Appendices Fort

 

 

 

L’ODYSSÉE DE MARC FORT

 

 

FECIT POTENTIAM, pour chœur.

 

Notre génération a connu, sur une grande échelle, la guerre, la détresse, la misère, l'espoir, les déplacements de population, mais aussi les tours de force des reconstructions. Par là, l'étude et la compréhension du destin de nos ancêtres prennent un nouvel intérêt.

 

Lorsqu'on s'entretient aujourd'hui avec des descendants de huguenots, on entend souvent ce jugement qui n'est pas une condamnation : « Comment nos aïeux ont-ils pu quitter patrie et famille à cause de leur foi ? Je ne comprends pas ! ». Cette opinion largement répandue peut s'expliquer surtout par le fait que nous vivons en un temps où la liberté de croire et la tolérance - même s'il s'agit souvent de mots vides de sens - sont des idées admises qui rendent difficile, surtout pour les jeunes, de se replacer à l'ère de l'absolutisme. L'époque du "Refuge" est loin derrière nous ; pour comprendre la conduite de nos aïeux, il était nécessaire de connaître, au moins en gros, les événements politiques, voire politico-religieux, les circonstances économiques propres à ce temps-là, les conditions d'existence en France, dans la province et dans le lieu d'origine lui-même, enfin la vie et l'entourage des dirigeants de l'époque.

 

Qui furent les plus fidèles : ces Réformés français qui, pour leur foi et par conviction religieuse, confiant dans la Divine Providence, eurent la périlleuse audace de fuir une patrie ensoleillée pour une terre lointaine et brumeuse ? Il ne nous est pas possible, aujourd'hui, d'en juger. Le parti que prit chaque individu ou chaque famille, dépendit souvent de circonstances locales, de considérations personnelles. La cohésion à l'intérieur des groupes familiaux - ce mot étant pris dans son sens le plus large - était alors beaucoup plus solide, plus naturelle qu'à notre époque où le rythme de vie s'est considérablement accéléré.

 

Qui devait rester, qui allait partir, certainement la décision intervint souvent, mais pas toujours, d'un commun accord. Il en fut de même à Saint-Auban, dont nos ancêtres constituent - pas exclusivement il est vrai - notre sujet.

 

Buis-les-Baronnies, dont dépend Saint-Auban, est situé au centre d'un bassin agricole fertile. Ce vieux bourg est renommé pour son marché du tilleul, le plus important d'Europe. Il est souvent éprouvé pendant l'été par la sécheresse, et rendu dangereux, au printemps et à l’automne, par les crues de l'Ouvèze1. A l'époque, la région était surpeuplée de façon dramatique. Il serait déraisonnable de nier que dans ces conditions l'espoir de trouver ailleurs une existence plus sûre et mieux considérée a joué un rôle. Les incitations lancées par les princes réformés d'Allemagne s'infiltraient en France par des voies secrètes, et étaient certainement connues. Elles favorisèrent l'organisation de mouvements d'émigration d'une assez grande ampleur. Même dans les familles à la foi la plus rigoureuse, un membre au moins resta sur place afin de conserver, dans toute la mesure du possible, le patrimoine. Aucune de ces vieilles familles protestantes ne disparut alors totalement du village. Mais devenues ou non "nouvelles catholiques", elles perdirent leur rang. Bon nombre tombèrent dans une misère complète. Restèrent en arrière les plus âgés ; ils ne voulurent pas abandonner une patrie où ils avaient de solides racines. Demeurèrent sur place également des opportunistes, des sceptiques, entre autres ceux qui, appartenant initialement à la religion réformée, intervinrent comme témoins lors de l'abjuration générale ; enfin des femmes et des hommes plus libéraux en matière de croyance religieuse.

 

                                                          Gravure de Jan Luyken

Le départ des huguenots

 

A la suite de la révocation de l’édit de Nantes le 18 octobre 1685, les protestants quittèrent en grand nombre le Royaume. Ils enrichirent les pays qui les accueillirent des techniques et des capitaux dont ils appauvrirent la France.

