L'histoire des Huré

 

 

 

LE REGIME COLONIAL

 

 

Les Instructions données, en 1895, par le Gouvernement de la République à M. Ranchot, délégué du ministère des Affaires Étrangères auprès du général Duchesne, définissaient en ces termes l’objet de l’expédition : « La France ne va pas seulement à Madagascar pour y faire respecter ses droits, mais aussi pour y faire acte de puissance civilisatrice. »

 

La campagne ayant réussi, la France fit reconnaître ses droits en proclamant, d’abord le protectorat, puis la prise de possession et enfin l’annexion. Une fois l’annexion décrétée, l’autorité française pouvait, en toute liberté, se consacrer à la seconde partie du programme : « Faire acte de puissance civilisatrice. »

 

Une telle tâche se proposait, dès l’origine et par la nécessité des choses, trois objets urgents et connexes : la Pacification, l’Organisation, la Colonisation.

 

Après une courte période d’hésitation et de tâtonnements, en 1896, le ministre des Colonies, M. André Lebon, fit appel au dévouement et à l’expérience du général Galliéni. Il lui confia, avec le commandement en chef, l’autorité militaire et civile, nécessaire pour débrouiller l’écheveau déjà emmêlé de la nouvelle conquête.

 

Ce qu’était Madagascar quand l’autorité de la France s’y implanta ? Dans l’ensemble, une forêt profonde, impénétrable, où les tribus hostiles vivaient en un isolement farouche. Au centre, un plateau cultivé, habité par deux peuples, les Hovas et les Betsiléos, que soulève un demi éveil de la civilisation, mais en proie aux exactions de la Cour des Grands. Sur la côte, quelques ports, des rades de fortune par où filtre un commerce rare et où s’accrochent les premières racines d’une précaire civilisation.

 

De Majunga à Tananarive, une route semée des carcasses de nos voitures Lefèvre, bossuée par les tombes de nos soldats. De Tamatave à la capitale, un sentier de filanzanes, avec des dénivellations subites de 600 mètres et plus : fondrières et coupe-gorge. Brochant sur le tout, les incursions des pirates, des rebelles, des Fahavalos fomentées par l’anarchie invétérée, les misères de la guerre et les intrigues de la Cour.

 

La souveraineté française acceptée, l’insurrection, permanente au début, peu à peu étouffée, la ″tache d’huile″ de la paix gagnant, d’abord l’Emyrne, puis les territoires indépendants jusque dans le fond de ces provinces du sud où le colonel Lyautey donna sa mesure ; les cercles militaires organisés par une nécessité primordiale, cédant la place à l’administration civile ; l’extension progressive de la collaboration indigène ; la justice fondée ; des Chambres consultatives instituées ; en un mot, un heureux mariage de toutes les forces métropolitaines ou autochtones, civiles ou militaires, organiques ou indépendantes, qui doivent concourir à l’œuvre commune. Cette première partie répond, dans le sens le plus élevé et le plus complet, à la première formule du programme : Pacification.

 

Voici maintenant la Protection et l’Organisation : dans ce pays la santé publique doit être, plus que nulle part ailleurs, une préoccupation gouvernementale, le secours hygiénique, médical et hospitalier ne saurait être trop promptement aménagé. En effet, tous les fléaux s’abattent sur une population déjà trop raréfiée : le paludisme, la syphilis, l’alcoolisme, la misère et la cachexie. Il faut donc parer à tout et tâcher de sauver ces peuples un peu malgré eux-mêmes. Une campagne de salut et de salubrité est d’abord inaugurée avec les consultations gratuites, les dispensaires, les distributions de médicaments.

 

La suppression de l’esclavage et l’autre bienfait général qu’apporte la conquête française. Puis, ce sera la suppression de la corvée et des prestations, trop retardée peut-être. Enfin l’organisation de l’enseignement public indigène et de l’enseignement professionnel, d’un enseignement médical rudimentaire. Dans cette voie, le peuple Hova commence à se rendre apte aux services qu’on attend de lui comme collaborateur.

 

Pour faire face à des entreprises si diverses, il faut de l’argent, beaucoup d’argent ; et cependant, le marché métropolitain réclame les privilèges assurant le débouché de ses produits. C’est donc tout un régime économique et financier à établir. Voici les résultat : en 1896, le budget central de l’île était de 5 millions et demi de francs, y compris la subvention métropolitaine se montant à 2 millions de francs. En 1905, le budget atteint 24 651 600 francs en recettes, 23 638 000 francs en dépenses. La subvention métropolitaine est supprimée. L’île se suffit à elle-même. Elle fait face aux arrérages de l’emprunt de 70 millions qui a été nécessaire pour donner l’impulsion aux grands travaux publics. La caisse des réserves dispose de 9 713 841 francs.

