque, Portal part pour Paris. Sur sa route, il rencontre et s’associe deux autres voyageurs, d’abord Treilhard, puis l’abbé Maury, que le hasard joignit à eux, lorsqu’il sortait d’Avalon. Les trois compagnons cheminaient gaiement ensemble, s’entretenant d’abord avec réserve et bientôt avec tout l’abandon du jeune âge. Ils se confiaient leurs espérances. « Moi, disait Treilhard, je veux être avocat général. Moi, disait Maury, je serai de l’Académie Française ; et moi, continuait Portal, de l’Académie des Sciences. » En marchant, ils s’échauffaient, l’un pour l’autre, dans leur ambition. Arrivés sur les hauteurs qui dominent Paris, ils s’arrêtent pour contempler cette grande capitale. Au même instant, une cloche résonne ; c’était un bourdon de la cathédrale. « Entendez-vous cette cloche ? dit Treilhard à Maury ; elle dit que vous serez archevêque de Paris. Probablement, lorsque vous serez ministre, répliqua Maury. Et que serai-je, moi ? s’écria Portal. Ce que vous serez ! répondirent les deux autres : le bel embarras ! vous serez premier médecin du roi. » Ils se jouaient de l’avenir ; mais la fortune les entendit et se ressouvint de leurs paroles pour les accomplir, et au-delà. Cependant, les trois favoris de la déesse entrèrent dans Paris, et allèrent se nicher, à leur arrivée, dans la plus humble maison de la plus humble rue du Quartier-Latin. Ils y vécurent quelques temps ensemble avec leur frugalité accoutumée. Leur amitié, du reste, a survécu à toutes les vicissitudes.
Cependant Portal alla présenter les lettres de l’archevêque à ceux qu’elles lui donnaient pour protecteurs, et qui le devinrent sans hésiter. Ce qui les charmait dans leur jeune compatriote, c’était l’étendue et la solidité de ses connaissances anatomiques. Ils aimaient en lui leur propre savoir, et ce savoir est le fondement de la médecine. A cet égard, malgré ses vingt-trois ans, Portal pouvait se considérer comme un des premiers hommes de la capitale. C’est une justice que se plaisent à lui rendre et l’historien de l’académie et Lieutaud lui-même, dans la préface latine d’un ouvrage dont il sera parlé tout à l’heure. Qui le dirait ? De 1720 à 1780, pendant une période de soixante ans, qui, selon Haller, a été une époque de perfection pour l’anatomie, la France n’a pas eu dix anatomistes du premier ordre. Vers 1750, Ramspeck et Meckel se trouvaient à Paris, et s'étonnaient de la tiédeur des études pour une science si nécessaire. De toutes les thèses publiées pendant ce long temps par la faculté, peut-être n’en est-il pas une seule qui porte sur l’anatomie. Aux yeux de Sénac et de Lieutaud, Portal était donc un auxiliaire à la sagacité duquel ils pouvaient remettre l’examen des malades qu’ils ne pouvaient visiter. Malheureusement, depuis 1694, pour enseigner ou exercer à Paris, il fallait être docteur de la faculté de cette ville, et Portal ne l’était pas. On n’exceptait de cette exclusion que les médecins attachés à la famille royale et au premier prince de sang. Une fiction aplanit tout. Sur la demande de Sénac et de Malesherbes, Louis XV nomma Portal professeur d’anatomie du dauphin. A la faveur de ce nouveau titre, Portal ouvrit des cours d’anatomie, et pratiqua la médecine. On l’appelait surtout pour explorer les malades et découvrir par le toucher les lésions organiques. Des faits curieux, recueillis soit à Montpellier, soit à Paris servirent de texte à une suite de mémoires qu’il communiqua, de 1767 à 1769, à l’académie des sciences : sur deux reins qui, dans une femme morte de phtisie, avaient pris, ainsi que la vessie et l’orifice supérieur des uretères, une ampleur démesurée, sans que la malade eût jamais rien ressenti dans les voies urinaires ; sur la structure et l’usage de l’ouraque, sorte de vessie primitive et temporaire qui, avec le temps, change, se convertit en ligaments et même se détruit et disparaît ; mais qui, pendant la gestation, tient la véritable vessie hors du bassin, d’où il arrive que le fœtus est moins volumineux, et l’accouchement plus facile : c’est une des pièces de cette charpente que la nature élève autour de l’édifice pour le construire, et qu’elle abat dès que l’édifice est achevé. Ce mémoire fut traduit en hollandais, et publié parmi ceux de la société de Harlem. Dans un autre mémoire, Portal établit par des expériences un fait qui n’est point indifférent pour la médecine légale ; c’est que, dans l’enfant qui va respirer, le poumon droit reçoit plus d’air avant le poumon gauche. Mais de tous les ouvrages qui parurent en 1767, le plus important est l ‘Historia anatomico-medica de Lieutaud, en deux volumes in-4°, ouvrage auquel Portal attacha son nom comme éditeur, et qu’il enrichit de ses observations personnelles et d’une table de comparaison, dont j’essaierai de faire ressortir l’utilité. Cette histoire est un véritable traité d’anatomie pathologique. Les recherches qui sont l’objet de cette espèce d’anatomie ont de bonne heure excité la curiosité la plus vive. Toute maladie étant un problème, où en trouver la solution, quand elle a été mortelle, si ce n’est dans les désordres intérieurs ? C’est la première supposition qui, bien ou mal fondée, a dû se présenter à l’esprit des médecins : et voilà pourquoi l’anatomie pathologique a été cultivée dès l’origine. Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter les yeux sur quelques observations d’Hippocrate et sur les livres aphoristiques : car pour déclarer, comme il le fait, qu’une blessure est mortelle, lorsqu’elle affecte le cerveau, la moelle de l’épine, le diaphragme, le cœur, le foie, la vessie, quelque grand vaisseau ou quelque grand nerf de l’intérieur, il faut avant tout qu’il ait constaté ces lésions par des ouvertures ; et, comme la disposition générale d’un organe très étendu et très délicat est une chose qu’aucun art ne saurait deviner, pour décrire aussi fidèlement qu’il l’a fait le nerf grand sympathique, il faut qu’il en ait fait une dissection minutieuse. Je reprends. Chez les modernes, après les essais de Bénivenius, de Jean Shenck, de Félix Plater, de Harvée, de Riolan, de Wepfer et de quelques professeurs de Montpellier, le premier qui ait fait de l’anatomie pathologique une étude particulière, est un Danois dont le génie médical rappelle le génie philosophique de Leibnitz, Thomas Bartolin. Malheureusement son travail périt, avec dix autres chefs-d’œuvre, dans l’incendie de sa bibliothèque. Presque dans le même temps, Théophile Bonet composa un recueil analogue à celui de Bartholin ; et c’est ce recueil, augmenté d’un tiers par Manget, que nous possédons, sous le nom de Sépulchretum. Morgagni en a fait la critique ; Morgagni, qui, à l’âge de quatre-vingts ans, voulut publier sur la même matière un ouvrage tout original supérieur à ce premier ouvrage, et fit paraître, en 1761, son fameux traité De sedibus et causis morborum. Ces productions immortelles assuraient à la Suisse, à l’Italie, et même au Danemarck, une gloire que la France devait partager et peut-être éclipser ; car, après avoir noté les imperfections de ces premiers modèles ; des faits mal choisis et mal ordonnés ; des répétitions fatigantes ; des omissions capitales ; des méprises, des mutilations, des infidélités ; un langage obscur, embarrassé, surchargé de paroles, d’explications et d’hypothèses ; il semblait aisé d’éviter ces défauts dans une composition nouvelle, et de n’y faire entrer que des faits irrécusables, et présentés avec ordre, sans théories et dans toute la simplicité de la nature. C’est dans cet esprit que Lieutaud, à l’instigation de Sénac, et secondé par Portal, composa son histoire. Mais si elle n’avait pas les défauts des autres ouvrages, cette histoire avait les siens. On trouva les faits trop nus, trop incomplets, trop hachés ; point de détails pour en lier les parties, et en faire sentir l’enchainement et la dépendance : tableaux ou plutôt ébauches sans mouvement et sans physionomie : à peine quelques traits sur le traitement. Or, de telles lacunes jettent de l’incertitude sur les résultats des ouvertures, et font ainsi manquer le but que se proposait l’auteur. Tout défectueux qu’il est, néanmoins, cet ouvrage sera toujours un monument précieux pour la médecine. Il renferme près de quatre mille observations en sept cent vingt-huit articles. Ce qui en relève le prix, c’est la table qui forme la dernière moitié du second volume, et qui est tout entière l’œuvre de Portal. Elle se compose de deux colonnes parallèles, dont la première expose les symptômes, et la seconde les lésions cadavériques : deux sortes de phénomènes, qui, ainsi rapprochés, mettent à découvert l’extrême diversité de leurs rapports : constants, irréguliers, contradictoires, directs, transposés ; en même temps qu’ils ouvrent les yeux sur les conversions des maladies, sur les dangers d’une thérapeutique meurtrière, et spécialement sur le cruel abus des saignées. C’est sur des tables analogues, c’est par des rapprochements et des comparaisons de cette nature, mais étendus à toutes les parties de la science, que Boërhave, qu’Hippocrate se sont élevés à ces vues, à ces rapports généraux, à ces aphorismes qui constituent la philosophie de la médecine, et dont le propre est de féconder l’esprit, de l’assoupir, de le familiariser avec toutes les combinaisons, et d’aiguiser, pour ainsi dire, sa sagacité. Du reste, il faut l’avouer, l’anatomie pathologique était encore à cette époque dans une sorte d’enfance ; mais Portal aura toujours le mérite d’en avoir senti l’importance, et d’être l’un des promoteurs de ce mouvement qui a conduit de nos jours à de si curieuses découvertes. La part qu’il avait prise à l’ouvrage de Lieutaud lui ouvrit les portes de l’Académie des Sciences. Il y fut admis en 1769, en qualité d’adjoint anatomiste : premier degré qu’il franchit en peu d’années, pour prendre place entre les associés.