 

Se résolurent à la fuite des adultes et des jeunes gens à qui leur foi, leur sentiment de l'honneur, leur tempérament ne permettaient pas de vivre en citoyens de deuxième ou troisième ordre, ou tout au moins d'être dans l'obligation de ne pas vivre conformément à leur conscience. C'étaient les caractères les plus solides. A quelques très rares exceptions près, nos ancêtres réfugiés donnaient l'exemple d'une fidélité à toute épreuve, non seulement en matière de foi religieuse, mais également dans la vie quotidienne. Ils connurent et surmontèrent un exode douloureux et périlleux à travers les Alpes, des pillages répétés dans le Palatinat, la misère dans une Suisse appauvrie, l'incertitude sur leur avenir, l'exil, des marches très longues, la détresse entraînée par la guerre sur le territoire d'un prince versatile, les fatigues de toutes sortes consécutives à l'établissement dans un pays étranger, au climat inhabituel, au milieu d'un entourage rarement bien disposé au début, de race et de langue étrangère.

 

C'étaient des hommes avec leurs faiblesses, entêtés, pointilleux, s'emballant, se rebiffant ; mais aussi, dans leur grande majorité, c'étaient des hommes sachant ce qu'ils voulaient, prêts à se sacrifier, d'une profonde religiosité, travailleurs. Ennemis de tout faste, menant une vie simple, même dans une position élevée ou dans des circonstances heureuses, ils s'attirèrent la considération générale. Ils n'étaient ni des débiles ni des sots, et ils représentèrent, pour les pays où ils trouvèrent asile, un apport apprécié.

 

Honorons leur mémoire !

 

÷

 

Marc Fort, sa femme Olympe et leur fils Jean-Louis seront les premiers Fort de Saint-Auban-aux-Baronnies à aller se réfugier en Suisse. Nous le savons par le dénombrement de 1693.

 

Comme, avant eux, un certain Jacques Fort, originaire de Silhac, mandement de Chalencon-en-Vivarais.

 

Mais le 29 septembre 1691, ce dernier sera arrêté sur les frontières de la Savoie. Condamné pour "assemblée" à la galère, il ramera sur la "Superbe" 2. Il sera libéré le 16 mars 1701.

 

 C.N.A.C. Paris

La révocation de l’édit de Nantes s’inscrit sous le signe des quatre cavaliers de l’apocalypse, comme si la vision de Saint-Jean se matérialisait dans une France ravagée par cet acte odieux. En consacrant une série de seize gravures à l’apocalypse Albert Dürer traduit à merveille l’atmosphère angoissée dans laquelle se débattaient les huguenots.

 

Le livre de Gaston Tournier donne un autre Fort condamné aux galères. Il s’agit de François Fort, de Valleraugue, Gard, matricule 12.137. Son signalement est identique à celui de Jacques. Taille moyenne, cheveux châtains, visage rond. Sont-ils parents ? Nous ne pensons pas en tout cas qu’ils soient parents de ceux de Saint-Auban. Mais sait-on jamais.

 

 

Les cailloux blancs

 

 

Aujourd'hui nous n'avons pas la possibilité matérielle d'indiquer avec précision le trajet suivi par Marc Fort et la communauté partis en éclaireurs de Saint-Auban, pour gagner le chemin de Genève, de Suisse et du Brandebourg.

 

Ce n'est qu'une question de temps.

 

Les fugitifs étaient munis de sauf-conduits et tout au long de leur route ils ont été secourus. Ils signaient des reconnaissances en échange d'une assiette de soupe ou d'un toit pour la nuit. Les centres qui les ont accueilli conservent dans leurs archives ces reçus. Ils sont actuellement saisis sur ordinateur. C'est un travail considérable car il représente plusieurs centaines de milliers d'écritures, et si le Pays de Vaud, la République de Genève, Bâle et Zurich sont enregistrés, beaucoup d'autres lieux restent à traiter. Il n'est pas encore possible de dire quand le travail sera exploitable.

 

Ce fichier informatique sur le Refuge huguenot est conservé quelque part en France. Il n’a pas encore trouvé son établissement définitif ni son mode d’exploitation.

 

En attendant, nous relatons la deuxième partie de leur voyage tel qu’il est le plus souvent écrit dans les livres.

