LE GÉNIE QUI MEURT DE FAIN
Au « Matin » je recommande la situation lamentable de M. Henri Fabre1, auquel la France doit apporter l’aide qu’il mérite à tous les points de vue....
Frédéric Mistral
Le grand poète appelant à l’aide pour le grand savant : qu’est-ce que cela signifiait ? Que s’était-il passé ? Quelle catastrophe était venue fondre sur l’humble maisonnette de Provence, toute remplie de gloire, où l’on a vu récemment défiler tant d’admirateurs ; où le ministre envoyait une rosette rouge ; où les jeunes filles des Annales, en allant à Maillane, s’arrêtaient pour saluer l’entomologiste vénérable, le botaniste, le physicien, le chimiste, le géologue, le philosophe aimable et l’écrivain charmant qui s’est formé tout seul et qui de tout petit paysan, est devenu grand homme ?
Quel malheur avait frappé Henri Fabre ?
... Adossée aux bois de la Bengarde, qui bornent le village de Sérignan, l’humble maison, sous l’ardent soleil de Provence, était silencieuse et semblait déserte. Quand j’eus poussé la porte, je me trouvai en présence d’une jeune fille et d’une sœur de charité, qui me firent signe aussitôt de parler bas. Dans la pièce voisine, aux volets entièrement clos, le vieillard, assoupi, faisait la sieste.
A mes questions pressées et précises, des réponses vagues et cependant inquiétantes furent faites. Il devenait de plus en plus faible ; il se nourrissait à peine ; parfois dans toute la journée, un ou deux fruits et un doigt de vin ; ou bien encore un rond de saucisson, dans les vingt-quatre heures. Aussi fallait-il le porter presque, le soir, pour qu’il regagnât sa chambre, au premier, à l’unique étage.
Un léger bruit se fit, à côté : je compris que le vieux maître avait ouvert les yeux. J’entrai.
Quel changement ! Le front immense, la boite crânienne bombée, comme sous l’effort invisible de la pensée, surmontaient un visage [....], qu’une bouche sans dents abrégeait et rendait plus douloureux à voir. Les cheveux blancs, rejetés en arrière et tout roides mettaient autour de cette tête, comme une auréole de flammes neigeuses. Les mains amaigries et longues, reposaient sur les bras du fauteuil, l’une d’elles tenait une pipe, éteinte.
Et le vieillard me parla, si tristement ! « Sa femme venait de mourir, il y avait huit jours à peine. Elle avait quarante ans de moins que lui... C’était la bonne sœur qui l’avait soignée. »
Lui, il ne souffrait pas. Il s’alimentait autant qu’il en avait envie... Pas beaucoup, il est vrai ; mais cela lui suffisait... Il s’entraînait à ne pas manger. Il ne pouvait plus se servir que d’un de ses doigts pour bourrer sa pipe : les autres étaient non point paralysés, mais difficiles à mouvoir... Malheureusement, ses yeux s’étaient affaiblis... Il ne pouvait plus travailler.
J’avais devant moi un homme arrivé à l’extrême limite de ses forces, un génie puissant, que d’autres génies, comme Darwin, avaient placé jadis au sommet de l’élite humaine, et qui, maintenant allait s’éteindre. Pourquoi ? Etait-ce l’usure du corps, la fatigue du cerveau, la maladie ?
Non : c’est la faim.
La France laisse dans la plus cruelle détresse, elle abandonne sans ressource et ne regarde pas même pas mourir un de ses plus glorieux enfants.
Frédéric MISTRAL
Sérignan, le 20 juillet 1912.
Henri Fabre
Henri Fabre, s’il avait eu scientifiquement une « spécialité » aurait sans doute reçu depuis longtemps le prix Nobel, et comme cet argent, venu de l’étranger, l’aurait mis à l’abri du besoin, nous aurions contemplé sa gloire avec sérénité ; mais comme il ne rentre pas dans les catégories où vont les couronnes suédoises, sa patrie le laisse périr d’inanition.
Elle oublie quelquefois de récompenser ceux qui l’ont le mieux servi.
Je ne voulais pas le croire. Une si monstrueuse indifférence, infligeant à la fierté nationale une si profonde humiliation, était invraisemblable ! Il a fallu que Mistral, a qui j’ai fait visite en quittant Sérignan, dans son Maillane radieux, me répétât que son aîné, demeuré fier et farouche au déclin de la vie, s’en va vers le tombeau parce qu’il n’a pas de quoi manger !...
Exagération ! Dites-vous encore... Ce sont des mots qu’on emploie, par habitude poétique d’amplifier les douleurs comme les joies... - Attendez ! Que répondrez-vous si j’ajoute que depuis trois ans, le percepteur d’Orange-banlieue, M. Gisclard, de qui dépend le village de Sérignan, n’a pas osé présenter à Henri Fabre sa feuille de contributions, parce que le seul moyen d’en recouvrer le montant eût été de tout vendre dans la vieille petite maison décrépite ?
Chose merveilleuse : la misère de ce contribuable a touché un brave cœur, parmi ces agents du fisc, qui n’ont pas l’habitude et qui n’ont peut-être même pas le droit d’être pitoyables aux pauvres ! L’impôt, pour une fois, s’arrête devant le génie qui meurt de faim.
Et savez-vous, en effet, ce que l’on aurait dû livrer à l’encan ? La collection complète et merveilleuse de tous les coquillages et de tous les minéraux de Provence ; un herbier sans pareil, qui a recueilli, depuis trois quarts de siècles, toutes les fleurs du Midi ; quelques livres dont les plus humbles paysans ne voudraient pas ; des papiers et des pots de terre qui ont servi de prison à des insectes, et dressée au milieu du cabinet de travail, une grande table de bois blanc, autour de laquelle a si longtemps tourné le savant que les carreaux du sol se sont usés sous ses pas !...
Oui ! Voilà toute la fortune amassée par ce prodigieux travailleur, qui sortit autrefois de l’école normale primaire pour être instituteur à Orange et à Carpentras ; qui, tout seul, se prépara ensuite à devenir docteur ès sciences ; qui refusa, pour se consacrer tout à l’étude l’offre d’un poste de professeur auprès du prince impérial, et qui, penché vers la terre même avant que l’âge le courbât, a passé toute sa vie au service de la science française.
Il n’a rien, pas un morceau de pain, une maison vide, et voilà tout !
Quand il s’en ira - bientôt - chargé d’ans, après avoir enrichi, plus qu’aucun autre, le bagage intellectuel de son pays, n’aura-t-il pas, dans un dernier éclair de sa pensée, la consolation de dire que du moins les enfants qu’il laissera sur la terre auront, eux, de quoi soutenir leurs forces et ne pas succomber à la misère ?
Est-ce que nous n’avons pas un ministère de l’Instruction publique et un ministère des Finances, qui peuvent s’entendre pour lui assurer cette suprême joie ?
Le Matin s’est empressé de faire son devoir. La France, assurément, fera le sien.
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Publié dans le quotidien : "Le Matin ", le ? ?
1 - FABRE (Jean Henri). 1823, Saint-Léon, Aveyron - 1915, Sérignan-du-Comtat, Vaucluse. Entomologiste français. Il popularisa ses travaux dans les Souvenirs entomologistes (10 vol., 1879-1907).