Alliances Flinoy

 

 

 

LES SEIGNOURET

 

Dans la famille Seignouret, je voudrais… le grand-père !

 

UN BORDELAIS EN LOUISIANE AU XIXe SIÈCLE : FRANCOIS SEIGNOURET

Par Albert Rèche

 

Le 8 novembre 1807, l’ "Echo du Commerce", de Bordeaux, publie l’avis suivant : « Pour la Nouvelle-Orléans : le beau navire le "Franklin", capitaine Wheelock, réparé à neuf et d’une marche très avantageuse partira pour ledit lieu le 5 du mois prochain ; il prendra seulement des passagers qui seront logés très commodément. S’adresser à MM. Brun frères, négociants ou à Mes Sauvage et Casey, courtiers, façade des Chartrons n° 14, ou au capitaine, façade des Chartrons n° 34. ». Le 25 février 1808, ce voilier de 220 tonneaux arrive à la Nouvelle-Orléans où il débarque des Bordelais et, parmi eux, un jeune homme de vingt-quatre ans, François Seignouret[1].

A-t-il voulu échapper à la guerre – nous sommes au lendemain de l’invasion du Portugal par les armées de Junot dans lesquelles figure le Corps d’Observation de la Gironde que, pour la circonstance, Napoléon a fait renforcer ? Cherche-t-il, plus simplement, à tenter sa chance en Amérique, dans un territoire aux traditions françaises et où il compte retrouver des compatriotes et, peut-être même, des concitoyens, car depuis longtemps, les Bordelais ont tissé des liens étroits avec la Louisiane ? En tout cas, ce jeune homme semble avoir voulu rompre avec une tradition familiale qui fait des Seignouret, et depuis fort longtemps, des artisans, tailleurs d’habits de père en fils ayant œuvré d’abord à Créon en Gironde puis, pendant trois générations, dans des quartiers de Bordeaux : Saint-Pierre, Saint-Michel, notamment.

 

Une dynastie de tailleurs d’habits.

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, nombreux sont, à Bordeaux, les Seignouret, Seignoret, Seigneuret et Signouret (lors de ses deux mariages en 1734 et 1745, le grand-père de François signe, sur l’acte Signouret de même que son père lors de la naissance de ses filles). Les registres de l’état civil les mentionne dans les paroisses Saint-Pierre, Sainte-Croix, Saint-Michel et Sainte-Eulalie – quelques uns dans la paroisse Saint-Eloi -, c’est dire combien il est difficile de déceler les liens de parenté qui ont pu exister parfois entre eux, difficultés accrues par la modification de l’orthographe du nom d’un même personnage au cours de sa vie…

Fils de Pierre Seignouret (1748-1819) et de Rose Guillard (1755-1794) qui s’étaient mariés le 10 juillet 1775 en l’église Sainte-Croix, paroisse de la mariée[2], François Seignouret est le petit-fils de François Seignouret et Anne Mercadet, mariés en l’église Sainte-Eulalie le 19 mai 1745[3]. En premières noces, ce François Seignouret avait épousé, le 4 mars 1734, Renée Vimeney[4]. Quand aux arrière-grands-parents du futur négociant de la Nouvelle-Orléans, ils demeuraient, les uns dans le quartier Saint-Pierre (Pierre-Jean Seignouret et Marie Demule ou Dumule), les autres dans la paroisse Sainte-Eulalie (Jean Mercadet et Catherine Lajus).

Quand il s’était marié à l’âge de trente-trois ans, l’arrière-grand-père, Pierre-Jean Seignouret, habitait le quartier Saint-Michel et il épousait la fille d’un tailleur d’habits comme lui, Marie Demule (ou Dumule) du quartier de Sainte-Colombe. Trois des quatre témoins sont, également, tailleurs d’habits, le quatrième – le frère du marié – étant boulanger. A l’acte, pas de signature ni de son frère « qui ont déclaré ne scavoir »[5]. Ce Pierre Seignouret est né en 1653 dans la paroisse de Créon, en Gironde, de l’union d’un "tailheur" Luc Segneuret (ainsi est, alors, orthographié le nom) et de Marguerite Merlet[6]. C’est le premier des membres de cette famille à avoir quitté sa campagne girondine pour venir exercer à Bordeaux un métier artisanal que tous ses descendants ne cesseront de pratiquer, mais qu’abandonnera l’arrière-petit-fils François.

Bordeaux compte, alors, un très grand nombre de tailleurs d’habits. En 1784, l’ "Almanach de commerce, d’art et métiers pour la ville de Bordeaux" en recense près de trois cents pour la seule ville, en précisant que, sous cette dénomination de tailleurs d’habits, « sont compris non seulement les Tailleurs pour homme, les Tailleurs et Tailleuses pour femme, mais encore les Marchands Fripiers appelés autrefois Pourpointiers-Revendeurs, réunis avec les Tailleurs par ordre de Sa Majesté et d’après un arrêts du Conseil de l’an 1703 ». Ils sont, ainsi, 215 tailleurs pour homme, 16 tailleurs pour femme, 42 tailleuses pour femme et 22 tailleurs fripiers.

Venu, donc, du quartier Saint-Pierre, le grand-père de François Seignouret s’était installé rue des Carmes [rue Canihac] tout à côté du couvent des Grandes Carmes qui, peut-être, étaient ses clients. Quant à son père, Pierre Seignouret, il aménagera sa boutique de tailleur dans une maison de la petite rue de l’Hôpital, proche du vieil hôpital Saint-André, une voie disparue lors de la création de la rue Vital-Carles et de l’actuelle place Jean-Moulin. Sans doute a-t-il déménagé peu après son mariage, le 10 juillet 1775, avec Rose Guillard, fille d’un postillon dont, dit l’acte « on est sans nouvelles depuis plus de vingt ans »[7]. Il y a lieu de noter que, dans tous les actes officiels le concernant, Pierre Seignouret est qualifié de "tailleur d’habits" sauf lors de la naissance de son fils François en 1783, où l’acte indique qu’il est "employé dans les fermes du roi", vraisemblablement pour y exercer son métier.

Père de deux garçons – François et Joseph – que nous n’allons pas tarder à retrouver en Louisiane – et de deux filles[8], Pierre Seignouret réside dans cette rue de l’Hôpital lorsque, à l’heure de la Révolution et en pleine Terreur, au moment où, sur l’actuelle place Gambetta, la guillotine fonctionne en permanence, il est l’objet des soupçons de "patriote" et dénoncé au Comité de Surveillance sous le futile prétexte que « trois draps de lit attachés les uns au bout des autres pendaient à une fenêtre » de sa maison ! Désignés pour enquêter, deux notables, Castanié et Couteaux, lavent, par bonheur, le malheureux tailleur de tout soupçon, et leur rapport du 12 juillet 1794 constate simplement que « ces draps n’ont été attachés que pour leur faire prendre l’air »[9]. Souffrante, l’épouse de Seignouret meurt trois jours plus tard à l’âge de trente-neuf ans. Par la suite, Pierre Seignouret ira habiter 19 (actuel 56) rue du Mirail, dans un immeuble que lui a acheté son fils François à la fin de l’Empire : c’est là qu’il meurt le 20 septembre 1819

 

Dans une Louisiane en pleine évolution.

Voici donc François Seignouret en Louisiane. Il découvre un pays en pleine évolution car, cinquante mois plus tôt, le 20 décembre 1803, les Louisianais ont appris avec stupéfaction qu’ils n’étaient plus français, mais américains. Le drapeau étoilé de la jeune nation a été hissé sur la place d’Armes de la Nouvelle-Orléans où un gouverneur envoyé par Washington a remplacé le préfet français M. de Laussat, car l’ancienne colonie, baptisée depuis 1682 du nom de Louis XIV par son "découvreur", Cavelier de la Salle, a été cédée aux Etats-Unis moyennant quinze millions de dollars.