 

 

Dispersés à tous les vents 3

 

 

 

Une fois franchie la frontière entre la France et la Savoie, les fugitifs laissaient derrière eux la partie la plus dangereuse du chemin. Abstraction faite d'arrestations éventuelles, d'extraditions effectuées sous la pression politique de la France, ou de difficultés causées par les autorités locales, le voyage pouvait se poursuivre, à pied ou en chariot, sans autre trouble.

 

Sur le lac Léman, le passage de la frontière vers la République de Genève ou le Pays de Vaud, soumis alors à Berne, s'exécutait sans danger, sauf en cas de tensions politiques momentanées s'accompagnant de mouvements de troupes. Il n'était pas question, à cette époque, d'un contrôle à la frontière tel qu'il se pratique aujourd'hui. En outre, le traité de Lausanne stipulait expressément le libre passage entre la rive nord du lac restée bernoise et la rive gauche devenue définitivement savoyarde en 1564.

 

Une fois les fugitifs arrivés dans la Confédération, les délégués de la Commission des exilés, créée à la fin de 1683, assuraient le contrôle et le ravitaillement de ceux qui demandaient assistance ainsi que la poursuite de leur voyage. L'argent pour celui-ci était fourni par le fond dit "Bourse française" : les frais d'entretien étaient à la charge de chaque canton.

 

N'étaient traités en mendiants que ceux qui après avoir traversé Genève ou le premier canton de la Confédération, ne pouvaient produire aucune attestation. Les autres jouissaient de la protection des cantons réformés. La liberté de circulation, mais non le libre choix de la résidence, existait sur le territoire de l'ancienne Confédération. Les voyageurs isolés recevaient automatiquement un sauf-conduit. Néanmoins, les convois de réfugiés contournaient autant que le permettait leur itinéraire, les cantons catholiques, afin d'éviter les incidents désagréables, dus à des têtes chaudes de l'un ou de l'autre côté. Ainsi que nous l’avions dit plus haut, il n'a pas encore été possible de déterminer avec précision l’itinéraire suivi par nos ancêtres venant de Saint-Auban-aux-Baronnies, mais le plus fréquemment utilisé fut par la route allant de Lausanne à Yverdon à travers le pays de Vaud. Là se trouvait le territoire d'Orbe-Echallens, propriété commune de Berne et de Fribourg. Le traverser avec un sauf-conduit bernois ne posait pas de problème. A partir d'Yverdon, toujours avec un sauf-conduit bernois, le trajet se poursuivait par le lac de Neuchâtel, le Zihl et le lac de Brienne jusqu'à Nidau, généralement en grosse barque. Puis on descendait la rivière Aar. Même à Soleure, qui vivait des importations de grains français et qui était la résidence de l'ambassadeur de France auprès de la Confédération, mais qui défendait farouchement sa liberté de décision en matière politique, le passage était libre. En outre, les cantons catholiques avaient intérêt à ne pas faire obstacle au passage des hérétiques venant de l'étranger. De Brugg sur l'Aar, on poursuivait soit en direction du Haut-Rhin jusqu'à Bâle, soit vers Schaffhouse en abandonnant les bateaux.

 

Si l'on choisissait la marche à pied, surtout à la saison froide, on utilisait à partir de Lausanne, où la plupart arrivaient par Ouchy, la vieille route de la Broye en direction du nord ; seule une petite fraction était en territoire commun, devenu en 1688 territoire fribourgeois. Après Morat dépendant alors de Berne et Fribourg, on arrive vite à Berne par Gümmenen.

 

De là, en contournant le territoire de Lucerne, strictement catholique, on pouvait continuer sur Lenzburg par Burgdorf, les bailliages d'Aarwangen et Aarburg ; puis par le comté (catholique) de Baden qui dépendait en partie du canton de Zurich. On obtenait ainsi un sauf-conduit. Enfin, les fugitifs, par Eglisau, fréquemment cité dans les textes, atteignaient Schaffhouse.