 

Le commerce extérieur de Madagascar, gêné cependant par les exigences douanières de la métropole, s’élève dans les proportions suivantes : les importations étaient de 14 millions de francs en 1896, elles sont de 31 millions de francs en 1905. Les exportations passent de 3 600 000 francs en 1896 à 22 600 000 francs en 1905.

 

Les Travaux publics. A ce signe toute domination d’avenir se reconnaît. En neuf ans, la route carrossable qui grimpe de Tamatave à Tananarive, franchissant des pentes qui paraissaient inaccessibles, a été achevée : 250 kilomètres sont empierrés et le portage est supprimé. De Tananarive à Majunga par la Betsiboka une route est aménagée sur plus de 300 kilomètres. De Fianarantsoa à Mananjary, autre route de 219 kilomètres. D’autres routes encore, moins importantes il est vrai, unissent les centres urbains de la colonie, déjà reliés pour la plupart par le réseau des lignes télégraphiques. Le canal des Pangalanes, indispensable aux communications entre Tamatave et Tananarive, est construit sur 122 kilomètres.

 

Enfin, la voie ferrée qui doit joindre Tananarive à la côte, et qui a subi tant de retards volontaires ou involontaires, est étudiée, décidée, entamée. C’est le projet par la côte Est qui l’a emporté, selon les vues initiales du colonel Marmier et d’après les études du commandant Roques. Il est à voie unique de un mètre de largeur. La longueur totale doit être de 270 kilomètres jusqu’au Mangoro. Au moment où le général Galliéni quitte la Grande Île, 165 kilomètres sont prêts d’être achevés et 100 sont livrés à l’exploitation.

 

Il faut compléter cet exposé par la mention des travaux nécessaires à la navigation : phares, rades, balises. Madagascar, au dedans et du dehors, prend figure de pays civilisé !

 

Mais il reste un dernier devoir à remplir, l’objectif suprême : la Colonisation. Installation des Européens, régime des concessions agricoles, forestières, minières, sécurité, instruction des enfants européens, neutralité religieuse, régime foncier, progrès agricole, industriel et commercial, débouchés extérieurs, c’est une législation, une codification, une réglementation à créer de toutes pièces. Et il ne s’agit pas seulement d’opérer sur d’impossibles documents administratifs ; ce qu’il faut régler ce sont des contacts journaliers entre personnes vivantes, agissantes et souffrantes. Voici d’abord, les premiers survenants inexpérimentés ou déçus, les voisins de la Réunion ou de Maurice, qui réclament leur part parfois légitime, parfois excessive ; puis c’est la main-d’œuvre chinoise ou indienne qu’il faut appeler, maintenir et contenir ; enfin, par-dessus tout, le colon français venu de si loin, à la fois si intéressant et si exigeant ! Mille problèmes surgissent, frappent à la porte tous ensemble ; il faut être prêt sur tout, avoir réponse à tout.

 

Le chiffre des colons français s’est élevé de quelques centaines à près de six mille, 2 395 concessions ont été accordées avec une superficie de 400 000 hectares. 7 013 propriétés ont été immatriculées selon le régime de l’Act Torrens. L’étendue des cultures est de 745 000 hectares concédés à des sociétés ou à des particuliers.

 

L’élevage du bétail compte 3 millions de bœufs, 300 000 moutons, 500 000 porcs. On crée une race de chevaux de Madagascar qui dénombre bientôt plus de 1 000 sujets. La cueillette et la culture du caoutchouc se développent dans le sud. La production aurifère de l’île s’élève de 112 000 francs, en 1896, à 7 692 949 francs, en 1904.

 

Donc, les trois points du programme sont en voie de réalisation. Le pays vit en paix, il s’organise et s’enrichit. Galliéni a reçu une forêt insurgée ; il a rendu une colonie tranquille et prospère.

 

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Il résulte du document qui précède que, malgré les efforts dépensés, deux obstacles principaux s’opposaient à l’achèvement de la pacification dans l’Est et le Sud de l’Île.

 

1- Le chevauchement de la plupart des groupes rebelles sur plusieurs circonscriptions administratives ne dépendant pas du même commandement.

 

2- Le caractère provisoire et artificiel de la délimitation des circonscriptions créées forcément au fur et à mesure de notre occupation du pays, avant que la connaissance approfondie des conditions ethnographiques, géographiques et politiques ait permis de les asseoir sur une base rationnelle.

 

Dans l’intérieur de chacune des circonscriptions, le travail de nettoyage se trouvait accompli de manière à peu près complète, mais les éléments hostiles étaient rejetés dans les zones limitrophes, passaient d’une province à l’autre sans qu’une action combinée, la seule efficace, fût possible faute d’une direction d’ensemble.