Le négociateur Monroë, futur président des U.S.A., avait été simplement chargé par le président Jefferson d’obtenir la possession de la Nouvelle-Orléans et de son port ainsi qu’un droit de libre circulation sur le Mississipi, double nécessité économique pour les Etats-Unis, mais, toujours pressé, le Premier Consul, qui avait renoncé à son rêve américain après la malheureuse affaire de Saint-Domingue et l’échec de son beau-frère, le général Leclerc, décidait brusquement d’abandonner, en échange de la signature immédiate d’un traité, cette Louisiane et ses trois millions de kilomètres carrés, immense territoire étendu du Canada au golfe du Mexique, presque le tiers des Etats-Unis. Un territoire dans lequel la jeune république pourra découper quelque treize états, dont l’actuelle Louisiane. Curieux traité qui verra le président Jefferson sauter sur la magnifique occasion qui lui est offerte et passer outre l’obligation de faire, auparavant, voter par le Congrès un amendement à la Constitution tandis que Bonaparte oubliera de le faire ratifier et que les Etats-Unis ne finiront par régler le solde de leur dette qu’en 1925, soit avec cent vingt-trois ans de retard…

Devenue américaine, la Louisiane connaît très vite une vague d’immigration avec, successivement, l’arrivée des planteurs français chassés de Saint-Domingue et, bien souvent, accompagnés de leurs esclaves restés fidèles, puis d’Américains du Nord et de l’Est attirés par l’aventure, enfin d’hommes d’affaires yankees flairant l’appât du gain et les bonnes affaires, les uns et les autres se heurtant aux créoles d’origine française ou espagnole. Considérés par les créoles comme des rustauds, ces Américains travailleurs, mais parfois sans scrupules, étaient surnommés "américains coquins" et Liliane Crété, qui a étudié la vie quotidienne de cette époque en Louisiane, a pu noter : « L’antipathie était réciproque. Les Américains trouvaient les créoles décadents, paresseux, immoraux et snobs ; ils les appelèrent des "johny-crapauds" en raison de la réputation bien établie de mangeurs de grenouilles qu’ont les Français en milieu anglo-saxon[10] ». Plus tard, viendront s’ajouter, aux colons de Saint-Domingue et aux yankees, des républicains déçus par l’Empire napoléonien, puis nombre de bonapartistes fuyant la monarchie restaurée et qui fonderont, entre autres, Napoléonville…

François Seignouret s’est installé à la Nouvelle-Orléans dont le visage commence à se modifier avec rapidité. Très vite nous le trouvons rue Royale, au cœur même de ce que l’on appelle encore le Vieux Carré en souvenir des origines de la cité fondée en 1718 et de son tracé effectué en 1721 par Adrien de Pauger : un carré quadrillé de huit rues, mais agrandi par la suite de nouvelles voies si bien que le carré est devenu un rectangle étalé le long du fleuve et entouré de murailles déjà disparues avant l’arrivée de Seignouret. C’est au bord du Mississipi, la véritable cité créole où s’était implantée la Compagnie des Indes et dont les rues bien alignées sont encore bordées de larges rigoles permettant l’écoulement des eaux du fleuve qui, parfois, ruissellent, la ville ayant été construite au-dessous du niveau du Mississipi dont elle est protégée par des levées de terre[11]. Ces rues, dont les noms français ont été conservés – Royale, Bourbon, Bourgogne, Orléans, Chartres, Toulouse, du Maine, des Ursulines, etc. – sont au centre d’une ville en pleine mutation et qui, bientôt, aura son quartier anglais. Seignouret va être le témoin attentif de son développement puis de sa prospérité dont il sera, fort habilement, l’un des premiers à savoir profiter.

 

Bordelais à la Nouvelle-Orléans.

A son arrivée, les maisons de briques et souvent de bois construites après les terribles incendies qui, à la fin du XVIIIe siècle, ont tout ravagé, sont encore pour la plupart de proportions modestes, mais, dans ce Vieux Carré, Seignouret peut, pourtant, voir la plus vieille des demeures orléanaises, celle qui, en 1726, a été construite rue du Maine pour Jean Pascal, un capitaine de navires et, plus loin, rue de Chartres, le couvent des Ursulines, premier couvent édifié aux Etats-Unis quand ces religieuses encadraient les "filles à la cassette" venues chercher un époux sur cette terre lointaine. Il admire la nouvelle cathédrale Saint-Louis qui n’a pas encore son clocher et qu’entourent, d’un côté, le presbytère et, de l’autre, le Cabildo, ancien hôtel de ville du temps de l’occupation espagnole, tous ces bâtiments réédifiés depuis une décennie face à la place d’Armes qui, dans une quarantaine d’années, prendra le nom de square Jackson. Quant au jardin voisin, il est – et sera longtemps – le lieu de rendez-vous des duellistes.

Rue Saint-Philippe, Seignouret découvre le café où se réunissent les réfugiés de Saint-Domingue et le repaire des flibustiers du pirate Jean Lafitte ou, encore, dans un bâtiment en bois, la première salle de bal de la ville. Dans la rue Royale où il va habiter, notre Bordelais trouve, édifié en 1800 et entouré de son balcon de fer forgé, l’immeuble de la vieille Banque des Etats-Unis voisine d’un autre établissement de crédit, la Banque de la Louisiane installée depuis 1805 dans une fort belle maison construite trois ans auparavant pour un riche personnage dont le petit-fils sera Edgar Degas, le peintre impressionniste qui, au lendemain de la guerre de 1870, résidera un temps à la Nouvelle-Orléans où il peindra, notamment, l’une de ses œuvres conservées, de nos jours, au musée de Pau, la "Bourse du coton à la Nouvelle-Orléans".

Quand, quelques années plus tard, après avoir fait fortune, Seignouret se fera édifier un magnifique hôtel particulier face à l’une des deux grandes maisons échappées au second grand incendie de 1794, celle de J.F. Mérieult, époux d’une fort belle femme dont la chevelure rousse fit l’admiration de Napoléon, le visage de la Nouvelle-Orléans sera déjà grandement modifié. Le théâtre Saint-Philippe a été refait, on s’apprête à inaugurer une nouvelle salle de bal, la salle d’Orléans et l’on a construit, à quelques mètres de la demeure de Seignouret, le premier "gratte-ciel" de la ville, un immeuble de trois étages commandé par un médecin, Yves Lemonnier et un pharmacien, François Granchamps.

C’est d’ailleurs un autre pharmacien, Amédée Peychaud, Bordelais réfugié de Saint-Domingue, que Seignouret a pour voisin, rue Royale… Franc-maçon, il reçoit ses frères  dans l’arrière-boutique de son officine où il leur offre des mixtures alcoolisées de son invention, servies dans des coquetiers que des invités anglophones appellent  coquetais , ce qui, selon le professeur R. Cruchet, a fait du cocktail une invention bordelaise[12]. Les liens sont grands entre les deux hommes et se resserreront entre les familles quand, par la suite, un petit-fils de ce pharmacien, Charles Piéchaud, épousera une petite-fille de Seignouret, le couple habitant alors Bordeaux dans un hôtel particulier situé 20, rue Duplessis.

Seignouret a d’autres voisins bordelais dans cette rue Royale : Dominique Rouquette, négociant en vins dont l’un des fils, poète amoureux d’une belle indienne morte en pleine jeunesse, entrera en religion et ira évangéliser la tribu de sa bien-aimée ; Jérôme Chiapella, négociant d’origine italienne qui se retirera à Bordeaux où il mourra en 1822 et ses enfants adoptifs - nous en reparlerons – dont l’un, Célestin Coudrin-Chiapella, se rendra acquéreur du château de La Mission-Haut Brion à Talence, dans la banlieue bordelaise, l’autre fils prenant la nationalité américaine et faisant souche aux Etats-Unis.

Dans cette Nouvelle-Orléans qui compte, alors, moins de 10.000 habitants, s’est également Installé Hyacinthe Laclotte, membre de cette célèbre famille d’architectes bordelais, et architecte lui-même, dont le passeport délivré le 4 fructidor an XII (22 août 1804) précise « qu’il se rend en Louisiane pour y exercer son art »[13]. Seignouret et Laclotte qui, ainsi, l’a précédé, se sont-ils rencontrés ? Nous pouvons le supposer car, concitoyens dans une aussi petite ville, ils exercent deux métiers complémentaires, le premier décorant et meublant les demeures que construit le second.

 

Un tapissier qui se bat contre les Anglais.

Que sont, en effet, les débuts de Seignouret à son arrivée en 1808 où son jeune frère Joseph l’a suivi[14] ? Tailleur d’habits comme son père et ses ancêtres ? Ou, plutôt, tapissier ainsi que l’indique, en 1811, un annuaire le situant 25, rue Royale et sous la mention upholsterer, tapissier ?

Un peu plus tard, il est recensé sous l’indication : furniture warehouse, magasin de meubles. En tout cas, les deux frères s’engagent dans la Milice mobilisée de décembre 1814 à janvier 1815 pour combattre les Anglais quand ceux-ci tentent de s’emparer de la Nouvelle-Orléans. La victoire américaine du 8 janvier 1815 sera d’ailleurs due à l’action de Girondins, les frères Lafitte, célèbres pirates qui écumaient le golfe du Mexique et se livraient sur une grande échelle à la traite des nègres[15].