Vers la même époque il publia, en deux volumes in-8°, un Précis de chirurgie pratique, qu’il avait composé pour ses élèves, et dont le fond était emprunté aux meilleurs écrivains de la capitale. Il y traite cependant un grand nombre de points d’anatomie et de physiologie. Dans ses deux bibliothèques anatomique et chirurgicale, Haller donne de cet ouvrage un double extrait où il en relève les traits principaux. Il cite en particulier le fait suivant : des liquides injectés dans la tête d’un animal, entre la dure-mère et le cerveau, en ont été rapidement enlevés par l’absorption. Il fait remarquer en outre que, pénétré comme Bilguer du danger des amputations, Portal soutient que ces grandes opérations n’ont de succès que lorsque les humeurs sont parfaitement saines. Or, bien qu’il soit très souvent impossible de reconnaître et de décrire cette parfaite santé dans les humeurs, s’il est cependant une réalité pratique, c’est l’influence du vice des humeurs ou de la cacochymie sur les apparences, la marche et la terminaison des plaies : conséquemment sur l’état et l’énergie des solides. Tant nos parties dépendent étroitement l’une de l’autre ! tant il importe, comme le veut Hippocrate, de considérer l’état où se trouve l’organisation, lorsqu’elle est surprise d’un mal artificiel ou spontané !
L’année 1770 fut peut-être la plus remarquable de la vie de Portal. Il communiqua, cette année, à l’Académie, sous forme de mémoires, un grand nombre d’observations anatomiques, ou anatomico-phatologiques. Il parla d’abord de deux cas d’ischurie ; le premier chez une femme, par racornissement de la vessie ; le second, chez un vieillard, par déviation du liquide urinaire, lequel s’échappait de la vessie par l’ombilic, au moyen d’un canal ou faux-ouraque qui unissait ces deux parties ; dans ce dernier cas, le col de la vessie, resserré sur lui-même, était presque entièrement oblitéré : remarque toute neuve, dit Portal, mais que Gilchrist avait déjà consignée dans les Essais d’Edimbourg. Un spinabifida, examiné par Portal, lui fit soupçonner qu’un canal était creusé dans la moelle épinière : opinion que partageait Sénac, qu’avait eue Charles Etienne, et qu’autorisait une description de Colombus Gall et Spurzheim assignaient le lieu de ce canal, sans l’avoir jamais vu. Dans le cours de ses recherches sur cet objet, Portal vit sur un chat la moelle de l’épine, mise à découvert, se gonfler et s’affaisser par alternatives. Ces mouvements étaient-ils propres à la moelle, et de la nature de ceux que Schlitting surprit dans le cerveau ? Portal a vu plus tard qu’ils étaient liés aux mouvements qu’imprime à la masse cérébrale le jeu du cœur et des poumons. Un enfant de quatre ans est enlevé par la petite vérole. Portal l’ouvre, et trouve les ventricules latéraux de l’encéphale remplis, l’un d’une sérosité limpide, d’une sérosité rougeâtre. Portal assure qu’il n’a point ouvert de vaisseaux, et il conclut, en faveur de Galien, contre Varoli et Winslow, que dans l’état naturel, les ventricules latéraux ne communiquent point entre eux. Des faits vus par Tulpius, et spécialement par Baglivi, sur le cerveau de Malpighi, conduisent à la même conclusion. Cependant la question est encore indécise, comme on le voit dans Lobstein. Tant les faits sont opposés ! et tant il est difficile, dans ce mélange de pour et de contre de marquer nettement ce qui est de règle et ce qui est d’exception ! Une dame de grande naissance avait l’épine triplement contournée. Dans les dernières années de sa vie, trois ou quatre heures après le repas, elle éprouve de l’oppression, une gêne à l’hypochondre, et surtout une vive douleur au pied gauche. Plus le repas est copieux, plus la douleur est aiguë et prolongée. Le pied souffre, mais le mal est ailleurs : il dépend d’une compression éloignée qui se découvre à la pénétration de Portal. A ces mémoires, il entremêle des notes sur la capacité relative des ventricules du cœur ; sur les muscles des yeux, et le déplacement de quelques autres muscles plus considérables ; sur la structure du réservoir du chyle, et du canal thoracique ; sur l’obstruction des vaisseaux lactés ; sur quelques parties de l’organisation du veau marin ; et finalement sur les variations de volume, de forme, de couleur et de situation qu’offrent les organes sexuels dans la femme : dernière esquisse où il conteste à Antoine Petit la découverte de quelques ligaments, pour la rapporter à ses véritables auteurs. De là vint, selon toute apparence, l’animosité que Petit fit éclater peu de temps après contre Portal, à l’occasion du grand ouvrage que Portal fit paraître cette même année.
Cet ouvrage est l’Histoire de l’anatomie et de la chirurgie, en cinq forts volumes in-12°. Le sixième ne fut donné qu’en 1773, en deux parties. Cette histoire embrasse tous les événements scientifiques de plus de deux mille années. Que d’hommes ! que de travaux ! que d’efforts ! que de répétitions, de contradictions, de plagiats ! A quelle lente élaboration est assujettie, pour paraître au jour, la vérité la moins importante ! Qu’il en coûte pour sortir de la barbarie primitive, soit pour constater le fait le plus simple, soit pour élever cet édifice de science, toujours menacé, toujours chancelant, et plus mal défendu peut-être que toutes les autres choses humaines contre les caprices des hommes et l’instabilité de la fortune ! Du reste, Portal partage cette longue durée en deux parties principales : l’une qui comprend toute l’antiquité de la science, depuis les temps les plus reculés, jusqu’au temps d’Harvée : l’autre qui comprend la science moderne depuis l’époque d’Harvée, jusqu'à celle où écrivait Portal. Cette période serait aujourd’hui de deux siècles seulement. Dans chacune de ces deux parties, Portal admet des sous divisions ; cinq pour la première, treize pour la seconde ; et chacune de ces divisions secondaires est marquée par le nom et les découvertes de l’un de ces hommes qui ont avancé la double science dont Portal écrit l’histoire. Aux noms de ces hommes, aux noms de ceux qui les ont imités ou suivis, à la courte biographie qui les concerne, succède l’extrait raisonné de leurs écrits, et la date des vérités qu’ils ont trouvées ou éclaircies. Quelle immense lecture ! quelles recherches infinies suppose un travail de si longue haleine ! et quel monument de persévérance et d’activité ! surtout si l’on réfléchit à la jeunesse de l’auteur, il n’avait que vingt-huit ans ; et aux occupations presque sans nombre auxquelles il s’était déjà livrées.
