Homélie de la Mairie d’Alger

 

Son éloge funèbre

 

Eloge funèbre par M. Coste

 

A l’occasion de l’audience solennelle de rentrée de la Cour et des Tribunaux Algériens, son éloge funèbre a été prononcé par M. Coste, Procureur Général.

 

 

Audience solennelle de rentrée de la Cour d'appel et des Tribunaux Algériens

 

 

Lundi dernier a été tenue, avec le cérémonial habituel, sous la présidence de M. Vacher, Premier Président, l'audience solennelle de rentrée de la Cour et des Tribunaux.

 

A cette occasion, M. Coste, Procureur Général, a prononcé le discours suivant :

 

     Monsieur le Premier Président,

     Messieurs,

 

"Les courtes allocations que nous consacrons à la mémoire des magistrats disparus pendant le cours de l'année, ne peuvent échapper à la banalité, que si nous cherchons dans la vie, dans la carrière de nos anciens collègues, tout à la fois, un exemple qui nous serve de contrôle et un encouragement à bien remplir nos devoirs professionnels.

"Nous entretenir d'un homme de bien dont nous avons connu la loyauté, la rectitude, la ferme impartialité, ce n'est pas seulement nous conformer à une pieuse tradition. C'est aussi rappeler ce qui distingue le magistrat et les services qu'il doit rendre à la société, marchant, avec toutes les forces vives de son cœur et de son intelligence, vers le but idéal qu'il s'efforce d'atteindre, sans se laisser distraire ni par les flatteries ni par les injures. C'est, en même temps, faire, par voie de comparaison, une sorte d'examen de conscience, et, scrutant le fond de nos pensées et de nos actes, nous assurer que nous aussi, nous avons su, en toute circonstances et à l'égard de tous, faire preuve de la même scrupuleuse exactitude. Chacun de vous, Messieurs, a ses aptitudes propres. Mais, tous pénétrés du respect de vous-même et du respect de vos fonctions, soutenus par cette estime mutuelle que fait naître une collaboration s'inspirant du même amour de la justice, du même désir d'être les fidèles interprètes de la loi, vous reconnaîtrez en vous une partie des qualités du collègue dont j'évoque le souvenir, et son éloge deviendra, dans ma bouche, un hommage indirect rendu à la compagnie judiciaire à laquelle il s'honorait d'appartenir.

"La mort imprévue de M. le conseiller Huré a été, pour la Cour, une perte particulièrement sensible. J'ai peut être tort de dire que ce malheur était imprévu : les parents, les amis qui connaissaient la sensibilité de notre regretté collègue et l'empire qu'il avait sur lui-même, n'ont pu se dissimuler la gravité du coup dont il fut frappé à la nouvelle de la mort de son fils aîné.

"Il est profondément douloureux d'assister aux dernières heures et à l'agonie lente des êtres qui nous sont chers. Mais quand on est séparé les uns des autres, il semble que la mort apparaisse sous une forme plus brutale. Car rien ne prépare au funeste événement. Tout d'abord, on se refuse à croire au malheur annoncé de si loin. On conserve je ne sais quelle vague espérance. On attend des renseignements plus précis. Et, lorsque l'illusion n'est plus possible, le temps qui, d'ordinaire, endort les plus vives douleurs, semble, au contraire, en s'écoulant, avoir agrandi le vide autour de soi ; la perte devient chaque jour plus cruelle, et, après plusieurs mois, sous le nom d'une maladie quelconque, le père meurt, en réalité, de la mort de son fils.

"Respectueux de volontés manifestées aux derniers moments de la vie, je me fais un devoir de ne pas pénétrer dans l'intimité de la famille. Mais, restant au Palais, et dans le cercle de nos fonctions publiques, je crois pouvoir rappeler que nous avons, pour ainsi dire, assisté au dépérissement physique et moral de notre malheureux collègue. Sa fermeté et l'aménité de son caractère dissimulaient mal ses souffrances et ses tristes préoccupations. Quelques semaines avant sa mort, il dut cesser toute participation aux travaux de la Cour.