Bien que sa tête ait été mise à prix par le gouvernement américain et malgré l’offre anglaise d’une somme de 20.000 dollars et d’un brevet de capitaine, Jean Lafitte n’hésitera pas à rencontrer clandestinement le général américain Jackson pour mettre ses hommes à sa disposition afin de bouter les Anglais. Si bien que, grâce aux boucaniers de Lafitte, la Nouvelle-Orléans sera sauvée et la gloire que Jackson tirera de cette aventure due à l’action décisive de pirates girondins lui vaudra, en 1829, d’être élu président des Etats-Unis.

 

Le fabricant de meubles.

Tapissier, Seignouret est appelé à se rendre dans ces demeures louisianaises qui se transforment en même temps que se modifie la situation économique. Agriculture et commerce devenant florissants, on a construit de nouveaux immeubles à l’image de ces nouvelles fortunes. Hospitaliers, les créoles veulent des pièces vastes, susceptibles d’accueillir de nombreux invités et, aussi, de fournir un peu de fraîcheur lors des chauds et épuisants mois d’été. Inspirés par le président Jefferson, grand admirateur de Palladio, les architectes édifient des demeures à colonnades de style néo-grec, maisons souvent monumentales dans lesquelles l’air circule par de larges fenêtres aérant ainsi des pièces hautes de plafond – de 4 à 5,50 mètres – d’où la nécessité d’adapter le mobilier à cette architecture nouvelle ainsi qu’aux contraintes climatiques.

Jusque-là, les meubles ont été fabriqués en cyprès par les esclaves des plantations. Les plus riches créoles font venir leur mobilier de France alors que leurs homologues d’origine anglo-saxonne préfèrent encore le "sheraton" et le "chippendale". Bien souvent inadapté au climat humide, ce mobilier se dégrade. Comme l’a souligné "l’American collector"[16] : « une partie de l’année, les ébénistes sont occupés à réparer les dégâts de l’été ». Le mérite de Seignouret est d’avoir, l’un des premiers, compris la nécessité de créer des meubles plus appropriés à la Louisiane.

Utilisant essentiellement le bois de rose et, parfois l’acajou de Saint-Domingue, François Seignouret fait fabriquer un mobilier massif adapté à la fois au climat et aux dimensions des pièces dans lequel il sera placé[17]. Les deux grandes spécialités du Bordelais qui donnera son nom aux meubles qu’il dessine (on dit, en effet, aux Etats-Unis des "seignouret" comme on parle des "meubles Boulle", des "chippendale" et des "sheraton") vont être les armoires et les sièges, bien qu’il ait produit des secrétaires et des lits de sieste, des commodes et des coiffeuses rarement marquetées, mais au contraire revêtues de marbre frais au toucher, des tables de salle à manger imposantes[18] et des tables de jeu, les créoles étant réputés pour leur amour immodéré des jeux de hasard.

Haute de trois mètres et plus, l’armoire Seignouret se distingue par une double porte, parfois ornée d’une glace, avec, sur un côté, une porte aveugle formant cabinet secret. Le contour des panneaux est délicatement dessiné et des moulures ondulées sont directement sculptées sur le meuble. A propos de la taille exceptionnelle de ces armoires, court l’anecdote selon laquelle un mari jaloux s’étant présenté dans la chambre où se trouvaient sa femme et l’amant de celle-ci, il dégaina son revolver et tira par trois fois à hauteur d’homme en direction de l’armoire où il pensait que sa femme s’était cachée. Puis il partit, certain d’avoir supprimé l’infidèle. Or, celle-ci sortit indemne de l’armoire car elle s’était installée sur la plus haute des étagères !...

On pourrait croire fort lourdes les créations de Seignouret, toutefois, comme l’a remarqué Amelia Leavit Hill[19], « la taille et l’aspect monumental [de ces meubles] étaient indiscutables, mais, la combinaison de la grâce du modelé et la délicatesse des décorations, jamais chargées, enlèvent beaucoup de leur caractère pesant et montrent la main du maître ». Quant à l’engouement des Louisianais pour les dessus en marbre de certains meubles, Maud O’Bryan Ronstrom a noté : « Bien sûr, on employait bien un peu de bois de placage, mais la plupart des meubles étaient en bois massif plaqué de marbre. Seignouret qui aimait travailler le marbre ne le plaquait jamais par-dessus le meuble, il préférait le tailler à même le bois[20]. »

La même journaliste ajoute : « Passant à tort ou à raison pour avoir été l’inventeur de l’armoire à la Nouvelle-Orléans, Seignouret est plus justement reconnu pour la chaise qui porte son nom. La chaise seignouret se présente comme un meuble sobre. » Directement inspirés par le style Empire, ses sièges se font remarquer par leurs pieds de devant qui constituent une partie des bras d’appui. Taillés d’abord dans la masse, ces pieds seront, plus tard, sculptés séparément et joints au bâti. Leur dossier est orné d’un barreau vertical et l’élégante courbe, inclinée vers l’avant dans le genre cabriolet donne au siège seignouret un confort jusque-là inconnu, parce qu’enfin adapté aux larges jupes des dames qui, auparavant, remarque dans sa même étude Maud O’Bryan Ronstrom, s’asseyaient « de façon guindée sans oser s’appuyer contre le dossier de la chaise »… A

ce mouvement enveloppant qui rend ses sièges plus confortables, Seignouret ajoute un détail fort apprécié : il les vends avec deux fonds, l’un en velours pour l’hiver et un autre, en rotin, pour l’été. « Prévues, à l’origine, pour le living-room ou le petit salon, les chaises seignouret, ajoute le même critique, ont été transplantées dans les salles à manger où elles sont restées. »

 

"Le plus grand".

Considéré comme le fabricant des meubles les plus élégants du Sud – « Le plus grand des ébénistes de la Louisiane du XIXe siècle », écrit même Scott Graham Williamson[21] - François Seignouret draine très vite une riche et importante clientèle. Le 4 septembre 1818, il livre pour la cathédrale Saint-Louis quatre fauteuils, une très belle armoire et un marchepied qui lui avaient été commandés par le curé. En 1820, sa réputation s’est étendue dans toute la Louisiane et même au-delà – le président Jackson n’est-il pas l’un de ses clients ? -, la concurrence ne se manifestant vraiment qu’à partir de 1840. Elle viendra de fabricants des villes de la côte Est et, surtout, d’un autre Français, Prudent Mallard.

Celui-ci a quitté Sèvres pour les Etats-Unis. Il s’est installé à New York en 1829 à l’âge de vingt ans et en compagnie de deux amis, Mallard, fils du célèbre chocolatier, et le comte bavarois von Mussinam, fabricant des crayons Faber. Cependant, le climat atlantique ne lui convenant pas, car il est asthmatique, Mai

llard descend vers le Sud, arrive en 1838 à la Nouvelle-Orléans, y épouse une créole d’origine espagnole, Andrea Bletran, puis crée une fabrique de meubles que, comme Seignouret, il dessine. En 1841, il est à son tour rue Royale non loin de la maison de Seignouret qui, comme nous le verrons, délaisse son affaire.

 

Moins élégants que les créations du Bordelais, les meubles de Mallard s’inspirent toutefois du style Seignouret, mais sont conçus, c’est l’avis de tous les critiques d’art, avec moins de finesse. Mallard se rend célèbre par ses chambres à coucher, en particulier ses lits monumentaux – « mammouth proportions » disent les spécialistes ! – dont les montants peuvent atteindre quatre mètres de haut et où s’accrochent des moustiquaires. On apprécie, également, ses tables de toilette à dessus de marbre, les duchesses dérivées du style Louis XV. Plus tard, fortement marquée par les tendances victoriennes, sa production s’alourdira et elle se poursuivra jusqu’à sa mort survenue en 1879 à la Nouvelle-Orléans.

Souvent difficiles à authentifier, les seignouret  qui n’ont jamais été estampillés[22] ont été jalousement conservés dans les vieilles familles louisianaises dont les unes, comme l’a noté Amelia Levitt Hall, fuient la publicité tandis que les autres, habituées à ce mobilier familial qui se trouve chez elles depuis un siècle et demi, n’y prêtent guère attention. D’où la difficulté de trouver un tel mobilier fort recherché par les antiquaires, les collectionneurs et les conservateurs de musée. Enfin, beaucoup d’armoires jugées trop grandes ont été purement et simplement raccourcies et dénaturées.

 

L’importateur de vins.

Doté d’un sens très aigu des affaires, François Seignouret s’est assez tôt engagé dans l’immobilier, une activité qu’il développera, comme nous le verrons, à Bordeaux quand il reviendra dans sa ville natale.