Toutefois, la triste et noble fonction d’honorer les morts est encore celle d’honorer la vérité ; et par respect pour la mémoire de Portal, je ne dissimulerai point que ce grand ouvrage a été l’objet de jugements très divers. On applaudissait à la grandeur de l’entreprise, au zèle et à la hardiesse de l’auteur ; mais on lui reprochait d’avoir suivi trop littéralement, et jusque dans les fautes, les écrits qui avaient précédé le sien ; ceux de Mercklin, de Goëlicke, de Douglas ; la méthode proposée par Boërhave et commentée par Haller ; les dictionnaires d’Eloy et de Moréri, etc. On ajoutait qu’il avait parlé trop légèrement du savoir et de la philosophie des anciens ; d’avoir trop accordé aux Juifs et aux Druides qui n’ont jamais cultivé l’anatomie, et trop refusé aux Grecs des premiers âges, à l’égard desquels l’opposition des témoignages ne permet de fixer avec quelque précision ni ce qu’ils ont su, ni ce qu’ils ont ignoré. Pénétré lui-même par ce défaut, il y avait remédié par des suppléments ; d’où l’on peut conclure que cette histoire avait été composée du moins avec quelque précipitation. En revanche, elle est supérieure à toutes les autres par l’abondance et la nouveauté des matériaux. Portal a tiré de l’oubli une foule de noms qui méritaient de n’y pas tomber ; et c’est particulièrement dans l’exposé des travaux du XVe et du XVIe siècle qu’il fait remarquer la justesse de sa critique, et l’étendue de ses investigations. L’auteur n’a peut-être qu’un tort, mais capital, ce me semble ; c’est d’avoir associé deux choses très voisines, et cependant incompatibles : l’histoire de l’anatomiste et celle de l’anatomie ; l’histoire de l’artiste et celle de l’art. Il suit de là qu’à chaque instant la chaîne des idées se rompt, et que ce n’est qu’avec une contention d’esprit très fatigante, à mesure qu’on avance dans ce lacis de répétitions qui se croisent et s’embarrassent, que l’on parvient à renouer les fils de la trame, et à voir sans confusion la longue série des faits et des découvertes. Il ne faudrait pas même unir dans une seule histoire l’anatomie et la chirurgie, par la raison que les gestes de l’un ne sont pas ceux de l’autre, et que chacune d’elles a fait des progrès à sa manière, par des hommes et dans des temps différents. Comment concilier des chronologies si disparates ? Ces difficultés, les historiens qui sont venus après Portal ont pris soin de les éviter, au moins en partie : Dujardin, Peyrilhe, Lauth, écrivains dont les ouvrages sont restés d’ailleurs si imparfaits. Peut-être n’existe-t-il en ce genre qu’un modèle, c’est le discours de Lassus. Orné de quelques développements et de quelques additions également nécessaires, ce discours deviendrait aisément une excellente histoire de l’anatomie. Qu’est-ce en effet qu’une histoire de cette nature ? c’est l’édifice même de la science, où l’on voit sur chaque pierre le nom de celui qui l’a posée.
Les traits lancés contre Antoine Petit dans le sein de l’Académie, étaient, dans l’Histoire de l’anatomie, plus nombreux, plus acérés, plus directs. L’article où ses erreurs sont relevées par Portal renferme des détails trop minutieux peut-être, et où la sévérité de la critique est à peine tempérée par quelques éloges. A la vérité, Portal traitait avec la même liberté Sénac, Lieutaud, Haller ; mais ni Haller, ni Lieutaud, ni Sénac ne s’étaient formalisés. Petit prit feu. Il crut qu’il était de sa dignité de répondre, et il répondit avec d’autant plus d’aigreur, que dans l’attaque de son jeune adversaire, il crut sentir la main de son ancien antagoniste Bouvart. Petit se trompait. Il employa contre Portal la plume d’un de ses élèves, et cette plume était pleine de fiel. La réplique de Portal respirait la politesse et la modération. Le courroux de Petit se tut, sans être calmé. Tristes débats ! scandale des contemporains, et qui le seraient de la postérité, si la postérité n’en perdait le souvenir dans ses propres querelles ! Dès ce moment, du moins, Portal trouva dans Bouvart un appui d’autant plus honorable qu’il n’était pas le prix d’une complaisance.
A ce succès d’amitié en succéda un autre. Une chaire était vacante au collège de France, celle de médecine, que remplissait, depuis 1742, l’illustre Ferrein. Ferrein mourut en 1769. En 1770, Portal obtint sa chaire ; mais au lieu d’y donner, sur la médecine, de ces leçons que l’on rencontrait partout, il fit ce qu’avait fait Riolan il y avait deux siècles ; il enseigna ce que l’on n’enseignait presque nulle part : l’anatomie, la chirurgie, le manuel des opérations, et surtout l’anatomie pathologique. Que d’obstacles il eut à vaincre ! On ne se douterait guère aujourd’hui qu’à cette époque de lumière et de raison, la barbarie qui avait persécuté Littre, et contraint Haller de fuir Paris comme un criminel, cette barbarie subsistait encore, même dans l’esprit des autorités. Sans cesse inquiété par une police superstitieuse, et ne pouvant obtenir des hôpitaux, ni d’ailleurs, les sujets nécessaires, Portal faisait venir dans son amphithéâtre des corps qu’on allait prendre à la dérobée dans les cimetières et jusque dans les églises. Avait-il l’histoire de leurs maladies ? Il l’a communiquait à ses élèves, la rapprochait des histoires analogues consignées dans Morgagni ou Lieutaud, proposait ses vues sur la cause du mal, la nature et le siège des lésions intérieures, et procédait à l’ouverture. Les sujets manquaient-ils ? un précis de Morgagni et Lieutaud qu’il avait rédigé pour lui-même, servait de texte à des leçons où il développait leurs idées, et y associait les résultats de sa propre expérience. N’était-ce pas enseigner merveilleusement la médecine ? Ces leçons ont été faites pendant trente ans à des foules toujours empressées d’auditeurs français ou étrangers de toutes les nations et il est permis de le dire : telle a été l’origine des progrès singuliers que l’anatomie pathologique a faits depuis un demi-siècle dans le monde médical, et qui ont illustré tant de noms en France et dans toute l’Europe ; et telle est aussi la source où Portal a puisé les matériaux de cette grande anatomie médicale, dont il avait jeté les fondements dès les premières années de ses études, et qu’il a publiée sous nos yeux quarante ans plus tard. Pour diversifier ces travaux et les compléter par des notions d’un autre ordre, il entreprit dans le même temps, sur les animaux, une suite très variée d’expériences, qui, par ce qu’elles ont eu d’original ou d’identique avec les expériences de Harvée, de Lower, de Bellini, de Haller, de Sénac, ont contribué à répandre le goût de la saine physiologie, à délivrer cette science de ses vaines hypothèses, et à lui imprimer la marche philosophique qu’elle a soutenue jusqu'à nos jours. Ces expériences furent recueillies par un élève de Portal, le jeune Collomb, qui les publia sous forme de lettres en 1771. Elles ont reparu en 1808 avec quelques additions. Quelque intérêt qu’elle offrent, et elles en ont toutes, je n’en rappellerai qu’une seule, plus importante peut-être