 

Mais à l'époque règnent à Schaffhouse des circonstances très difficiles. Y arrivent constamment en foule : des Piémontais, qui veulent ou ont voulu s'installer dans l’Empire, des réfugiés français ou piémontais venant du Palatinat, de Bade-Durlach ou du duché de Wurtemberg. La ville héberge à ce moment-là plus de fugitifs qu'elle ne compte d'habitants ; elle doit mettre à ses frontières des postes de garde avec ordre de ne laisser pénétrer personne. Mais en vain.

 

        Société d’Etudes des Hautes-Alpes. Gap

Croquis d'ensemble des itinéraires suivis par les Réformés au départ de Genève ou Lausanne

 

Henri Arnaud se dépense auprès du conseil municipal pour l'accueil des Français et Piémontais refluant du Palatinat. A la fin de l'hiver 1689, ils sont des milliers à "camper en plein air avec femmes et enfants, quémandant à genoux un morceau de pain pour la miséricorde de Dieu et l'amour du Christ". Ils sont traités de pire façon qu'en pays catholique, à peine mieux qu'en prison. C'est à faire pitié !

 

En 1699, les cantons suisses, saturés, ont organisé des départs massifs pour diriger les réfugiés, dont ils ne pouvaient supporter la charge, vers les États d'Allemagne demandeurs de main-d'œuvre.

 

Aux réfugiés qui voulaient gagner les régions de Stuttgart, Heidelberg, Francfort, où ils espéraient trouver un asile, trois voies s'offraient : la voie fluviale, la grand-route (ou route postale) parcourue par les voitures, les petits chemins et les sentiers suivis péniblement à pied. Le choix était dicté essentiellement par des considérations financières.

 

1- Le voyage en bateau était coûteux, sauf arrangement particulier en cas de transport d'une certaine importance. Sur un bateau ne transportant que des voyageurs, le trajet Bâle-Strasbourg coûtait sept reichstaler par personne. Par temps favorable, bonne visibilité, et à la saison où le soleil se lève tôt et se couche tard, le voyage pouvait s'effectuer dans la journée. Si l'on empruntait une péniche de marchandises, le prix dépendait du chargement emporté, du nombre des voyageurs et aussi de l'importance du pourboire dû au pilote et aux membres de l'équipage.

De toutes façon, le voyage était aussi bien moins onéreux que sur les bateaux réservés aux particuliers. Mais souvent il fallait compter avec des arrêts ou d'autres incommodités, et il était douteux que l'on arrivât plus vite qu'en allant à pied, surtout si le temps était mauvais, ou pendant l'hiver, ou en période de basses eaux.

Les personnes âgées incapables de faire des étapes à pied, les mères et les enfants, ont certainement choisi, en partie, la voie fluviale. En effet, sur les listes de Francfort figurent des personnes qui n'ont pas reçu d'argent pour le voyage, ni à Schaffhouse, ni à Zurich, et donc ont vraisemblablement embarqué à Yverdon, évidemment pas isolément, et sûrement sur des barques transportant des marchandises les moins coûteuses.

De Bâle, les réfugiés pouvaient gagner Francfort et même remonter le Main au moins jusqu'à Kitzingen.

 

2- Ceux des fugitifs qui avaient du bien ou occupaient une situation élevée pouvaient payer leur place à bord des voitures publiques qui desservaient le pays à un rythme des plus irréguliers, et ils le faisaient volontiers. De même, les personnes âgées ou malades étaient transportées sur des charrettes, de Schaffhouse jusqu'à Tuttlingen ou Tübingen, souvent aux frais de la caisse des réfugiés. Ces véhicules empruntaient les routes postales, les grands-routes, dont la sécurité incombait aux seigneurs du territoire traversé. La circulation y était gratuite, sans considération de confession. Il existait des droits de douane ou d'escorte pour les marchandises de toute nature ainsi que pour le bétail. Les convois recevaient une escorte armée.

Les pataches de Wurtemberg existaient depuis 1683. En raison de l'étroitesse des routes, les chevaux étaient attelés en flèche, le dernier seul se trouvant entre les brancards. Ces routes couraient par monts et par vaux ; souvent transformées en fondrières au printemps et à l'automne, elles étaient creusées en leur milieu de profondes rigoles ; elles n'étaient consolidées tout au plus que dans les passages escarpés. Des relais étaient organisés, parfois avec des bœufs.