 

D’où la création d’un commandement supérieur du Sud dont les raisons sont exposées dans la lettre que le Général Galliéni envoyait le 18 août 1900, de Tamatave, au Ministre des Colonies :

 

« L’ensemble du Sud de l’Île, formé par la province de Fianarantsoa, la province de Farafangana et les cercles militaires des Bara, de Fort-Dauphin et de Tulear présente encore deux zones qui méritent l’attention.

 

1- A l’Est, la zone forestière, qui s’étend parallèlement à la côte, aux confins des provinces de Fianarantsoa, de Farafangana et du cercle des Bara, depuis Ikongo, au Nord, jusqu’au cercle de Fort-Dauphin, au Sud.

 

2- Au Sud, le pays des Mahafaly et des Antandroy.

 

On peut dire que ce sont les deux seules régions de Madagascar où la question de pacification se pose encore, mais elle s’y pose nettement et ce serait une illusion de l’y croire résolue.

 

1- Zone de l’Est[1]. - La région d’Ikongo est habitée par les Tanala, petite peuplade turbulente et pillarde, qui n’a jamais vécu que de vols et à laquelle la nature particulièrement difficile du pays rocheux et boisé a assuré l’impunité. Il y a un an, elle a assailli et enlevé des postes, d’où elle a tiré une trentaine de fusils à tir rapide et un approvisionnement considérable de munitions, qui donnent un noyau solide aux nombreux fusils à pierre qu’elle possède. A la suite d’une dernière colonne, en novembre 1899, on a adopté, à l’égard des Tanala, une solution transitoire qui, je le crains, n’est pas une bonne solution. Ils sont exempts de tout impôt, de tout travail, de toute obligation quelconque et on leur assure dans une certaine mesure leur nourriture en riz. C’est là une situation qui ne pourra pas se prolonger indéfiniment ; il est à craindre qu’ils redeviennent un danger pour les populations pacifiques et pour les centres commerciaux et agricoles de la province de Farafangana. Déjà, il m’est rendu compte que, malgré l’accord rétabli en apparence, ils se sont livrés, ces temps derniers, à quelques agressions contre les populations soumises et laborieuses des Antaimorona et que ces actes sont restés sans répression faute de moyens d’action suffisants, et aussi par suite du désir de ne pas compromettre une situation qu’il peut-être un peu trop convenu de regarder comme acquise. Il est donc à prévoir qu’il faudra chercher là une autre solution plus décisive.

 

La région située entre la province de Farafangana et le cercle des Bara, notamment au point de jonction du cercle de Fort-Dauphin, est également des plus douteuses pour des causes analogues. A mesure que le trafic se développe, tant sur la côte que dans la région intérieure de Betroka, elle constitue un danger pour les voisins pacifiques.

 

Dans l’ensemble de cette zone, les réfractaires bénéficient largement de leur situation à cheval sur des circonscriptions différentes, entre l’administration desquelles il m’est signalé que l’accord n’est pas absolu. C’est pourquoi je regarde que la première mesure qui s’impose est, tout en maintenant l’organisation administrative actuelle, d’y superposer une direction supérieure d’ensemble.

 

2- Zone du Sud. - A mon départ, la pénétration des pays Antandroy et Mahafaly n’était pas commencée. Notre occupation se limitait, à l’Est, à la ligne du Mandraré, en avant de Fort-Dauphin, au Nord à la ligne de l’Onilahy, de Tulear à Betroka.

 

Au mois de novembre dernier, le Général Pennequin a fait commencer la pénétration, ainsi qu’il vous en a rendu compte, et il a créé dans ce but, au mois de mars, le territoire du Sud pour assurer la liaison de l’action militaire des trois cercles des Bara, de Fort-Dauphin et de Tulear, qu’il a confiés au lieutenant-colonel Valet.

 

Les troupes de Tulear ont successivement pris pied sur la ligne de la Linta, tant par la côte, où elles ont créé les postes d’Itampolo et d’Androka, que par l’intérieur, où elles ont créé les postes de Soanamanga et d’Ejeda.

 

Le cercle de Fort-Dauphin a progressé sur la côte, où a été créé il y a quelques jours le poste du Faux-Cap.

 

Les troupes du cercle des Bara ont pris pied sur le cours supérieur de la Menarandra, où le poste de Bekily a été créé à la fin de juillet.

 

Toutefois, comme d’après les renseignements que j’ai recueillis jusqu’ici, le pays des Mahafaly et des Antandroy semble présenter peu de ressources, comme d’autre part ses habitants sont de nature guerrière, très indépendants, et qu’à leur contact les incidents sont toujours à craindre, je me suis demandé s’il n’y aurait pas lieu d’ajourner cette pénétration et de se borner à entourer ces pays réfractaires à notre domination d’une ceinture de postes qui les isolerait, empêcherait leurs incursions dans les régions paisibles et les amènerait, par cette sorte de blocus, à se soumettre spontanément à notre domination.