Il est donc à la Nouvelle-Orléans au moment où débute l’âge d’or de la Louisiane et de sa ville principale, dont la population passe, en une quinzaine d’années, de dix mille à plus de cent mille habitants. Avant même la décisive victoire de 1815 sur les Anglais, Seignouret a déjà fait fortune.

Le 25 février 1813, il a chargé un notaire bordelais, Me Hazera, de lui acheter un immeuble destiné à loger son père qui continue d’exercer à Bordeaux son métier de tailleur. Il en fixe la valeur à 30.000 francs. A sa procuration, il joint un acompte de 1.500 piastres (7.500 francs) sous forme d’une lettre de change tirée par un de ses amis orléanais sur un négociant de Bordeaux, M. Lafonta[23]. Cet immeuble est situé 19 (actuel 56) rue du Mirail.

Puis en 1816, tout en conservant son magasin de meubles du 64, rue Royale, il achète, le 29 janvier de cette année, une maison située un peu plus loin dans la même artère orléanaise, aux n° 144-146 (actuel n° 520) et qui appartient à un carrossier de voitures, Jean Gleises. Il fait tout raser pour dégager un vaste emplacement sur lequel il charge un architecte (nous n’avons pu en retrouver le nom) de lui édifier une magnifique demeure dont la cour intérieure en briques roses est, de nos jours, considérée comme l’un des plus beaux patios d’une cité qui a conservé, de la présence espagnole, bien des aspects coloniaux, quoique rebâtie, nous l’avons dit, en grande partie au XIXe siècle, après les deux incendies de 1788 et 1794.


 


Au fond de la cour de l’immeuble, des écuries et des greniers à fourrage. Sous une arche monte l’escalier conduisant au quartier des esclaves et aux cuisines. A l’entresol, l’entrepôt pour les marchandises – essentiellement le stock de vins – et, au dernier étage, les appartements privés avec balcon en fer forgé dans lequel s’inscrit le "S" de Seignouret [24]. Car mettant à profit le goût des créoles pour une vie luxueuse et raffinée, pour la bonne chère – les plus riches ont table ouverte pour leurs amis -, Seignouret comprend bien vite que ses origines bordelaises peuvent lui être profitables et se lance dans l’importation de vins, sans pour autant négliger son commerce de meubles dont il laisse peu à peu la direction à un Lot et Garonnais qu’il a, tout jeune, pris en amitié au point d’en faire, en 1836, son associé. En revanche, nous n’avons pu découvrir aucun lien entre François Seignouret et son frère Joseph pourtant installé, lui aussi, dans cette rue Royale où il est tapissier : à chacun de ses nombreux déplacements et de ses longs voyages en France, François Seignouret donne sa procuration à Jacques Descrimes.

Qui est ce Descrimes ? Le fils d’un gendarme du Lot-et-Garonne, Jean Descrimes, né en 1765 à Astaffort, et de Catherine Vigoulet ou Vigoulette, née en 1773 à Monflanquin (elle-même fille de Joseph Vigoulet et d’Anne Castel ou Castex). Si son père est décédé en 1807, sa mère demeure à Agen.

 

Une vie privée aussi mystérieuse que mouvementée.

Avec l’apparition de ces deux noms, Descrimes et Vigoulet, qui jalonnent la vie de Seignouret, se glisse une part de mystère propre à dérouter les historiens. D’autant que ce négociant bordelais n’a pas été seulement un audacieux homme d’affaires et paraît avoir eu une vie privée quelque peu mouvementée…

Premier mystère : le recensement de 1820 à la Nouvelle-Orléans fait apparaître François Seignouret comme "marié". Avec qui ? Divers actes font état d’une certaine Elisabeth Vigoulet, "épouse de François Seignouret", qui n’est autre que la fille, née le 9 mars 1771, à Monflanquin, de Joseph  Vigoulet et d’Anne Castel : c’est donc la sœur aînée de l’épouse du gendarme Descrimes et, par conséquent, la tante de Jacques Descrimes, l’homme de confiance de Seignouret [25]. Elisabeth Vigoulet, mariée le 26 février 1796 à Monflanquin, son village natal, à un tailleur d’habits, Jacques Desissard, est-elle partie pour la Nouvelle-Orléans avec son mari qui y décède ?

Un Américain, W.A. Feuillan, qui, en son temps, s’est penché sur les créateurs de meubles en Louisiane au XIXe siècle et a fait des recherches sur l’activité de Seignouret, s’est demandé si, à leur arrivée à la Nouvelle-Orléans, les deux frères Seignouret n’auraient pas été employés par Desissard, qui aurait fait venir en Louisiane le neveu de sa femme, Jacques Descrimes. Ce qui pourrait expliquer les liens noués entre François Seignouret, Elisabeth Vigoulet et Jacques Descrimes.

Alors qu’en 1822, Elisabeth Vigoulet rentre d’un voyage en France (elle en est partie par Bordeaux le 16 janvier 1823 sur le brick américain "Baltic" pour arriver le 19 avril à la Nouvelle-Orléans et a voyagé sous le nom d’Elisabeth Seignouret), François Seignouret s’apprête, lui, à quitter une fois de plus la Louisiane, mais éprouve auparavant le besoin de faire son testament qu’il dépose, le 16 juin, chez son notaire orléanais, Me Lafitte. Et nous allons le retrouver, bientôt dans le sud-ouest de la France.

En effet, le 20 septembre 1824, au moment où Charles X succède à Louis XVIII, notre Bordelais se présente à la mairie de Toulouse pour y déclarer la naissance, survenue deux jours plus tôt, de sa fille Coralie : "née de François Seignouret, propriétaire, et de Elisabeth Vigoulet, mariés, habitant de la Nouvelle-Orléans, demeurant momentanément à Toulouse rue Saint-Rome n° 12". Témoins : deux porte-faix. Ce qui prouve que, de passage dans la cité rose, le riche négociant n’y a aucune relation. A moins qu’il ne préfère la plus grande discrétion sur cette naissance d’autant qu’Elisabeth Vigoulet est… en Louisiane. Elle va avoir cinquante-quatre ans !

François Seignouret retrouve celle-ci à la Nouvelle-Orléans où il est revenu le 27 juillet 1826 via Marseille par le brick "Sarah Ann". Un an après, il reprend le chemin de la France après avoir signé, le 17 juillet 1827, chez le notaire Félix de Armas, un nouveau pouvoir à Jacques Descrimes afin que celui-ci puisse, en son absence, « vendre une maison en briques et à étages, couverte de tuiles » située rue Bourbon et donner à « Elisabeth Vigoulet, épouse de François Seignouret » toutes les autorisations dont elle aura besoin [26]. Car, cette fois, il va faire un long séjour en France et, particulièrement, dans son Bordeaux natal.

Le voici d’abord à Agen, où, le 4 octobre 1828, il se présente chez un notaire, Me Augan. Cette fois, il est accompagné de "demoiselle Jeanne-Marie Corinne Descrimes, fille majeure et célibataire" (de feu Jean Descrimes et Catherine Vigoulette). Seignouret et sa compagne sont domiciliés rue Saint-Georges à Agen et reconnaissent « pour leurs enfants naturels simples » Coralie, née à Toulouse le 17 septembre 1824 (cette Coralie précédemment "attribuée" à Elisabeth Vigoulet ! » et Edouard, né à Agen le 31 décembre 1825. Tous deux signent l’acte [27].

Cette Corinne Descrimes, qui vit à Agen avec sa mère et qui est la sœur du futur associé de Seignouret, est née le 5 mars 1801 à Villeréal en Lot-et-Garonne. Elle a donc dix-huit ans de moins que Seignouret dont elle a dû faire la connaissance lors d’un des nombreux voyages en France de celui-ci, vraisemblablement entre 1820 et 1823, car elle ne paraît jamais être allée aux Etats-Unis.

Mystère sur la naissance de Coralie. Mystère sur celle d’Edouard, ce garçon reconnu comme enfant naturel à Agen, car Melle Lucile Bourrachot, des Archives départementales de Lot-et-Garonne, qui a fait de multiples recherches sur les Descrimes et les Vigoulet (Vigoulette), avoue n’avoir jamais réussi à trouver la moindre trace de la naissance de ce fils Seignouret. Ni à Agen, ni à Passage-d’Agen, ni dans les différentes communes fréquentées par lesdites familles, que ce soit Villeréal, Monflanquin ou autres lieux. Et cependant, dans tous les actes officiels de sa vie, Edouard Seignouret mentionnera bien être "né à Agen le 31 décembre 1825 ", selon la reconnaissance enregistrée chez le notaire Augu. Ce qui, avouons-le, épaissit singulièrement les énigmes soulevés par la naissance des premiers enfants de Seignouret…

 

Seignouret à Bordeaux.