La vieille route postale de Schaffhouse ne fut à peu près remise en état qu'après 1750. Par Engen, elle atteignait Tuttlingen, territoire würtembourgeois enclavé dans les possessions des Habsbourg. De Tuttlingen à Balingen, autre ville würtembourgeoise, la route était encore en très mauvais état. Elle continuait ensuite sur Tübingen, où elle franchissait le Neckar, et atteignait en fin Stuttgart par Waldenbuch.

 

      Société de l’Histoire du Protestantisme Français. Paris

Dans une demeure particulière de Schaffhouse se trouve un plafond en stuc de Samuel Höscheller, daté de 1687. S’il n’est pas encore prouvé que le médaillon central représente un réfugié français, le costume, l’inscription ″Il faut souffrir pour espérer″, la date et les symboles (les nids de serpents au sol, et, sortant des nuages, une main tenant un rameau) parlent en faveur de cette hypothèse.

 

Ce fut cette grand-route que suivit le pasteur d'Olympie, de Schaffhouse, qui, à la demande du sénat de Zurich, devait enquêter sur le sort des réfugiés et régler sur place les problèmes les concernant. Parti le 23 octobre 1687, il arriva à Stuttgart quatre jours plus tard. Personne de qualité, il paya deux livres par jour rien que pour les locations de chevaux aux relais ; aux voyageurs plus modestes, il était moins demandé.

De Stuttgart à Heidelberg, la route postale, par Bretten, était déjà utilisée par la poste montée de Thurn et Taxis, mais elle n'était que rarement choisie par les réfugiés, car elle aboutissait aux territoires dépendant du Grand chapitre de Spire.

 

3- Les réfugiés n'étaient autorisés qu'à traverser les territoires dépendant des Habsbourg, du Wurtemberg ou du Palatinat. L'itinéraire choisi devait éviter les terres catholiques, en particulier la ville de Rottweil.

Or, la région que traversaient les fugitifs était caractérisée par un morcellement extraordinaire sur le plan de la souveraineté territoriale. D'autre part, elle était d'un relief accidenté. C'était le Jura souabe, avec sa succession de côtes abruptes, de montées et de descentes imposant des fatigues répétées aux piétons. Car c'était à pied que la plus grande partie des réfugiés gagnaient, depuis la Suisse, leurs nouveaux lieux d'accueil en Allemagne du sud.

 

Il va de soi qu'ils se groupaient presque toujours pour traverser ces pays étrangers, restant en route environ une semaine jusqu'à Stuttgart, et cinq à six jours de plus jusqu'à Heidelberg. Le guide de chaque groupe recevait une fiche portant les noms et le nombre des participants, leur lieu de départ en Suisse et leur lieu d'arrivée. Chaque père de famille ou adulte voyageant isolément devait en outre être pourvu d'une attestation établie par une église de la Confédération ; il la conservait avec grand soin et était tenu de la présenter à l'arrivée dans toute communauté réformée. Cette attestation était une sorte de passeport, et de justification du voyage. Pour ces voyageurs, il ne fallait pas songer à un service de patrouilles régulièrement organisé, d'autant moins que souvent ils s'écartaient des grands-routes. Ils furent sans doute très fréquemment abandonnés à eux-mêmes.

 

Les archives locales ou municipales ne gardent, malheureusement guère de traces du passage de ces groupes plus ou moins nombreux. Il est possible néanmoins, si l'on dispose de cartes anciennes, de reconstituer l'itinéraire que la plupart ont dû utiliser.

 

Dans les listes de réfugiés établies par Speissegger se trouve calligraphiée de sa main, la note ci-après :

 

"De Schaffhouse à Heidelberg, route pour aller à Francfort sur le Mein :

Herblingue, Schlat am Randen, Biningue, Veleschingue, Engue, Biesendorf, Doutelingue, Betigue, Vehingue, Telchhofen, Taillingue, Dotenhause, Nendingen, Balingue, Engeschlat, Wuestmuehle, Bolzhouse, Ofterdingue, Duslingue, Tubingue, Lusnau, Dotenhause, Valtenbouch, Mahingue, Stusgart, Naschberg, Bietlingue, Buningue, Braknam.