que toutes les autres, par les conséquences qu’en peut tirer l’esprit. On a mis longtemps en question si les hommes qui se noient reçoivent de l’eau dans les poumons. On les ouvrait, et comme on ne trouvait dans les voies aériennes qu’un peu d’écume, on concluait pour la négative. Tel fut d’abord le sentiment de Haller, qui en revint, après les expériences de Portal, confirmées par des faits pratiques. On a vu dans la trachée d’un noyé, une coquille de moule posée en travers sur la bifurcation des bronches. L’eau avait donc pénétrée, comme le pensait Borelli ; elle avait été respirée, même avec force ; mais l’absorption l’avait fait disparaître. D’un autre côté, dans la peste et après la mort consommée, on a vu le bubon s’évanouir ; on l’a vu poindre et s’élever. Qu’en conclure ? Que tout ne meurt pas à la fois en nous, de même que tout ne s’endort pas à la fois. Qui est-ce qui meurt le dernier, le cœur, a-t-on dit. Erreur. Le cœur éteint, l’absorption marche ; des courants se forment ; ils promènent, ils accumulent, ils emportent et dispersent des matériaux de congestions ; et par ces actes posthumes, les traces de la maladie peuvent s’effacer, des traces menteuses en prendre la place, et fasciner les yeux et l’esprit sur la sincérité des ouvertures. Un autre danger, dont on est frappé quand on parcourt ces expériences, c’est la témérité des inductions qu’on en retire, et Portal lui-même, pour les appliquer aux maladies. A quelque torture que vous soumettiez un animal plein de vigueur et de santé, ne vous figurez pas que vous imprimiez jamais à ses organes les conditions d’un véritable état pathologique. Liez, coupez, déchirez, brûlez, changez à souhait l’état physique des parties, vous n’en changerez pas, au moins actuellement, l’intime composition ; vous produisez des accidents, et vous provoquez une maladie, mais vous ne la créez pas, elle ne sort pas de vos mains ; elle sera réalisée par des forces qui, vous obéissant en apparence, n’obéissent en effet qu’à elles-mêmes, parce qu’elles n’appartiennent qu’à elles-mêmes, et non à un pouvoir étranger. Mais entre cette maladie artificielle et les maladies spontanées qui sont l’œuvre de la nature vivante, qu’y a-t-il de commun ? Qu’y a-t-il de particulier ? Ici, les analogies importent moins que les différences ; car c’est sur ces différences toutes spéciales que l’art se réglera pour travailler à la guérison. J’ajoute avec Murray que ce n’est jamais qu’avec une extrême réserve que l’on doit conclure dans les expériences de tel animal à tel autre, et finalement des animaux à l’homme. Tout est lié dans les organisations, et la moindre différence qui les distingue en suppose de plus profondes qui troublent, qui déconcertent à chaque pas l’action de la médecine, et permettent d’appliquer aux expériences de cette nature les belles paroles d’Hippocrate sur l’incertitude et les déceptions de l’expérience médicale.
Cependant, au milieu de tant d’occupations diverses, au milieu des fatigues d’une pratique qui prenait chaque jour plus d’étendue, Portal ne laissait perdre aucune occasion d’observer et de décrire les affections singulières qui se présentaient à lui ; et comme dans sa longue carrière, cette activité ne s’est jamais démentie ; comme elle lui a fait mettre au jour d’année en année un grand nombre de notes, de remarques, de rapports, de mémoires, qui sont dispersés dans les volumes de l’Académie des Sciences, dans ceux de l’Institut, dans les journaux de médecine, dans les recueils de la Société médicale d’émulation, dans les Annales du Muséum d’histoire naturelle, et jusque dans la Décade philosophique ; comme enfin toutes ces pièces ont été réunies et publiées de 1808 à 1824, en cinq volumes in-8° ; pour éviter les répétitions, les embarras de tant de dates différentes, qu’il me soit permis de réunir cette collection précieuse à tant d’autres productions médicales dont j’essayerai dans un moment de vous offrir le tableau. Toutefois, il en est une que je dois mentionner ici. En 1749, parut la première édition du magnifique traité de la structure du cœur, qui fut admiré de toute l’Europe, et dont l’envieuse calomnie a depuis tenté de faire honneur à Bertin. Son véritable auteur, l’illustre Sénac, y voyait des imperfections que n’y voyaient pas les plus habiles, ni Morgagni, ni Mekel, ni Tissot, ni Camper ; et il en préparait une édition digne de lui-même, lorsque la mort l’enleva en 1770. Il avait, depuis plusieurs années, associé Portal aux travaux de cette nouvelle édition, et il lui légua en mourant le soin de la publier. Portal, en effet, la fit paraître en 1774, ornée de quelques figures, et enrichie de plusieurs observations excellentes sur la structure du cœur, double addition que Sénac lui-même avait approuvée. C’est ainsi que jusque dans la dernière postérité, et tant que les hommes cultiveront les sciences, le nom de Portal se liera dans leur esprit aux noms de ses deux protecteurs, Sénac et Lieutaud.
Cette même année 1774, Portal devint titulaire de l’Académie des Sciences. Cette compagnie possédait alors, parmi les siens, Buffon, d’Alembert, Laplace, Condorcet, Bailly, Lavoisier : quels noms ! quels talents ! quels génies ! quelles gloires ! et si pour quelques uns nous anticipons d’un petit nombre d’années, quelles cruelles infortunes ! Estimé, bien voulu, recherché de tous, Portal était particulièrement honoré de l’amitié de d’Alembert et Buffon qui lui avaient confié leur santé. Buffon ne tarda point à lui donner une preuve de son attachement. Ce grand homme avait l’administration suprême du Jardin du Roi. Antoine Petit remplissait dans cet établissement la chaire d’anatomie, et désirait s’attacher, comme adjoint, son suppléant Vicq-d’Azyr. Le choix dépendait de Buffon, et Buffon préféra Portal. Cette nomination se fit en 1776. Dès ce moment, l’existence de Portal fut heureuse, brillante, complète. Il occupait les deux postes les plus élevés de l’enseignement. Associé dans le sein de l’Académie aux premiers hommes de France, et peut-être du monde, il était dans la pratique aux premiers hommes de sa profession : à Bouvart, à Charles Leroy, et à ce Dubreuil qui fut un modèle de bonté, de savoir et de modestie ; homme doué du tact médical le plus délicat et le plus sûr ; et à qui la médecine et la philosophie ont dû l’aimable et profond Cabanis. L’hommage que de tels hommes rendaient aux lumières de Portal, en les invoquant pour leurs malades, lui donnaient dans le public une autorité qu’on eût refusée à sa jeunesse, ou plutôt à cet air de jeunesse qu’il a conservé si longtemps. Environné de tant de suffrages, excité de plus en plus à bien mériter de lui-même et des hommes éminents qui l’avaient adopté ; applaudi, vanté par ses nombreux élèves qui répandaient son nom dans toute l’Europe ; appelé chez les princes, les ministres, les ambassadeurs, les savants, les gens de lettres, comme il était par les plus simples artisans, quel riche fonds d’observations médicales ! quel aiguillon et quel aliment pour son activité !