Car il en aura d’autres avec sa jeune compagne Corinne. Le couple vient, en effet, s’installer dans la région bordelaise. Le 13 octobre 1829, Seignouret achète, à la vicomtesse Reimonencq, le domaine de Terrefort, sur la commune de Blanquefort (Gironde) et passe l’acte chez le notaire bordelais Deschamps [28].

Propriété, à la fin du XVIIe siècle, des Leconte puis, au XVIIIe, du comte de Marcellus et, en 1754, des comtes de Dillon avant de passer, à la Révolution aux Gaye de Martignac, en 1820 à Guillaume Leblanc-Noguès et, enfin, en 1825, à Madame de Mauret, veuve du vicomte Reimonencq, ce domaine d’une soixantaine d’hectares est vendu 110.000 francs avec tout le mobilier et le cheptel. Immédiatement, Seignouret s’y installe et, remettant en valeur un vignoble en grande partie abandonné, il fera monter la production de huit à cent soixante tonneaux d’un vin (plus tard commercialisé sous le nom de château Dillon) qui prendra le chemin de la Louisiane. Terrefort restera dans la famille Seignouret jusqu’en 1956, la vicomtesse d’Arlot de Saint-Saud, sa propriétaire, l’ayant toutefois loué dès 1923 avant de le vendre en rente viagère pour y permettre l’installation du lycée agricole qui s’y trouve toujours.

Une partie du château, édifié à la fin du XVIIe siècle, sera utilisée par Seignouret pour y fabriquer des meubles destinés à la Louisiane. E. Guillon qui, en 1866, en a fait la visite en compagnie de la veuve de Seignouret, confirme : « Monsieur Seignouret, industriel habile, y établit sa fabrique d’ébénisterie d’où il expédiait dans les colonies, des meubles et, plus tard, des vins [29] ».

C’est au moment où ils sont installés à Terrefort dont ils ont aménagé, au rez-de-chaussée, la salle à manger avec la cuisine et les pièces de service ainsi qu’un grand et un petit salon, au premier étage, six chambres et cinq autres (avec six lits) au second [30], que François Seignouret et Corinne Descrimes déclarent, le 3 juin 1830, la naissance de leur fille Isabelle-Thélézia.

Deux ans après, ils décident de se marier, mais se croient obligés de reconnaître, le 13 juin 1832, chez Me Deschamps, leur notaire bordelais, cette dernière fille Thélézia, dont la naissance a été pourtant enregistrée à la mairie de Blanquefort. Huit jours plus tard, ils reviennent dans l’étude du notaire de la place de la Comédie afin de signer leur contrat de mariage : Corinne Descrimes apporte ses économies, soit 25.000 francs, et Seignouret le domaine de Terrefort ainsi que 40.000 francs, mais il conserve en propre « tous ses biens présents et futurs possédés en Amérique ou partout ailleurs ». L’un et l’autre sont domiciliés à Terrefort, bien qu’en marge du contrat, Me Deschamps, procédant à une rectification de dernière minute, raye cette domiciliation à Blanquefort pour porter, aux lieu et place : « François Seignouret résidant à la Nouvelle-Orléans, étant en ce moment 50, rue des Menuts » et « Jeanne-Marie Descrimes, surnommée en famille Corinne, habitant à Bordeaux 65, rue des Trois-Conils  [31] ».

Le 5 juillet 1832, le mariage est célébré à la mairie de Bordeaux [32] et, le 26 septembre suivant, est déclarée à Blanquefort la naissance d’un fils Jean-Léon. Moins d’un an après, le 5 septembre 1833, le couple a un autre fils, Joseph-Emile également né à Terrefort, dans ce château où, en mai 1834, Seignouret apprend la mort de La Fayette qui était venu à la Nouvelle-Orléans en 1821.

Après un long séjour en France qui dure jusqu’en 1835, Seignouret retourne, seul, à la Nouvelle-Orléans avec, sans doute, l’intention de centrer dorénavant son activité sur sa ville natale. Aussi, dès 1836, il associe son beau-frère, Jacques Descrimes, à son affaire qui prend le nom de Société François Seignouret et Cie. Puis, c’est le retour à Bordeaux où nous le retrouvons en 1837 quelques jours après la nomination de David Johnston comme maire de la ville. A la barre du Tribunal civil, il achète, le 24 avril et le 29 mai 1838, huit lots vendus à la criée qui proviennent de la succession du verrier François-Patrice Mitchell et de sa femme née Elise Lynch [33].

 

L’installation sur le "Pavé des Chartrons".

C’est dans le quartier bordelais des Chartrons qu’un Irlandais, Pierre Mitchell, avait installé en 1721 une verrerie pour "fabriquer un verre propre à faire des bouteilles façon d’Angleterre". Entre 1771 et 1773, le fils du fondateur de cette verrerie, François-Patrice Mitchell, met en lotissement une partie du terrain bordant le cours du Jardin-Royal [cours de Verdun] et celui du Pavé-des-Chartrons [cours Xavier-Arnozan] où sont édifiés de très beaux hôtels particuliers. Transférée quai de Bacalan, la verrerie laisse libres les terrains et bâtiments qu’elle occupait. Ainsi finit-on par vendre "magasins, corps de bâtiments, maisons et emplacements à bâtir" situés le long de l’ancien chemin qui conduisait à la verrerie et a pris le nom de rue de la Verrerie. Il y a des chais, des boutiques de tonneliers, des magasins à bouteilles, des remises et des écuries, bref un ensemble de lots que Seignouret acquiert pour la somme de 38.500 francs. Il fera tout raser pour construire progressivement un ensemble immobilier composé de cinq immeubles à deux étages (du n° 4 au n° 12 de la rue de la Verrerie) et d’une maison située au n° 21 de la même rue.

Mais il y a, aussi, un autre lot comprenant "un corps de bâtisse non achevée" de 273,50 m2 (plus une cour de 62, 46 m2) donnant à la fois sur la rue de la Verrerie et le cours du Pavé-des-Chartrons. Longue de 18,25 m, la façade sur le cours possède des murs de 81 cm d’épaisseur surmontés d’un balcon voûté en pierres de Nantes, alors que celle qui se trouve "sur la rue projetée de la Verrerie" est en pierres de Bourg de 60 cm d’épaisseur sur une longueur de 20,30 m. En sous-sol, cinq bonnes caves voûtées et deux caveaux propres à contenir des vins fins. Au rez-de-chaussée, des magasins à bouteilles. Un escalier suspendu est commencé, sur un plan bien conçu d’une construction bien solide et pouvant être utilisé pour des constructions nouvelles ; des solives de fortes dimensions sont placées pour un premier étage. A la suite, un corps de logis, une cour non clause (sic) sur la rue de la Verrerie Mitchell dans laquelle se trouvent établis une loge de portier et des lieux d’aisance, une petite écurie en bois adossée à la dite loge [34].

Cette bâtisse inachevée, Mitchell semble avoir tenté de la vendre dès 1786 si l’on en croit les annonces répétées du "Journal de Guyenne" qui indique « vaste maison de 60 pieds de façade cours des Chartrons faisant le coin de la rue de la Verrerie dont les murs sont seulement élevés jusqu’au premier étage, magasins, chays, greniers et caves contigües, le tout pouvant contenir 300 tonneaux de vin, ayant issue dans ladite rue de la Verrerie et susceptible d’être convertis en maisons à peu de frais ». Seignouret obtient ce lot pour 21.529 francs, achève la construction et se trouve ainsi propriétaire d’un hôtel particulier – celui qui, de nos jours, porte le n° 51 du cours Xavier-Arnozan – où, dès la fin de 1839, il s’installe avec sa famille.

Dans ce bel immeuble de trois étages, les chambres ont été réparties entre le second et le troisième étage – quatre au second, trois au troisième – tandis qu’au premier se trouvent un grand salon, le salon de compagnie et un boudoir prenant jour sur le cours du Pavé-des-Chartrons [cours Xavier-Arnozan], la salle à manger et la cuisine donnant sur la rue de la Verrerie. La plupart des meubles sont en acajou à l’exception de quelques lits en noyer, des douze chaises de la salle à manger en bois peint alors que table et buffet sont en acajou comme l’ensemble du mobilier des salons (dans le boudoir toutefois des chaises laquées). Partout, des vases, des glaces et de nombreuses pendules. Le rez-de-chaussée est essentiellement occupé par une remise pour voitures et chevaux et un dépôt de marchandises où l’on va inventorier, à la mort de Seignouret, 2.480 kilos d’indigo, preuve qu’au négoce des vins et des meubles, cet homme entreprenant avait ajouté d’autres affaires et se livrait à ce que nous appelons, de nos jours, l’ "import-export".