De Heidelberg, il faut aller le long de la Bergstras à Darmstradt et de là à Francfort sur le Mein".

 

Les noms des localités sont visiblement écrits de façon que, prononcés par un Français non familiarisé avec la langue, ils puissent être à peu près compris par une oreille allemande.

 

Ainsi cheminait-on, à travers champs et bois, par des sentiers ou petits chemins, parfois plus court que la grand-route, mais de parcours plus difficile. Il fallait trouver, bien que ne connaissant pas le pays, les gués, les ponts.

 

Il est probable que, lors des péages, comme sur le célèbre pont de pierre de Bietigheim, sur l'Enz, long de 422 pieds, on ne réclamait rien aux réfugiés voyageant à pied et ne transportant avec eux que le strict nécessaire.

 

Dans les bourgs ou petites villes, ils trouvaient aide et asile. A Tuttlingen, les hospices étaient presque inexistants, les personnes tombées malades en route devaient donc chercher une auberge acceptant de les recevoir à un prix raisonnable. Les réfugiés qui se présentaient au pasteur luthérien pour solliciter un secours obtenaient de lui de trois à six kreutzer.

 

A Balingen, les malades pouvaient être accueillis à l'hospice ou dans une auberge, les dons reçus étaient notés sur l'attestation délivrée par l'église. A Tübingen, petite ville universitaire, le pasteur luthérien avait la charge de ses frères en religion, dont chacun recevait, s'il se présentait, un batzen. Les malades étaient transportés à Stuttgart à cheval ou en voiture.

 

Depuis que l'on foulait le sol du Wurtemberg, il n'y avait plus lieu de s'attendre à des difficultés sérieuses, car Friedrich-Karl zu Winnenthal, qui administrait le duché au nom du duc Eberhard-Ludwig encore mineur, était rallié à la cause des princes d'Orange et bien disposé à l'égard des fugitifs pour fait de religion.

 

 

Toutefois, à Stuttgart même, les étrangers n'avaient pas été toujours - surtout en l'absence du Régent - traités avec beaucoup d'humanité. Que les voyageurs aient été logés dans des couloirs, des écuries, des granges, cela s'explique. Mais d'Olympie se plaint auprès du Président du Consistoire luthérien que des réfugiés se soient vu parfois refuser un toit.

 

A partir de Stuttgart, les réfugiés continuaient parfois sur Heidelberg, Francfort, Cassel, Magdebourg et Berlin, ou bien, ayant atteint le Rhin à Mannheim, non loin de Heidelberg, certains se dirigeaient vers les Pays-Bas, généralement par la voie fluviale. Il y avait aussi ceux qui, sans passer par Stuttgart, suivaient la vallée du Danube jusqu'à Ulm, puis remontant vers le Nord, par Nördlingen, Gunzzenhausen, Schwabach, Bayreuth, poursuivaient leur périple laborieux jusqu'à Leipzig et Berlin.

 

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C'est dans le margraviat de Bade-Durlach4, à Auerbach, que Marc Fort, sa femme et ses deux enfants nés à Saint-Auban, arriveront au terme de cette épuisante fuite en avant.

Leur bonheur était grand d'avoir trouvé enfin le repos - du moins le croyaient-ils - et une nouvelle patrie.

 

 

Dans le margraviat de Bade-Durlach 5

 

 

Le margrave luthérien, Frédéric VII, leur assura la liberté de conscience et de culte.

 

En 1699, les villages de Friedrichstal et Welchneureut furent fondés par des réfugiés français ; d'autres, comme les Fort, s'établirent à Auerbach. D'autres encore, à Fleinsteinbach, Langensteinbach, Pforzhein, Mühlburg, Graben, Staffort et Spoeck. Dans le duché voisin, en Württemberg, des groupes se fixèrent à Dürrmenz, Schönenberg, Corres, Pinache, Pérouse, Großvillars, Kleinvillars et à Palmbach annexé en 1806 à Bade.