Ici, Messieurs, se présente cette masse de travaux dont je dois vous rendre compte. Arrêtons-nous d’abord aux cinq volumes que j’ai mentionnés précédemment, et qui renferment les mémoires détachés. Trente-sept de ces mémoires composent les trois premiers volumes : on y distingue entre autres ceux où l’auteur traite des affections trop méconnues de l’épiploon ; de celle du foie que l’on rapporte à d’autres organes, et réciproquement ; de la situation des viscères abdominaux chez les enfants, et des déplacements qu’ils éprouvent dans un âge avancé ; de la phtisie de naissance ; de l’apoplexie, de l’épilepsie, de la rage ; du croup ; de l’aphonie chronique qui en est souvent la terminaison ; de quelques maladies de certaines familles ; enfin, et surtout du melœna, si mal jugé par les anciens, et de l’étrange affection du prince romain Giustiniani. Il n’est pas de praticien, quelque habileté qu’il ait acquise, à qui la lecture de ces mémoires ne suggère quelque vue originale sur la nature, la cause, le traitement des maladies, et n’inspire de l’admiration pour les traits de sagacité profonde que laisse si souvent échapper l’écrivain. Portal apprend à voir ; il apprend à penser. Un épisode plein d’intérêt est celui où il raconte comment il fut pris de cette aphonie catarrhale dont il ne s’est jamais délivrée, et où il expose quelques vues sur la possibilité de guérir une maladie par une autre. Quelle variété d’observations sur les fausses membranes ! sur les épidémies du croup ! sur l’affinité de cette maladie avec les maladies concomitantes dont elle n’est peut-être qu’un déguisement ! Quelle réunion de faits curieux et quelle finesse d’aperçus dans son court traité sur les aptitudes héréditaires !
Dans le quatrième volume, à des considérations sur le vomissement, sur la membrane pupillaire, sur l’action des poisons, et l’emploi raisonné des antidotes ; à l’histoire de la maladie de Madame Staël, laquelle offre un exemple manifeste de transmission héréditaire, et des dangers que court un malade en consultant trop de médecins ; à des pièces sur un point de médecine légale, etc. Portal a joint d’excellents mémoires sur la cardialgie, l’angine de poitrine, l’inflammation du péritoine, et du péricarde ; sur les palpitations et les faiblesses ; sur l’hypertrophie, les véritables anévrismes, les dégénérations, l’inflammation, le ramollissement, la rupture du cœur ; dernières affections dont la peinture saisit d’effroi, et remplit l’âme de douleur ! C’est en effet par un accident de ce dernier genre que Portal perdit son petit-fils Victor Lamourié, âgé de vingt et un ans, jeune homme de la plus belle espérance, et dont le cœur palpitant et dilaté s’ouvrit par la secousse d’une chute très légère. En traitant de la péricardite, Portal reproduit les idées qu’il avait conçues depuis longtemps sur les inflammations membraneuses, lesquelles, selon lui, n’affectent pas seulement les membranes, mais encore le parenchyme des organes qu’elles recouvrent tellement qu’une pleurésie, quelle quelle soit, est toujours une pleuro-pneumonie. Du reste, les péricardites dont il écrit l’histoire avaient été prises pour autant de croups : elles en avaient les apparences.
Dans le cinquième et dernier volume de cette collection, vous ne rencontrez que des faits pratiques, d’abord sur quelques fièvres typhoïdes, qui, même avec des symptômes inflammatoires manifestes, ne cèdent qu’à l’administration du quinquina. En second lieu, sur les inflammations que les lésions du foie et les altérations de la bile allument dans les intestins : sorte de succession à l’égard de laquelle on tombe souvent dans les plus dangereuses méprises ; enfin, sur le développement des gaz ou la pneumonie, laquelle, de même que l’hydrophisie, est liée à des causes si variées et quelquefois si contraires. Les histoires de maladie entremêlées dans le texte reposent l’esprit et l’éclairent, en même temps qu’elles l’étonnent par le spectacle de cette incroyable profusion de maux qui se forment en secret dans notre intérieur, et se révèlent plus tôt ou plus tard sous les plus bizarres apparences. Qui s’attendrait, par exemple, à ce que rapporte Ferrein d’un jeune étudiant, qui, après de longues dissections, pendant un hiver tiède et humide, se trouva tout à coup gonflé dans sa totalité, au point d’avoir la langue même tuméfiée par des gaz ? Du reste, il est dans cette collection un rapport que je ne dois point oublier. En 1774, deux personnes qui demeuraient dans la rue Saint-Honoré, le mari et la femme, furent asphyxiées par la vapeur du charbon. Portal fut chargé par l’Académie des Sciences de constater le fait, et de rédiger une instruction sur les moyens de rappeler les asphyxiés à la vie. Cette instruction faite, elle fut aussitôt publiée et distribuée dans toute la France, par ordre de M. Turgot. Elle a été traduite en plusieurs langues étrangères, et a reçu près de vingt éditions. Portal a le mérite d’y avoir enseigné le premier à ne pas confondre les asphyxies, mais à les distinguer selon leurs causes, et à les traiter en conséquence par des moyens appropriés.
D’un autre côté, quelques uns de ces mémoires n’avaient été dans l’origine que de simples essais que Portal a depuis développés dans des ouvrages plus étendus. Tel est, entre autres, le traité qu’il publia sur la rage en 1780, et qui a été traduit en allemand, en italien, et plus tard, et seulement par extraits, en espagnol. Un précis du traitement que l’auteur propose contre la rage en a été inséré dans une des éditions de l’instruction précédente. Portal y fit entrer également un avis sur les moyens de traiter l’asphyxie des nouveaux nés, et les divers cas d’empoisonnement. Cette collection forme un volume in-8° considérable. Les deux dernières éditions, toutes deux de l’imprimerie royale, sont de 1787 et de 1814.
Cependant arrivèrent nos discordes. Dans ce grand tumulte qui ébranlait, déplaçait, emportait tout, depuis la chaumière jusqu’au trône, la sûreté de Portal fut compromise ; sa vie fut menacée, comme celle de ses amis, qui désertaient la capitale, ou périssaient sous la hache. Il vit tomber à ses côtés, avec tant d’autres, et ce Lavoisier, et ce Bailly, entre lesquels il se plaçait d’ordinaire aux séances de l’Académie. L’Académie elle-même fut détruite, avec les écoles, avec les chaires, avec tout l’enseignement. Pour s’étourdir sur tant de calamités, Portal se jeta dans le travail avec une sorte de frénésie. Il écrivit sur la nature et le traitement de la phtisie pulmonaire des observations qui parurent en un volume in-8° dans les premières années de la révolution. Ce livre ne serait qu’une reproduction de celui de Morton, si les observations n’étaient presque toutes originales, les espèces plus nombreuses et mieux déterminées, le traitement mieux entendu, la thérapeutique plus simple. Dans l’arrangement des matières, Portal suit la marche philosophique des Spallanzani. Il expose en premier lieu les faits particuliers ; il les distribue par groupes, selon la nature des causes ou des cachexies : il les rapproche, et en fait sortir, les rapports qui sont la substance des conclusions ou des vérités générales. C’est ainsi que procède la logique naturelle. Cet ouvrage a été traduit en italien par M. Fédérigo, médecin de Venise ; et en allemand par M. le docteur Muhry, de Hanovre. Les deux traducteurs ont ajouté à l’ouvrage original, un grand nombre de remarques et d’observations importantes. Portal a mis leur travail à profit, et en a fait l ‘ornement du sien, dans la seconde édition qu’il en a donné en 1809, et qui est en deux volumes in-8°.