 

J’ai donc cru devoir donner les instructions les plus formelles pour que nous ne soyons entraînés sous aucun prétexte dans un engrenage d’opérations militaires prolongées et onéreuses et pour qu’on se contente d’abord d’affermir les résultats obtenus.

 

J’ai résumé ces instructions de la façon suivante :

 

« J’estime qu’aucune action militaire ne doit être engagée qu’en vue d’un résultat politique et économique qui la justifie. Aujourd’hui que nous avons donné le gros effort militaire qui a assuré notre prédominance politique, qui a dégagé les lignes de communications importantes, qui a assuré la liberté des transactions entre les points de l’Île ayant le plus de valeur économique, nous ne devons plus faire de pénétration militaire onéreuse, que si elle doit être rémunérée par les recettes qui doivent en résulter. »

 

En un mot, ce à quoi je tiens essentiellement en ce qui concernes les zones douteuses de l’Est et du Sud, c’est que, d’une part, nous n’y soyons pas malgré nous entraînés dans un engrenage d’opérations militaires qui pourraient être évitées et que, d’autre part, il ne s’y forme par des ″œufs prêts à éclore″, que des centres de piraterie tels que celui des Tanala, tels que nous en avons si longtemps au Tonkin, qu’on réussit à dissimuler pendant quelque temps, mais qui vous mettent tout à coup en présence d’un incident grave au moment le plus inopportun. C’est pourquoi je suis résolu à me faire suppléer dans le Sud, en y créant une direction supérieure d’ensemble exercée par quelqu’un qui puisse voir et régler sur place les questions dont, à la distance de Tananarive et avec la longueur des communications, les détails m’échappent. Je compte confier cette mission au colonel Lyautey, en lui donnant des attributions qui lui permettent d’assurer la coordination des efforts, de remédier aux divergences qui favorisent le désordre sur les confins des diverses circonscriptions et d’assurer entre elles, aux points de vues politique, militaire et administratif, l’unité de vue et de direction que je regarde comme indispensable et urgente.

 

J’estime que ce sera le moyen le plus rapide, en activant la solution d’une situation encore indécise, de préparer le passage à l’administration civile des circonscriptions militaires du Sud et de s’y acheminer à une organisation administrative rationnelle et définitive, basée sur les groupements naturels. Sur ce point, les données sont encore contradictoires ou incomplètes et c’est un des premiers objets sur lesquels j’appelle l’attention et l’étude du colonel Lyautey.

 

Ces vues se trouvaient résumées et précisées dans les considérations de l’arrêté suivant, qui créait le commandement supérieur du Sud à la date du 12 septembre 1900.

 

Arrêté

 

Le Général commandant en chef et Gouverneur Général de Madagascar,

 

Considérant que l’œuvre de pacification et de pénétration n’est pas encore complètement terminée dans les régions Est et Sud de Madagascar et que cette œuvre s’achèvera d’autant plus vite que l’organisation du pays sera plus étroitement basée sur la répartition ethnographique des populations ;

 

Considérant que les provinces civiles de Fianarantsoa et Farafangana, ainsi que les cercles militaires des Bara, de Fort-Dauphin et de Tulear, sont délimités par des frontières encore indécises et qui ne tiennent pas encore suffisamment compte de la différence de races et de moeurs des populations qui les habitent ; que pour certaines de ces circonscriptions, formations momentanées, des modifications territoriales semblent devenues nécessaires ;

 

Attendu que le placement temporaire sous une autorité unique de ces différentes régions permettra seul d’aboutir à la constitution de groupements de populations par races et par familles, base d’une division ultérieure du pays en provinces civiles logiquement et définitivement organisées et d’obtenir ainsi la pacification complète de ces régions et leur ouverture à la colonisation et au commerce,

 

               Arrête :

 

Les provinces civiles de Fianarantsoa et de Farafangana et les cercles militaires des Bara, de Tulear et de Fort-Dauphin formeront un commandement supérieur qui prendra le nom de Commandement supérieur du Sud.

 

Les administrateurs, chefs de province et les commandants de cercle relèveront directement, tant au point de vue administratif qu’au point de vue politique, du Commandant supérieur du Sud.

 

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De 1900 à 1902, le colonel Lyautey achèvera d’unifier le pays en soumettant les tribus de l’Est et du Sud de l’île à l’autorité française. En même temps, les Malgaches deviendront des ″sujets français″ (mais non des citoyens, ce qui leur enlève tout droit politique), et l’administration civile se substituera à l’administration militaire.

 

C’est dans ce climat rasséréné que notre grand-oncle va assurer ses nouvelles fonctions à Vatomandry où il semble avoir été le premier administrateur civil.



[1] - (dont dépend Vatomandry).