 

      Société d’Etudes des Hautes-Alpes. Gap

Villages vaudois dans la région d'Auerbach

 

A Welschneureut s'établirent des vaudois des hautes vallées du Piémont et de la Savoie, arrivés par la Suisse. D'autres réfugiés étaient des Wallons de Liège et du Brabant, d'abord établis pendant trente ans à Billigheim et Marllenheim près de Landau dans le Palatinat ; ils remontèrent plus haut dans la vallée du Rhin lorsque leur sécurité fut menacée dans leur premier refuge.

 

Outre Friedrichstal6, qu'ils fondèrent, ils s'établirent dans presque toutes les autres localités du margraviat.

 

Les réfugiés de Bade et du Württemberg furent groupés sous l'autorité d'un même synode réformé. Des luthériens vivaient au milieu d'eux. A partir de l'"Union", en 1821, il n'y eu plus de différence entre luthériens et réformés badois.

 

 

Auerbach

 

 

Marc Fort et sa famille habitent en 1711 Auerbach.

Il est qualifié de "ménager"7.

 

Pourtant, en 1707, les colons de ce petit village des avancées de la Forêt Noire souffrirent de l'invasion française. Ils durent s'enfuir dans les bois et leurs biens furent pillés.

 

Alors, à Auerbach et à Welschensteinbach tout proche, de même que dans l'enclave würtembergoise d'Untermutschelbach, une partie d'entre eux décidèrent après l'expiration des années de franchise, de reprendre une fois encore leur bâton de pèlerin. C'est en Prusse Orientale, dans de larges zones dépeuplées par la peste, qu'ils espéraient trouver un avenir meilleur.

 

Ils ont dû quitter le pays de Bade avant le 19 juillet 1709. Dans leur migration vers le nord, ils n'ont pas demandé d'aide au diaconat de la communauté de Francfort, ce qui se conçoit aisément. Ils n'étaient plus alors sur les chemins "à cause de religion" ; ils avaient quitté leurs petites exploitations de leur propre volonté, après l'invasion française, et sept ans après la conclusion de la paix, afin de s'établir en un lieu qui leur paraissait plus propice et pour bénéficier de nouvelles années de franchise, lesquelles, il ne faut pas l'oublier, devaient être payées par un dur travail de défrichage.

 

Marc Fort compte parmi ceux qui restèrent.

 

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Les recensements précisent que Marc Fort, ménager venant du Dauphiné, était établi en Württemberg en 1699, avec sa femme, née Olympe Gautier, sa sœur, et quatre enfants.

En 1709, Marc Fort figure sur le rôle des bourgeois et fils de bourgeois de la colonie d'Auerbach.

Au recensement de 1711, il est écrit qu'il demeurait encore à "Urback (N.D.T. : lire Auerbach), pays de Dourlak" (Lire Durlach).

Olympe Gautier est morte à Auerbach avant le mariage de son fils Jean-Louis, c'est-à-dire avant 1711.

Marc Fort est mort entre 1711 et 1719. Peut-être à Auerbach.

On peut supposer que Marc Fort s'était remarié, puisque sa "veuve" résidait encore à Auerbach en 1719.

Sur ses quatre enfants, nous n'avons retrouvé que Jean-Louis né à Saint-Auban.

Ce dernier rejoindra ses parents Fort, établis à Magdebourg, où il épousera sa cousine le 11 octobre 1711.

 

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C'était alors un va-et-vient de célibataires ou de familles, souvent à la suite de mariages, entre colonies voisines ou vers un village allemand ; néanmoins les descendants des immigrés se sont presque toujours fixés à demeure et lentement acclimatés dans leur nouvelle patrie, mais à vrai dire réduits par les décès de façon extraordinaire au cours des deux générations suivantes.

 

A partir de la deuxième ou troisième génération, la connaissance du français se perdit. Peu de noms français subsistent encore. Les familles ont disparu, ou émigré, ou ont germanisé leur nom (Horne est devenu Hornung, Roux Ruh, etc.). Par contre, des scribes français ont souvent francisé les noms allemands (par exemple, en 1713, à Friedrichstal, on écrit Chendaler pour Schoentaler).

 

Extrait du n° 27 - 1er & 2 ème trimestre 1998, de la revue « Patrimoine, Histoire et Culture des Baronnies ».