Une maladie qui se rapproche de celle-là par une secrète affinité, c’est le rachitisme. En 1797, Portal publia en un volume in-8° des observations sur la nature et le traitement du rachitisme ou de la courbure de la colonne vertébrale et de celle des extrémités ; ouvrage qui a eu également les honneurs de la traduction, en allemand et en italien. On est encore partagé sur l’origine et l’antiquité du rachitisme. Au rapport de Glisson, cette maladie serait née en Angleterre, il n’y aurait aujourd’hui que deux siècles. Ce sentiment n’a presque pas été combattu. On oublie qu’Hippocrate a parlé du rachitisme ; on oublie la difformité d’Esope. On a vu dans les mains d’un voyageur français une momie de rachitique que l’on venait d’extraire des tombeaux de la ville de Thèbes, où elle dormait depuis plus de deux mille ans. Il est probable que les apothètes de Lacédémone recevaient les enfants rachitiques. Toutefois, le silence des écrivains témoigne que dans l’antiquité les gibbosités ont été rares. Est-ce quelque changement survenu dans notre organisation qui les a rendues plus fréquentes ? Est-ce par la découverte de l’Amérique, comme l’insinuent Zéviani et Grimaud ? Quoi qu’il en soit, Portal et Bouvart avaient traité beaucoup de rachitiques à Paris. Bouvart n’administrait guère qu’un remède, le sirop de Bellet ; mais frappé des complications de la maladie avec les scrofules, la syphilis, le scorbut et les obstructions, Porta modifia ou plutôt perfectionna le traitement par l’addition des amers et des anti-scorbutiques, et il obtint des succès inespérés. Ce traitement est devenu usuel. Une particularité que je ne dois point omettre, c’est qu’en 1772, Portal avait observé de ces gibbosités dangereuses qui se forment à un âge très avancé, même à l’âge de 80 ans. Il en parle dans un mémoire où il fait une vive peinture du trouble qu’un tel accident porte dans toutes les fonctions de l’économie ; et ce trouble est quelquefois extrême. Il fait voir que dangereux pour les enfants, les corps sont nécessaires aux femmes qui en ont pris l’habitude, et qui viennent de passer l’âge critique ; de même que Winslow préconise les corps, non pour les enfants, mais pour les vieillards. Du reste, plusieurs femmes ayant été déformées par ce rachitisme tardif, Portal parvint à les redresser par des machines, qu’il sut varier à propos ; premier essai de cette orthopédie si cultivée de nos jours : heureuse initiative dont l’infortuné Delpech lui fit l’honneur en 1828, dans la dédicace de son Traité de l’orthomorphie.
Cependant Portal mettait la dernière main au grand travail qui l’avait occupé toute sa vie, à cette Anatomie médicale qui parut l’année 1803, en 5 volumes in-8°. A la tête du premier volume est une excellente table, faite par M. Cornac, neveu de l’auteur, et membre de l’Académie royale de médecine. Ce grand ouvrage ne ressemble en rien à ceux de Lieutaud, de Morgagni, de Bonet, de Riolan, de Wepfer, de Morton, etc. CE ne sont plus des histoires de maladies, auxquelles ont fait succéder les ouvertures, afin de mettre à la fois sous les yeux les deux éléments qui doivent se servir mutuellement de contre épreuve. Le traité de Portal est une véritable anatomie où nos différents systèmes sont rangés dans leur ordre naturel, et où chaque organe est examiné sous tous ses rapports, de composition, de forme, de développement, de situation, d’usage, et finalement d’états pathologiques : derniers états dont la variété confond le faible entendement de l’homme ! car l’homme souffre plus de maux qu’il n’en peut connaître. A mesure qu’on avance dans cette lecture, il semble que Portal vous conduit par la main à travers une foule innombrable d’individus très divers, à chacun desquels il s’arrête pour vous instruire de ce qu’il est, de ce qu’il fait, et de toutes les mauvaises aventures qui, de mémoire d’homme, sont arrivées soit à lui, soit à ses semblables : avec cet avantage de plus dans son livre, que ce que Portal raconte, il le fait voir sur place ; il le rend palpable surtout pour les os et les muscles, par la structure, la juxtaposition, le contact, l’emboîtement des parties. Quelle analyse ! que de détails ! quel abîme de rapports ! et d’un autre côté, quelle vaste et sage érudition ! Les matériaux de cet ouvrage ont été pris, partie dans les précédents mémoires et dans l’Histoire de l’anatomie, partie dans les deux traités de Morgagni et de Lieutaud, partie enfin dans les livres des médecins de toutes les nations qui ont observé, décrit, ouvert ; mais le choix, l’ordre, les rapprochements singuliers, les résultats généraux, en un mot, tout ce qui fait le prix d’un livre est l’œuvre de Portal. Aussi quiconque se sera bien pénétré de ce travail, et sera d’ailleurs familier avec l’étude des signes, n’approchera jamais d’un malade, sans se sentir prémuni contre les illusions, et comme porté jusqu'à la source du mal. Aucun traité plus complet sur la même matière n’existe dans une langue ; si ce n’est peut-être le traité que Meckel a publié depuis, et qu’il a composé sur le même plan. L’anatomie médicale fut jugée digne de concourir aux prix décennaux, et en 1807, un médecin de Madrid, B.D. Garcia-Sculto, en publia une traduction espagnole.
Lorsque l’Anatomie médicale parut, l’auteur avait 61 ans. l’année suivante, il écrivit sur le grand sympathique. A 69, 71, 82, 85 ans, Portal donna des traités considérables sur la nature et le traitement de l’apoplexie, des maladies du foie, de l’hydropisie, de l’épilepsie ; quatre traités où respire le même esprit médical, où l’on retrouve la même richesse de faits et de considérations pratiques, la même érudition, et le même soin de compléter les histoires des maladies par les ouvertures ; derniers ouvrages cependant qui sont comme l’Odyssée de l’auteur, et dont je ne pourrais offrir des extraits étendus, sans excéder les limites d’un éloge, mais qui seront un éternel témoignage de l’activité de Portal, et de cette sorte de culte qu’il eut jusqu'à la fin de sa vie pour la médecine.
Ce qui domine dans ses écrits, c’est, il faut l’avouer, une théorie toute humorale. Il admet des cachexies, des diathèses, ou pour parler son langage, des vices qui marquent de leur caractère tous les systèmes de l’économie, et de leur malignité toutes les maladies accidentelles. Quelque peine qu’ait l’esprit à se faire des idées nettes de ces sortes de vices, on ne peut se refuser à ce qu’enseigne la pratique, savoir, que, dans le traitement des maladies chroniques surtout, l’art est dans la nécessité de varier ses moyens selon les indications, et que ces indications sont tirées, les unes de la maladie elle-même, les autres des conditions fondamentales et primitives de l’organisation. Or, ces conditions ne sont jamais les mêmes. Le corps diffère du corps, comme l’âge diffère de l’âge, dit Hippocrate ; et ces différences étant fort distinctes et très importantes à constater, pour que le langage ne les confondit pas plus que ne le fait la nature, il a fallu créer pour chacune d’elles un signe propre à la séparer de toutes les autres. Que ce signe soit tel ou tel, qu’importe ? On dira donc indifféremment diathèse cancéreuse, dartreuse, scofuleuse ; ou vice cancéreux, scrofuleux, herpétique. Ce n’est plus qu’une dispute de mots.
A l’égard de l’anatomie pathologique, s’il en a vivement senti l’utilité, s’il l’a cultivée avec ardeur, s’il en a recommandé l’étude avec le zèle d’un apôtre, il a fini par en redouter les écarts et les abus. Il applaudissait aux découvertes des écrivains modernes, dont la plupart font honneur à la France ; mais relativement aux désordres que les maladies laissent après elles dans nos organes, il souhaitait que les conclusions qu’on en tire fussent proportionnées aux faits, et n’en excédassent jamais la portée. Il aimait à répéter qu’indépendamment des raisons qui rendent si souvent suspect le témoignage de nos sens, les lésions cadavériques sont encore plus des effets que des causes ; effets de causes antérieures qui nous échappent, et qu’il serait cependant essentiel de connaître pour tourner toutes nos ressources contre elles, pour en arrêter la marche, pour en délivrer l’économie. Quelle est, ou quelles sont les causes ? Mystère impénétrable, et sur lequel on ne fera que balbutier, tant que les données suivantes resteront pour nous dans les mêmes ténèbres : l’action des nerfs, la constitution primitive des solides, l’intime composition des liqueurs, et les changements, les altérations que reçoivent l’un de l’autre, ces trois éléments de nous-mêmes.