A partir du moment où il est installé sur le Pavé des Chartrons, François Seignouret limite ses voyages aux Etats-Unis, multiplie les pouvoirs adressés à son beau-frère Descrimes. Ainsi, le charge-t-il de vendre « soit à l’amiable soit en vente publique ou autrement » deux esclaves dont un mulâtre acheté en 1829 ainsi qu’un autre qui « est né à la Nouvelle-Orléans sur les propriétés du comparant » [35]. Il effectuera d’ailleurs d’autres ventes d’esclaves, preuve qu’il diminue son train à la Nouvelle-Orléans.

 

Construction de la salle Franklin.

Seignouret a toujours été intéressé par les placements immobiliers. A la Nouvelle-Orléans, il ne s’est pas contenté de sa somptueuse maison de la rue Royale, il en a fait édifier d’autres, notamment rue Bourbon et en profitant d’une concession du gouvernement américain qui lui a abandonné, durant vingt-cinq ans, la jouissance de terrains dans la plus grande ville de la Louisiane – est-ce en reconnaissance des services rendus en 1815 dans la lutte contre les Anglais ? – sous la condition « qu’il y ferait élever des bâtiments, les constructions sur ces terrains donnaient des revenus élevés… » précise le notaire Péry quand il procède, le 5 décembre 1854, au partage de la succession Seignouret.

A Bordeaux, outre ses achats rue de la Verrerie et cours du Pavé-des-Chartrons et les constructions qu’il fait élever sur les terrains acquis au Tribunal, il se rend propriétaire d’une maison, 97, route d’Espagne [cours de l’Yser], de deux immeubles vendus par le Bureau central de charité de Bordeaux, l’un de trois étages situé 15 (actuel n° 30) rue des Argentiers, à l’angle de la rue de la Coquille, l’autre de deux étages, 65 (actuel n° 37) rue de la Rousselle, deux immeubles légués au Conseil de fabrique de la paroisse Saint-Michel par Jean Verneuilh, neveu et associé du fondateur de la première manufacture de porcelaine installée à Bordeaux en 1781 sur le domaine des Terres-de-Bordes [36].

De plus, en 1841 et 1842, Seignouret agrandit son domaine de Terrefort en achetant, à Blanquefort, diverses pièces de terre [37] et en prenant une partie du domaine voisin du Luc [38], cependant qu’à Bordeaux, il se rend acquéreur, les 23 mars et 7 juin 1841, de terrains de l’ancien château Trompette qui bordent le vieux cours du Pavé-des-Chartrons et que la municipalité vend par lots depuis une vingtaine d’années à des prix variant entre 30 et 45 francs le mètre carré [39]. C’est ainsi que, pour la somme de 49.429 francs, 96, il obtient d’abord cinq emplacements d’une superficie totale de 1.565,90 m2 puis, pour 21.621 francs, deux autres lots d’un total de 720,70 m2. Tous situés entre les actuels cours Xavier-Arnozan et rue Vauban.

Sur ces terrains seront construits les immeubles qui, de nos jours, portent le n° 28 du cours Xavier-Arnozan – un très bel ensemble de quatre étages imposant -, les nos 19 et 23 de la rue Vauban (deux étages). Ce n’est qu’après la mort de Seignouret que, sur les autres emplacements, seront édifiés les nos 24 et 26 du cours Xavier-Arnozan et 25 rue Vauban (auparavant, la municipalité a ordonné à Seignouret de faire clôturer, par un mur de pierres, les terrains non construits à l’angle du cours Xavier-Arnozan et de la rue Vauban, un emplacement de 590m2).

Dans cette rue Vauban, l’architecte Jean Burguet édifie, pour Seignouret, ce qu’en famille on appellera le "Casino", mais qui, officiellement, est baptisé "salle Franklin". Terminés à la fin de 1844, les travaux, entrepris sous la conduite de l’architecte de l’hôpital Saint-André, permettent d’offrir aux Bordelais une salle destinée aux spectacles, aux concerts, aux bals et aux expositions. Contrairement à ce qui a été dit – et même écrit – ce n’est pas en hommage direct au philosophe, savant et homme d’Etat américain que cette salle a été ainsi nommée, mais plus simplement en souvenir du navire, le "Franklin", qui conduisit Seignouret vers la Louisiane et la fortune…

Sous l’égide du Cercle Philharmonique, qui organise un concert, et en présence du maire Duffour-Dubergier, la salle est inaugurée le 17 janvier 1845. Le journal "L’Indicateur " écrit avec enthousiasme : « L’aspect que présentait la salle était admirable » et il loue les mérites de M. Jean Burguet, mais regrette toutefois l’absence de statues… Le rédacteur salue « le rouge des tentures damassées des panneaux » qui fait ressortir « les broderies dorées qui s’allient avec grâce au fond blanc des moulures » et souligne « la grandeur de l’escalier et des portiques » ainsi que « la magnificence quasi royale du lieu ». Bien sûr, peinture fraîche et vernis donnent encore de désagréables odeurs, mais le journaliste rassure : « tout ira mieux quand seront passés les courants d’air »…


Les dernières années bordelaises.

Peu après cette inauguration, Seignouret marie sa fille aînée Coralie à Octave de Gaulne et la cérémonie civile a lieu le 25 mars 1845 à l’hôtel de ville de Bordeaux [40]. Mais huit jours avant, intervient un jugement du Tribunal civil de Toulouse qui, en date du 17 mars, modifie à la demande de Seignouret, l’acte de naissance de Coralie enregistrée en 1824 et décide que « au lieu de dire fille de François Seignouret et de Elisabeth Vigoulet, mariés, on dira, à l’avenir, fille de François Seignouret et de Jeanne-Marie Descrimes mariés » alors que nous avons vu qu’en réalité le mariage Seignouret-Descrimes n’a été célébré que huit ans plus tard. En fait, le Tribunal entérinait la déclaration effectuée par Seignouret et sa compagne devant le notaire d’Agen en 1828…

Mais voici que réapparaît Elisabeth Vigourette. Et à peu près au même moment. Seignouret a en effet envoyé à son beau-frère Descrimes une procuration pour une nouvelle vente d’esclaves qu’il a décidée. Le 30 avril 1845, est cédé à Théophile Herbert, de Saint-Martinville (Louisiane), et moyennant 600 piastres [41] « un esclave nommé Louis, mulâtre âgé d’environ vingt ans qui appartient audit sieur Seignouret pour être né chez lui d’une de ses esclaves nommée Pauline ». L’acte ajoute : « Ledit sieur François Seignouret est marié avec la dame Elisabeth Vigoulet de cette ville [la Nouvelle-Orléans], aux présentes elle est intervenue et a personnellement comparu… et a déclarer l’approuver  [la vente] et la ratifier » après avoir renoncé « aux hypothèques, privilèges et autres droits qu’elle a ou pourrait avoir ». Toujours appliqué en Louisiane, le Code Napoléon prévoit en effet l’hypothèque légale de la femme mariée sur les biens de son époux, l’esclave étant considéré comme immeuble par destination. Trois ans après, le 30 octobre 1848, Elisabeth Vigoulet meurt à la Nouvelle-Orléans et François Seignouret charge son beau-frère Descrimes de rapatrier son corps inhumé le 29 janvier 1851, sous le nom d’Elisabeth Vigoulet, veuve Desissart, dans le caveau que Seignouret s’est fait aménager au cimetière de la Chartreuse à Bordeaux : elle sera ainsi la première occupante de ce caveau, revendu en 1862, à un certain M. Villiet avant la construction d’un autre en forme de chapelle [42].

En 1849, Seignouret continue de se débarrasser de la plus grande partie de ses esclaves de la Nouvelle-Orléans. Le 19 avril, Jacques Descrimes, son "mandataire général et spécial" est chargé d’ « affranchir et rendre à la liberté le nommé Jim, nègre âgé d’environ quarante ans, domestique du comparant à la Nouvelle-Orléans, et la nommée Marie, négresse, femme dudit Jim, âgée d’environ quarante ans » [43]. C’est l’un des derniers pouvoirs signé, chez son notaire Péry, par François Seignouret.

Le 25 avril 1850, est constituée à la Nouvelle-Orléans une société qui, remplaçant la précédente née en 1836, a pour associés François Seignouret, son fils Edouard, installé depuis peu en Louisiane, et Jacques Descrimes. Les deux premiers apportent 32.407 piastres représentant le stock inventorié et Jacques Descrimes 16.233 piastres en espèces.