 

 



1 - On en a de nombreuses mentions, notamment dans un très brillant travail paru dans le « Bulletin de la Société archéologique de la Drôme » sur la météo. La dernière a eu lieu le 21 septembre 1992 (47 morts avoués).

2 - Les galériens de La Superbe :

·      Elie Bedar, capitaine danois de Royan en Saintonge âgé de 41. ans ou environ fut pris en mer sur le vaisseau dit La Montagne, négociant sur la bonne foy de deux couronnes le .... et on le mena dans son vaisseau avec ceux de son équipage à la ville de Toulon en Provence le 16 juillet 93. 4 jours après l’intendant le fut voir dans sa prison et luy demanda et à ceux de sa compagnie s’ils vouloient pas se faire instruire dans la Religion catholique romaine et qu’il alloit travailler à leur procès suivant l’Ordre de la Cour. A quoy Mr Bedar répondit en son particulier qu’il n’avoit pas besoin de cette instruction. Le 7. 7bre. 93, le lieutenant de l’amirauté le condamna avec ses Gens en Galère à vie, excepté ceux qui renonceraient à la Religion Réformée, duquel Jugement il se porta appelant à Aix ; on l’y conduisit le 22. 8bre. 93 dans une caleche, les fers aux pieds et aux mains et extrèmement serrés : près de 8 mois après on le fit comparoitre devant ses Juges le 12 juin 94, ayant les fers aux pieds et aux mains, et on confirma sa 1ère sentence, après quoy on le conduisit le 15. dud. mois avec la même rigueur aux Galères, où il souffre en honorant sa profession de confesseur de Jésus d’une piété sincètre et d’une véritable affection pour ses pauvres frères en Christ.

·      Jacques Vigne de Guon en Daufiné âgé de 42. ans fut condamné aux Galères à Montélimar en 1688 pour luy avoir trouvé des armes à feu, qu’il vérifia n’être point à luy, et des livres pour son usage ausquelles Galères il professe ouvertement la vérité.

·      Jacques Fort de Silan dans le mandement de Chalancon en Vivarès agé de 54. ans fut arrêté pour sa R. et pour assemblée qui se fit à Beauregard en Vivarès et on le mena à .... où le Sr. de Moular Juge de la Voute le condamna en 1689 aux galères, où il souffre ouvertement pour la confession de Jésus.

Extrait de : « Les galères de France et les galériens protestants ». Chapitre : « Liste générale des confesseurs de la Vérité qui sont sur les galères de France ».

Gaston Tournier. Les Presses du Languedoc. 1984.

3 - Inspiré de divers extraits de "Zerstreut in alle Winde" de Eugen Bellon. Traduction A. Golaz. Société d'Etudes des Hautes-Alpes. Gap 1981.

4 - N.D.T. : En 1527 le pays de Bade avait été partagé en deux margraviats : le margrave de Baden-Baden, au sud, restant catholique, tandis que celui de Baden-Durlach adopta la réforme. Durlach, qui fut capitale jusqu’en 1724, est à 4 km à l’est de Carlsruhe. Fidèle allié de Napoléon Ier, le margave Charles-Frédéric reçut en 1803 le titre d’électeur, puis celui de grand-duc, et ses domaines furent étendus bien au delà des limites des siècles précédents.

5 - Extrait du « Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français ». Par Hermann Jacob, instituteur à Carlsruhe. 1934.

6 - Nous localisons d’autres FORT à Friedrischstal, et sur le « rôle des français réfugiés dans le Palatinat en 1700 » (ligne 287), Abraham FORT, manoeuvre, et son épouse, mais nous n’avons pas suffisamment d’éléments les concernant pour retrouver la parenté.

7 - "Ménager" signifie aujourd'hui "agriculteur".

Le Brandebourg fut dévasté et ruiné par la guerre de Trente Ans. Sa population réduite de moitié. Pour attirer une nouvelle couche de population, les électeurs margraves attribuèrent des terres aux émigrants. Des lopins souvent marécageux et infestés de moustiques. Beaucoup de ces "ménagers" périrent de la malaria.

 

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