"C'est en 1860 que la famille Huré vint se fixer à Alger. Le père, chevalier de la légion d'honneur, appartenait à l'administration militaire.

"Achille Huré ne paraissait pas destiné à la magistrature. Il avait terminé ses études secondaires au Lycée d'Alger, et passé avec succès le double examen de bachelier ès-lettres et de bachelier ès-sciences.

"Il se fit, peu de temps après, attacher à la Préfecture d'Alger et obtint, le 14 août 1871, devant la Faculté d'Aix, son diplôme de licencié.

"Admis au stage en 1872, il était inscrit au tableau des avocats d'Alger, le 11 mars 1875.

"Sa vive intelligence, sa parole élégante, alerte, quelque peu humoristique, la sûreté et l'étendue de ses connaissances juridiques lui créèrent rapidement au Barreau une situation exceptionnelle. Dès l'année 1877, il était élu membre du Conseil de l'Ordre et, jusqu'au dernier jour d'une carrière qui s'annonçait aussi brillante qu'elle était honorable, il conservait la confiance de ses confrères qui le choisirent comme bâtonnier de 1883 à 1885. Ce choix s'expliquait aisément par la capacité professionnelle, par la correction et l'impeccable délicatesse, enfin par la courtoisie et la confraternelle bienveillance dont Me Huré ne se départait jamais, au milieu des débats les plus passionnés.

"Cependant, le soin méticuleux qu'il apportait à l'étude de ses dossiers et à la préparation de ses plaidoiries ne donnaient pas à son amour du travail, à sa vaste intelligence une suffisante satisfaction.

"Il n'entendit pas rester étranger aux intérêts généraux de la ville où il comptait passer son existence. Pendant onze ans, il fit partie du conseil municipal d'Alger, et, dans cette période de temps, qui se place de 1874 à 1898, nous le voyons administrateur du bureau de bienfaisance, attributions qui convenaient si pleinement à ses sentiments, à ses principes de solidarité humaine.

"Mais, en 1898, la fermeté de ses convictions républicaines ne lui permit pas de rester en contact avec la municipalité nouvelle qu'allait présider M. Max Régis.

"Entre temps, et le 18 mai 1898, il avait été élu Vice-président de la Société de Secours Mutuels des Sapeurs-Pompiers. Peu après, Président de cette Société, il fut constamment réélu à l'expiration de chaque période de quatre ans, jusqu'au mois d'avril 1899, époque à laquelle il se retira avec le titre de Président d'honneur.

"Ces multiples occupations et cet excès de travail devaient, on pouvait le prévoir, porter une sérieuse atteinte à la santé de Me Huré, qui, au grand regret de ses confrères, parmi lesquels il comptait de si nombreux amis, dut, en 1847[1], se retirer du Barreau.

"Il entrait alors comme chef du Contentieux à la banque de l'Algérie, où sa grande expérience des affaires juridiques et administratives lui permettaient de rendre de précieux services.

"L'histoire nous apprend que le citoyen romain ne parvenait à la dignité suprême à laquelle il aspirait qu'après avoir donné, dans plusieurs magistratures, la mesure de son intelligence, de son activité, de ses aptitudes. Le plus souvent, on débutait dans la vie publique comme avocat; puis, orateur politique, on était élu par les assemblées du peuple ou du Sénat, prêteur, censeur, consul, dictateur, tantôt au prétoire, ou à la tête d'une armée, tantôt administrant une province, ou restant à Rome pour veiller à la sécurité de l'Empire.

"Il semble que le destin, en lui imposant un long stage dans le cercle de services si différents, ait voulu préparer M. Huré, à son insu et, on peut dire, malgré lui, à remplir dignement les fonctions judiciaires qu'il ne paraissait pas rechercher.

"Il avait 54 ans lorsqu'il fut nommé Conseiller à la Cour d'Appel d'Alger.