Cette fois, Seignouret semble avoir tiré un trait sur la Louisiane de sa jeunesse aventureuse où s’est épanoui son talent d’homme d’affaires. Il ne quitte plus Bordeaux, se partage entre son hôtel du Pavé-des-Chartrons et son domaine de Terrefort, administre ses immeubles – il a une trentaine de locataires – et gère un portefeuille essentiellement composé d’actions de compagnies de chemins de fer (Paris-Orléans, Nord, Paris-Rouen, Midi) prouvant, une fois de plus, son esprit d’aventure et sa foi dans le progrès (il a, en outre, des actions de la compagnie du canal latéral de la Garonne et de sociétés d’assurance maritime).

En 1851, les Seignouret marient leur seconde fille Thélézia à Henri Chauvot, un avocat. L’année suivante, François Seignouret tombe malade. Malgré les soins du docteur Caussade, son ami et voisin de Blanquefort, il meurt le 25 décembre 1852 dans son hôtel du cours du Pavé-des-Chartrons alors que ses fils Edouard et Emile sont à la Nouvelle-Orléans, sa fille Coralie et le mari de celle-ci, Octave de Gaulne, à Madrid où ils se sont installés. Le 3 janvier suivant, le notaire de la famille, Me Péry, procède à l’inventaire [44] et, le 5 décembre 1854, a lieu le partage d’une fortune dépassant 1.500.000 francs or [45]. Comme quoi l’ancien apprenti tailleur d’habits a connu une belle réussie matérielle…

Si la salle Franklin demeure dans l’indivision – tout comme les esclaves que Seignouret possède encore en Louisiane -, l’hôtel du cours du Pavé-des-Chartrons est attribué à Mme Seignouret de même que le grand immeuble du N° 28 du même cours et que celui de la rue Royale à la Nouvelle-Orléans (avec le stock de vin évalué à 271.900 francs). La veuve du négociant aura également le domaine de Terrefort, alors qu’Edouard Seignouret qui, entre temps, s’est marié le 27 juin 1854, après son retour de la Louisiane – il a épousé une niçoise Léonie Süe -, reçoit les maisons de la rue de la Rousselle et de la route d’Espagne ainsi qu’une partie des maisons de la rue de la Verrerie.

Pour Emile Seignouret, une maison rue Bourbon à la Nouvelle-Orléans ; pour Mme de Gaulne, les immeubles n° 10 rue de la Verrerie et n° 23 rue Vauban ; pour Léon Seignouret, la maison du n° 12 rue de la Verrerie et celle de la rue des Argentiers. Quand à Thélézia Chauvot, il lui est attribué les immeubles du 19 rue Vauban et du 8 rue de la Verrerie. Enfin, les terrains situés à l’angle du cours du Pavé-des-Chartrons et de la rue Vauban où il n’y a pas encore de constructions, sont destinés à la veuve de Seignouret qui ne tarde pas à vendre l’hôtel particulier du 51, cours du Pavé-des-Chartrons pour s’installer en face au n° 28 du même cours où elle mourra le 19 novembre 1890 (ce dernier immeuble dont Emile Seignouret a hérité de sa mère et vendu par lui, en mai 1891, à son frère Edouard).

Tour à tour, Edouard et Emile Seignouret s’occupent de l’affaire de vins qui, à la Nouvelle-Orléans, continue jusqu’à la guerre de Sécession mais, alors, le terrible coup porté à la Louisiane par la victoire des Nordistes, l’abolition de l’esclavage qui avait conditionné la prospérité économique au temps du coton-roi, bref la fin d’un âge d’or dont François Seignouret avait habilement su profiter, tout cela sonne le glas de la maison de commerce dont Jacques Descrimes s’est déjà retiré avant même le début du conflit entre le Nord et le Sud. Les Seignouret se sont associés à un importateur nommé Cavaroc. Bientôt leur nom disparaît des annuaires orléanais (Emile Seignouret est mentionné pour la dernière fois en 1868 comme "associé de la Firme Cavaroc" et, à partir de 1873, la Société Cavaroc et fils se présente à la Nouvelle-Orléans, comme "agents des Seignouret pour les vins de Bordeaux ", car l’affaire continue à Bordeaux, 28, cours du Pavé-des-Chartrons sous le nom de "Seignouret frères" et des membres de la famille l’animeront jusqu’en novembre 1927, date à laquelle s’en retirent ses derniers représentants. Elle existe toujours 82, rue Mandron, sous le nom de "Seignouret frères & Cie", perpétuant ainsi le souvenir d’un personnage hors du commun.

 

La postérité de Jacques Descrimes, associé et beau-frère de Seignouret…

Quant au beau-frère et associé de Seignouret, Jacques Descrimes, il a quitté, à son tour, la Nouvelle-Orléans peu après la mort de celui-ci. Il se retire à Paris en compagnie d’une Américaine, Mary Clannan, avec laquelle il vit depuis 1825 et qui, entre 1826 et 1853, lui a donné cinq enfants [46]. Devenus parisiens, ils se marient à la mairie du 8e arrondissement le 8 septembre 1857 et profitent de l’occasion pour reconnaître leurs enfants [47].

L’un de ceux-ci, une fille prénommée Nathalie, épouse un employé des chemins de fer de la Compagnie Paris-Orléans, Jean-Baptiste Imbart de la Tour. Ce couple aura un fils, Pierre, qui deviendra l’un de nos plus grands historiens [48]. En effet, Pierre Imbart de la Tour sera non seulement titulaire, de 1893 à 1910, de la chaire d’histoire du Moyen Âge à la Faculté des lettres de Bordeaux, mais aussi membre de l’Institut dès 1909. Il se retirera à Bordeaux et y mourra en 1925.

 

… Et celle de François Seignouret.

W.A. Feuillan, précédemment signalé, a soulevé un mystère dans la vie de François Seignouret – un de plus ! – et nous nous contenterons de l’indiquer. Cet Américain a, en effet, découvert l’arrivée, le 27 juillet 1826, à la Nouvelle-Orléans, du brick, "Sarah Ann" en provenance de Marseille. A bord, Seignouret accompagné de deux jeunes garçons, Laurent-E. Bellevue et Siméon Bellevue, respectivement âgés de 14 et 10 ans, qu’il installe dans sa demeure de la rue Royale où ils apprendront, le premier, le métier de tapissier, le second, celui d’ébéniste. Plus tard, affirme-t-il, ces enfants prennent le nom de Seignouret. Au recensement de 1840, Laurent.E Seignouret est mentionné comme tapissier 73, rue Royale, et Siméon Seignouret, ébéniste 242, rue Royale, là même où, un court laps de temps, Mallard s’installera avant de créer son magasin du 67, rue Royale [49].

Relevons aussi, qu’un fils de Siméon Seignouret né le 1er avril 1845 a été baptisé à la hâte le 26 août 1849 en l’église Sainte-Augustine car gravement malade (effectivement, il meurt cinq jours après). Il a eu pour parrain, son oncle, Laurent-E. Seignouret, qui déclare « être né à Bordeaux », malheureusement nous n’avons trouvé aucune trace de cette naissance aux Archives municipales de cette ville…

On peut s’interroger sur la nature et l’origine des liens, incontestablement affectueux, entre François Seignouret et ces deux garçons Bellevue-Seignouret. Des enfants du négociant ? Mais nés de ses rapports avec qui ? Geste de gratitude à l’égard d’un ami ? Bref, une énigme supplémentaire dans la vie mouvementée de l’entreprenant Bordelais si méconnu de ses concitoyens…

A l’énigme de ces deux garçons Bellevue prenant, un beau jour, le nom de Seignouret, on ne peut s’empêcher d’en rapprocher une autre qui concerne un voisin de Seignouret à la Nouvelle-Orléans. En effet, Jérôme Chiapella qui, lui aussi, était venu faire fortune en Louisiane et qui, comme Seignouret, s’était retiré à Bordeaux, avait, en 1810, épousé, à l’âge de soixante-dix ans, une jeune femme de trente-huit ans. Sur son testament, il avait couché, non seulement ses frères et ses sœurs, sa femme née Agathe Lemelle, la fille de celle-ci et ses enfants, mais encore, selon un document retrouvé par Arlette Cotton de Bennetot, deux garçons Etienne et Célestin Coudrin, donnant de surcroît à ce dernier le droit de s’approprier le nom de Chiapella « si cela lui convient pour qu’il en hérite avec la bénédiction de Dieu et la mienne » [50]. Ainsi, Célestin Coudrin deviendra Coudrin-Chiapella puis Chiapella tout court. Lui aussi se retirera à Bordeaux, s’installera 1 bis, rue d’Enghien et, le 5 octobre 1822, achètera à Talence, le château La Mission Haut-Brion dont il fera la réputation en rénovant un vignoble auquel il apportera tous ses soins [51].