Telle a été, Messieurs, la vie publique d’un homme qui a été notre maître, notre guide, notre ami ; d’un homme qui a été 60 ans professeur dans nos écoles ; 60 ans, membre de la première société savante de France, et depuis, membre de toutes les sociétés savantes de l’Europe ; d’un homme qui a été honoré de l’estime publique, et de l’amitié de ses plus illustres contemporains ; homme doux et paisible, quoique irritable, et dont le seul tort, peut-être, a été, dans ses premières années, de prendre l’avenir en défiance, de ne pas croire à l’effet naturel de ses talents, et d’avoir voulu attacher des ailes à sa fortune, pour en précipiter le vol. Il serait superflu de rappeler ici toutes les vicissitudes de sa destinée. Elle a suivi en partie celles de la France ; heureux du moins, lorsque la France était livrée à des homicides, d’avoir trouvé dans son savoir, ses services, son âge et la modération de ses idées une protection que le génie de tant d’autres n’a pas toujours obtenue. Avant la révolution Portal était médecin de Monsieur, frère du roi Louis XVI. En 1788, des motifs de convenance lui firent préférer Le Monnier, pour la place de premier médecin du roi. A son retour dans ses Etats, Louis XVIII se ressouvint de Portal, et l’attacha sous ce titre à sa personne. Après la mort de ce prince, Portal fut premier médecin de Charles X. C’est ainsi qu’après que Treilhard et Maury furent devenus, le premier un des chefs de la France, le second un des princes de l’Eglise, Portal reçut doublement l’insigne honneur qu’ils lui avaient présagé. La longue expérience du monde, et du monde choisi, avait meublé la tête de Portal d’une infinité d’anecdotes pleines d’intérêt ; et ces anecdotes, assaisonnées du sel de son esprit, faisaient le charme de ces assemblées de savants, de gens de lettres, de voyageurs, de ministres, d’ambassadeurs étrangers qu’il réunissait chaque semaine autour de lui, et dont il se composait comme une académie brillante et variée, où il s’honorait de ses hôtes, et se délaissait avec délices des fatigues de sa profession. Avec quelle ironie aimable et douce il racontait qu’ayant guéri le fameux Vestris d’une maladie grave, il reçut quelque temps après la visite du danseur, qui lui dit : « M. Portal, je sais tout ce que je vous dois, et je porte un cœur reconnaissant. Je ménage trop votre délicatesse pour vous parler d’honoraires : entre artistes, cela ne se fait pas : mais j’ai quelque chose de mieux à vous offrir. Je vous ai observé quand vous entrez dans un salon ; permettez-moi de vous le dire, vous n’avez point de grâce, de cette grâce élégante qui assouplirait tous vos mouvements et ferai de vous un homme accompli. Or, cette grâce, je prétends vous la donner, ajouta-t-il en se redressant. » Et le voilà qui prend la main de Portal, et veut le mettre à la 1ère position. Portal s’excusa et n’apprit point à se donner des grâces.
Que de faits curieux Portal avait appris et retenus sur les événements politiques de son temps ! que de révélations lui avaient été faites ! C’est sur cela surtout que Louis XVIII, ce prince ami des Lettres, d’une raison si ferme et d’un goût si délicat, recherchait les agréments de sa conversation. Portal mit à profit l’estime dont l’honorait son auguste client, pour fonder l’Académie royale de médecine. C’est à lui, Messieurs, que l’Académie doit son existence. C’est à lui que je dois l’honneur d’être aujourd’hui votre interprète dans l’hommage que je rends à sa mémoire. Le créateur de l’Académie, Louis XVIII, l’avait fait notre président perpétuel. Vous savez avec quel zèle Portal suivait nos séances, avec quelle effusion il applaudissait à nos travaux. Notre Académie a été l’objet de ses dernières pensées. Il nous a légué le magnifique portrait de Vésale, le portrait de son ami Lassone, et une somme considérable pour la fondation d’un prix annuel, sur des questions dont il nous a laissé le choix. Il nous a légué surtout l’exemple d’une grande simplicité de mœurs, et d’une vie toute dévouée au travail et aux progrès d’une science qu’il s’appliquait sans relâche à rendre de plus en plus secourable aux hommes. Cependant le travail et l’âge avaient miné sa constitution naturellement délicate. Ses forces déclinaient chaque jour. Une secousse vivement ressentie ébranla jusque dans ses fondements ce frêle édifice. Il languit plus d’une année dans des souffrances dont la principale cause fut aisément reconnue ? Il en parlait lui-même avec une grande présence d’esprit, rappelant sans cette les maladies analogues qu’il avait vues dans Morgagni, Sénac et Lieutaud. Malgré les secours des hommes les plus habiles, Boyer, Larrey, Dubois, Ribes, Breschet, Double ; malgré les tendres soins de sa famille, et ceux que lui a prodigués jour et nuit pendant une année entière, avec un dévouement tout filial, M. le docteur Clément, son élève, son ami, son suppléant au collège de France et au Jardin du Roi, Portal s’est éteint le 23 juillet 1832, à l’âge de quatre-vingt dix ans six mois et quelques jours, dans les douleurs de la pierre ; maladie qui avait emporté sous ses yeux ses illustres amis d’Alembert et Buffon, et son illustre maître Barthès. Sa perte a ajouté à l’amertume de celles que la France faisait alors dans les calamités du choléra.
Le corps du docteur Portal a été ouvert par M. Breschet, en présence de ses confrères. La vessie contenait un calcul assez gros, et quatre autres calculs d’un moindre volume.
Portal avait la taille mince et élancée, la physionomie fine et spirituelle, l’esprit vif et enjoué. Son extérieur rappelait celui de Voltaire, et il aimait qu’on le lui dit. Il était chevalier des ordres du roi, commandeur de l’ordre royal de la Légion d’honneur, baron de la création de Charles X, président d’honneur perpétuel de l’Académie royale de Médecine, et membre du conseil général des hôpitaux. Sa ville natale a décerné à sa mémoire un monument d’un genre singulier, mais qui n’est est pas moins glorieux, et aura probablement la même durée qu’elle. La rue Saint-Pierre, où il est né, s’appelle aujourd’hui rue Portal. Outre les nombreux élèves qu’il a formés, il laisse pour postérité médicale deux parents que l’Académie a le bonheur de posséder, et qui lui sont doublement chers, et par leur mérite personnel, et par les liens qui les attachaient à Portal.
Cet éloge a été relu dans la séance publique de l’Académie royale de Médecine, le 2 septembre 1834.
communiqué par les Archives de l’Académie des Sciences.
Eloge de M. le Bon Silvestre de Sacy
Administrateur du Collège royal de France
Messieurs,
Il ne m’appartient point d’apprécier la perte que la science vient de faire, en la personne du respectable vieillard auquel nous rendons ici un triste et dernier hommage ; et je dois regretter que le soin d’exprimer, en cette circonstance, les sentiments du corps auquel il appartint si longtemps, ne soit confié à un savant plus capable que moi de rappeler les services rendus à l’art de guérir, par M. Portal. Mais quand, à la suite de tant de pertes, prématurées autant qu’inattendues, nous avons encore à verser des larmes sur celui dont le nom était depuis de longues années à la tête du Collège royal de France, et qui, dans son âge avancé, nous donnait tant de marques d’attachement par son assiduité à nos assemblées, je ne me pardonnerai point de manquer à lui adresser, par quelques paroles du moins, le témoignage solennel d’estime et de regrets que chacun de vous, Messieurs, est empressé d’offrir à sa mémoire. Et que ne mérite pas, en effet, une si longue vie, dévouée toute entière à soulager les maux de l’humanité, et à former des disciples, capables de conserver et d’enrichir de nouvelles découvertes une science, sans laquelle la médecine ne serait qu’une espèce de divination ; sans laquelle, faute d’avoir étudié le plus bel ouvrage de la divinité, elle ne pourrait seconder que très imparfaitement les vues de la sagesse conservatrice du créateur, qui a préparé des remèdes à toutes les infirmités dont l’homme est assiégé dans le cours de sa fragile et précaire existence !