"Ce début est une fin de carrière pour beaucoup d'entre nous. Cependant, la Cour accueillit avec empressement le nouveau collègue dont elle connaissait l'érudition juridique et l'expérience tout à fait exceptionnelle dans toutes les branches de l'administration.

"Assurément, après 17 ans d'inscription au Conseil de l'Ordre, et deux ans de bâtonnat, Me Huré eût été en droit de solliciter un poste élevé, aucun stage pour les fonctions judiciaires ne pouvant être comparé à la pratique des affaires qu'on acquiert au Barreau, ou à la tête d'une étude d'avoué.

"Mais le magistrat, comme l'avocat, est appelé à étudier et à résoudre les questions les plus diverses, et le passage de Me Huré, soit dans les administrations municipales, soit au contentieux de la Banque de l'Algérie, lui donnait, en outre, une somme de connaissances spéciales qui mettaient hors de pair sa candidature et justifiaient le choix du Garde des Sceaux.

"M. Huré se présentait à nous avec toutes les qualités qui devaient l'appeler à la présidence de nos Cours d'Assises. Un terrible accident l'obligea à rester au Palais et à se consacrer au service des audiences civiles ou correctionnelles.

"Il n'est pas nécessaire de pénétrer le secret des délibérations pour se rendre compte de l'importance de son intervention à la Chambre du Conseil. Souvent appelé à présider l'audience, ou chargé de la rédaction de l'arrêt, M. Huré savait, sous une forme claire et logique, montrer, avec la force de son argumentation, la sûreté de son bon sens et de son savoir juridique.

"A peine ai-je besoin de rappeler devant vous, Messieurs, avec quelle attention il suivait les débats. Se souvenant qu'il avait longtemps appartenu au Barreau, et sachant, par expérience, combien le défenseur tient à cœur de ne rien laisser dans l'ombre des considérations qui peuvent assurer le succès de sa cause, M. Huré se faisait un scrupule de conscience de n'arrêter le développement d'une trop longue plaidoirie, qu'après s'être assuré que la Cour en approuvait les termes et les conclusions.

"Parmi les éminentes qualités qui distinguaient ce magistrat, il importe de mettre en relief la douceur et l'égalité du caractère, cette constante urbanité, cette philosophie douce qui prenait sa source dans un grand fond de tolérance.

"Il ne croyait pas aisément aux éloges qui lui étaient décernés, étant seul à méconnaître le prix du concours qu'il prêtait à la justice.

"Mais il reconnaissait au plaideur malheureux, et dans la plus large mesure, le droit de critiquer le jugement. Il s'efforçait même de trouver, dans les vices unis à l'humaine nature, comme dit Philinte, une excuse aux outrages adressés aux juges, quand le Ministère Public ne le mettait pas dans la pénible obligation de les réprimer.

"D'ailleurs, certaines agitations qui se passaient hors du Palais lui apparaissaient comme des tempêtes dans un verre d'eau. Il n'en conservait aucun souvenir, une fois revêtu de sa robe de conseiller, désireux avant tout de n'apporter sur le siège aucune prévention fâcheuse, afin de pouvoir, le cas échéant, avec la même impartialité calme et indulgente, rendre justice à ceux-là mêmes qui avaient pu l'insulter.

 

"Messieurs, je n'avais pas comme d'habitude, à rappeler les étapes d'une carrière de magistrat. C'est l'existence d'un honnête homme dont j'ai eu à vous dire quelques mots, existence qui, dans des conditions et des situations diverses, a toujours été consacrée au bien, en même temps qu'au triomphe du droit et de la justice. Partout où il a passé, M. Huré a laissé, avec la trace de ses importants travaux judiciaires ou administratifs, le souvenir de la générosité de son cœur et de l'élévation de son esprit.[2]

 



[1] - coquille. Il faut lire : 1894.

[2] - "Journal des Tribunaux Algériens" du 9 janvier 1910. n° 2.294.