Sept ans après, ce sera au tour de François Seignouret de se rendre acquéreur d’un domaine vinicole, cette fois à Blanquefort, propriété qu’il remettra en valeur au moment où il reprendra contact avec sa ville natale avant de s’y retirer définitivement et d’y faire souche puisque, comme nous l’avons vu, il a eu, de Corinne Descrimes, cinq enfants, deux filles et trois garçons qui lui assureront une nombreuse descendance (Edouard n’aura-t-il pas huit enfants ?) s’alliant par la suite, à des familles aussi diverses que connues. Ainsi, après s’être assuré une belle réussite matérielle grâce à son sens du commerce et de l’opportunité, grâce aussi à son esprit d’aventure et d’initiative, François Seignouret y ajoutera une incontestable assise sociale que fortifiera sa postérité.

 

Bulletin et Mémoires de la Société Archéologique de Bordeaux, tome LXXIV, 1983.

 



[1] - Baptisé à Bordeaux le 23 mars 1783 (Archives municipales de Bordeaux, GG 131 acte 294).

[2] - Archives municipales de Bordeaux, GG 268 acte 403.

[3] - Archives municipales de Bordeaux, GG 385 acte 201.

[4] - Archives municipales de Bordeaux, GG 574 acte 661 : mariage du 4 mars 1734, paroisse Saint-Pierre. A noter que l’époux signe « Signouret, espoux » et que son frère Mathieu est, comme lui, tailleur d’habits.

[5] - Archives municipales de Bordeaux, GG 179 acte 153.

[6] - Existent encore, de nos jours, à Créon, des Signouret et des Merlet.

[7] - Archives municipales de Bordeaux, GG 268 acte 403.

[8] - Angélique-Elisabeth, née le 20 août 1776 (Archives municipales de Bordeaux, GG 124 acte 674) et Geneviève, née le 13 septembre 1777 (Archives municipales de Bordeaux, GG 125 acte 763).

[9] - Archives municipales de Bordeaux, I 84.

[10] - La vie quotidienne en Louisiane 1815-1830 (Hachette).

[11] - Au milieu du XVIIIe siècle, dans le centre de la Nouvelle-Orléans, on s’enfonçait dans la boue jusqu’aux chevilles et il arrivait de croiser un crocodile dans la rue quand on se rendait à l’église…

[12] - En Louisiane, par R. Cruchet (Ed. Delmas, Bordeaux).

[13] - Archives départementales de la Gironde, 4 M 681.

[14] - Né le 3 septembre 1788 à Bordeaux (Archives municipales de Bordeaux, GG 136).

[15] - Hyacinthe Laclotte a assisté à cette bataille, dite de Chalmette, et exécuté un dessin la représentant, la planche étant gravée par Debucourt.

[16] - Mai 1936.

[17] - Contrairement à ce qui a été souvent dit, jamais François Seignouret n(apparaît dans les recensements et dans les annuaires comme ébéniste (« cabinet-maker »), mais comme marchand de meubles, après avoir été mentionné comme tapissier.

[18] - Quand, en 1821, lLa Fayette est à la Nouvelle-Orléans, il dîne chez M. de Lavillebreuve qui, grâce à une seule table à rallonges et à pieds multiples, peut aisément placer cinquante convives autour du général…

[19] - « House and Garden » (1927).

[20] - « Antiques » (août 1944).

[21] - « The Amerecan craftsman » (Crown, New-York).

[22] - Une tenace légende prétend que Seignouret signait ses meubles en imaginant des motifs en spirale formant un S renversé. Un ancien conservateur du musée d’Etat de la Louisiane, Stanley Arthur, l’a expliquée par le fait que Seignouret usait, dans ses dessins, de courbes, notamment dans ses armoires aux caractéristiques volutes.

[23] - Etude de Me Lafitte, à la Nouvelle-Orléans.

[24] - Vendu en 1865 par la famille Seignouret puis acquis en 1870 par un autre Bordelais, Pierre Brulatour, l’immeuble passera entre diverses mains avant d’être acheté, au début du XXe par un mécène qui le restaurera, y installera des orgues et utilisera l’immense pièce centrale comme salle de bal où les jeunes filles de la haute société feront leurs « débuts ». Depuis 1949, l’immeuble que W. Radcliffe Irby avait réaménager, est occupé par une station de télévision qui, avec soin, lui conserve son aspect original.

[25] - Devenue veuve en 1807, Catherine Descrimes, née Vigoulet, déclare le 8 juillet 1808 que la succession de son mari ne comporte aucun bien immobilier et seulement 227 francs de valeurs mobilières. Notons que le couple a eu deux enfants, Jacques et Jeanne-Marie Corinne (que François Seignouret épousera).

Tandis que sa sœur, Elisabeth Vigoulet, vit et décède à la Nouvelle-Orléans, Catherine reste longtemps à Agen avant d’aller finalement habiter chez son gendre Seignouret, dans l’immeuble du Pavé-des-Chartrons à Bordeaux, où elle meurt le 16 mars 1854, à l’âge de 81 ans (Archives municipales de Bordeaux, 3 E 199 acte 333).

[26] - On découvre, aussi, qu’au recensement de 1840, à la Nouvelle-Orléans, Elisabeth Vigoulet est mentionnée comme résidant rue Royale, dans la demeure de Seignouret, sous l’indication suivante : « sexe féminin, race blanche, âgée de 60 à 70 ans (elle en a 69), femme de François Seignouret alors en France ».

Notons que nous n’avons trouvé aucune trace d’un mariage entre François Seignouret et Elisabeth Vigoulet Pas plus en Louisiane qu’en France (Bordeaux ou le Lot-et-Garonne).

[27] - Archives départementales du Lot-et-Garonne, 3 E 346.

[28] - Archives départementales de la Gironde, 3 E 25.062.

[29] - Les châteaux historiques et vinicoles de la Gironde (1867).

[30] - Archives départementales de la Gironde, 3 E 25.109.

[31] - Archives départementales de la Gironde, 3 E 25.066.

[32] - Archives municipales de Bordeaux, 2 E 152 acte 199. A noter que la mère de Corinne Descrimes n’assiste pas au mariage : elle est encore à Agen et sera représentée par J.A. Bazerque. Pour l’occasion Seignouret mentionne son feu beau-père non point comme « gendarme » mais comme « propriétaire » alors que, nous l’avons vu, lors de la déclaration de succession après le décès de son mari, la veuve Descrimes a indiqué qu’il n’avait aucun bien mobilier…

[33] - Hypothèques Gironde, 2 juillet 1838 et 6 juin 1839, Archives départementales de la Gironde, vol. 745 n° 62 et vol. 768 n° 60.

[34] - Archives départementales de la Gironde, 3 E 25.109.

[35] - Archives départementales de la Gironde, 3 E 25.061.

[36] - Etude de Me Grangeneuve, 2 septembre 1834.

[37] - Hypothèques Archives départementales de la Gironde, vol. 842 n° 24.

[38] - Hypothèques Archives départementales de la Gironde, vol 112 n° 10.

[39] - Archives municipales de Bordeaux, 520 0/8.

[40] - Archives municipales de Bordeaux, 2 E 182.

[41] - Etude de Me André Ducatel, la Nouvelle-Orléans. En Louisiane, on a coutume de compter en piastres, la piastre équivalant à un dollar.

[42] - Cimetière de la Chartreuse, 27e série n° 123/125.

[43] - Archives départementales de la Gironde, 3 E 25.101.

[44] - Archives départementales de la Gironde, 3 E 25.109.

[45] - Archives départementales de la Gironde, 3 E 25 ?112.

[46] - Mary Clannan, fille de John Clannan et de Marie Jones, était née à Horry en Caroline du Sud, et selon W.A. Feuillan, était une quarteronne.

[47] - Ces cinq enfants sont nés respectivement en 1826, 1829, 1835, 1842 et 1853.

[48] - Né le 22 août 1860 dans la propriété de son grand-père Descrimes à Valenton (Seine-et-Oise).

[49] - Le recensement de 1820 à la Nouvelle-Orléans mentionne François Seignouret comme « marié sans enfants » et celui de 1830 comme « marié, quatre enfants ; trois garçons et une fille ». S’agirait-il de ces deux garçons Beellevue-Seignouret, d’Edouard et de Coralie, les deux enfants reconnus à Agen le 4 octobre 1826 ?

[50] - Histoire et généalogie de la famille Cotton de Bennetot (Bordeaux, 1981).

[51] - Archives départementales de la Gironde, 3 E 24.176.