Plus de soixante années de professorat seraient à elles seules, un titre de notre reconnaissance ; mais, pour M. Portal, elles ne sont qu’une faible portion des services qu’il a rendus à cette capitale. Quelle est, en effet, depuis le plus haut rang de la société, jusqu'à la classe qui n’attend de secours que de la bienfaisance publique, la famille qui n’ait dû à M. Portal la conservation de ce qu’elle avait de plus cher, et pour laquelle il n’ait été comme une seconde providence ? Et, parmi les hommes estimables qui parcourent la même carrière, et qui ont eu le courage de s’imposer les mêmes devoirs, quel est celui qui, dans les circonstances les plus graves, ne se soit estimé heureux d’être aidé de ses conseils, et assisté du concours de ses lumières ? A la cour, et dans le palais des grands ; près du lit de douleur où gisait le pauvre, comme auprès de la couche somptueuse du riche ; dans la chaire où il faisait entendre ses savantes leçons appuyées d’une longue expérience, comme dans les Académies et au sein du Conseil qui dirige l’emploi des secours que la charité publique ou particulière destine au soulagement des misères humaines ; tous les moments de M. Portal, toutes ses méditations, toute l’activité de son esprit, furent consacrés sans relâche à faire le bien ; et les longues années dont il a joui, étaient justement regardées comme un bienfait de la providence envers la société entière. En nous séparant de lui pour la dernière fois, nous aurons du moins la consolation de penser que la société entière aussi, partage les sentiments de vénération et de reconnaissance dont nous déposons sur sa tombe le sincère, quoique bien imparfait hommage.
Communiqué par les Archives de l’Académie des Sciences.
Eloge de M. Serrès
Membre de l’Académie royale des Science
Les hommes empruntent souvent, de l’époque à laquelle ils vivent, les caractères qui les distinguent dans le cours de leur carrière scientifique. Les services qu’ils rendent aux sciences, et leurs succès, tiennent souvent à leur point de départ, à ces premières pensées de jeunesse que la vie et la méditation font développer à l’âge mur.
Au début de Portal à Paris, la chirurgie était isolée de la médecine ; ce n’était pas seulement un mur d’airain qui séparait ces deux arts ; l’éducation scientifique des hommes qui s’y livraient, en portait une profonde empreinte. Par la raison qu’on ne saurait être habile chirurgien sans des connaissances profondes en anatomie, les médecins eussent cru déroger à leur dignité s’ils eussent été anatomistes. Triste et funeste exemple de ce que peuvent les préjugés, même sur des philosophes !
L’immortel ouvrage de Morgagni sur le siège des maladies avait paru : mais il n’était pas goûté de l’ancienne faculté de médecine, par la raison que l’anatomie morbide suppose des connaissances profondes sur la structure normale des organes. Portal, dont la vie médicale offre tant de ressemblance avec celle de l’illustre médecin de Pavie, conçut l’idée de réformer à ce sujet la médecine en France : pour ranimer parmi les médecins le goût des études anatomiques, il se fit anatomiste, et devint anatomiste célèbre ; pour vaincre leur préjugé contre la chirurgie, il se fit chirurgien, publia l’histoire de cette partie de l’art, fit des mémoires sur les procédés opératoires : je ne sais même s’il n’a pas porté le bistouri sur l’homme vivant. Cette vie, cette carrière, était chose nouvelle dans la médecine de Paris avant la révolution de 89 ; on ne croyait pas possible alors cette fusion de deux arts dont nous goûtons aujourd’hui les avantages et dont la science et l’humanité reçoivent tous les jours de si grands bienfaits, que nous ne pourrions sans ingratitude ne pas rapporter à Portal la part qui lui revient dans cette mémorable réforme.
On conçoit qu’un médecin qui, à cette époque, portait dans l’exercice de son art, cette précision que donnent les études anatomiques et chirurgicales, ne pouvait manquer de fixer sur lui l’attention du public ; aussi le public fut-il le premier à le récompenser de ses louables efforts. Peu d’hommes ont eu une pratique plus étendue, et peu de médecins ont aussi bien justifié que Portal les faveurs que le monde, la cour, les corps savants et enseignants, lui ont prodigué dans le cours de sa longue carrière.
Après avoir dit pourquoi Portal fut un grand anatomiste et comment il devint un des médecins les plus habiles de son temps, précisément parce qu’il était anatomiste, je pourrais énumérer les nombreux ouvrages qu’il n’a cessé de produire dans le cours d’une vie si longue. Nous les trouverions tous emprunts de ce double caractère.
S’il traite de l’anatomie, la médecine est toujours devant ses yeux pour en éclairer quelques-unes de ses pages ; s’il traite de la médecine, il ne le fait jamais qu’appuyé sur l’anatomie à laquelle il emprunte ses lumières, sa précision et son langage, sa sévérité et sa logique. Sa vie entière se passe à dévoiler les rapports des maladies et de l’anatomie pathologique, et à déduire de ces rapports les conséquences qui en éclairent le diagnostic, le pronostic et le traitement.
Ses chaires au Collège de France et au Muséum d’histoire naturelle, lui servent de tribune publique pour populariser, parmi les médecins, cette grande et féconde pensée. Là il parle aux yeux et à l’esprit de ses auditeurs ; s’il se met en scène, en racontant ses nombreux succès, c’est pour leur en donner le secret et leur apprendre à avoir de semblables succès, en suivant la route qu’il leur trace. Cette route il la renferme dans ces mots : Suivez les maladies et passez alternativement du lit des malades aux amphithéâtres.
A la vérité ses chaires sont restées étrangères aux progrès de l’anatomie générale et philosophique, telle que les ont créées les anatomistes de nos jours.
Mais c’est assez pour la gloire d’un homme que les réformes heureuses qu’il leur avait fait subir. C’est à ses successeurs à comprendre leur époque comme notre anatomiste à compris la sienne ; c’est à eux à imprimer à ces cours la direction que réclame l’état présent des sciences qui ont l’homme physique pour objet.
Les préceptes que Portal mettait constamment en pratique, devaient l’éloigner comme Morgagni, de l’esprit de système en médecine ; s’il est un lieu en effet d’où cet esprit doive être banni , c’est surtout des ouvrages qui traitent de la pratique de l’art. La médecine ne se nourrit que de réflexions et de faits ; sans des faits bien observés, en vain vous élèveriez-vous aux notions les plus abstraites et les plus générales sur les maladies ; en vain chercheriez-vous à les rattacher à quelques formules abrégées qui sembles vous mettre dans la main la clef de toutes nos souffrances et des remèdes infaillibles pour les soulager. Si vos abstractions ne sont pas déduites rigoureusement de l’observation, si vous ne les abaissez pas jusqu'à la portée de nos sens, tout cet échafaudage vous manque au lit du malade et au moment du danger ; car, en médecine pratique, il s’agit toujours de la santé, de la vie ou de la mort des hommes.
Je le répéterai donc avec le maître dont nous allons confier les dépouilles mortelles à la terre : introduire des systèmes en médecine, ce n’est pas seulement la corrompre, c’est lui arracher le principe même de son utilité et de sa puissance.
Telle a été la vie médicale de Portal. Notre illustre confrère a eu le sort des hommes qui ont fourni une longue carrière. Après avoir, par leurs travaux, imprimés un mouvement à la science qu’ils cultivent, soit lassitude, soit l’effet de l’âge, ils s’arrêtent dans l’impulsion qu’ils ont donnée, tandis que d’autres, plus jeunes ou plus actifs, partant du point où ils se sont arrêtés, marchent en avant et les dépassent. Mais ils ne dépassent qu’en suivant les routes que leurs maîtres ont tracées ; vérité que Portal se plaisait à répéter lui-même, quand, reconnaissant sa direction dans la plupart de nos travaux modernes, il nous disait, d’une voix pénétrée et patriarcale, Vous êtes tous mes enfants.
Communiqué par les Archives de l’Académie des Sciences.