Histoire des Eiffel

 

 

 

LES EIFFEL

 

 

C’est une entreprise bien audacieuse que de retracer, même en quelques pages, l’histoire, pendant trois siècles, d’une famille dont le nom est universellement connu. Car les ouvrages métalliques de l’ingénieur qui l’a rendu illustre sont disséminés dans le monde entier. Et, si la Tour de 300 mètres est le plus célèbre d’entre eux, d’autres comme le viaduc de Garabit ont marqué mieux encore la victoire de la technique sur les difficultés naturelles qui semblaient insurmontables.

Il m’a paru cependant que cet historique des principaux faits que j’ai pu recueillir sur nos ascendants serait incomplet si je me bornais, pour la famille Eiffel, à citer les titres des livres publiés sur Gustave Eiffel, ses origines et ses travaux.

A l’aide des archives familiales de mon cher beau-père, Edouard Eiffel, conservées au Château de Vacquey et maintenant à la Maison noble de Rivalet, à Salleboeuf, j’ai donc pu reconstituer une génération aussi complète que possible des descendants de Jean René Boenickhausen, dit Eiffel, bourgeois de Marmagen (non loin de Cologne), venu à Paris au début du XVIIIe siècle.

Mais ce cadre, si précis fût-il, ne m’aurait conduit qu’à une sèche énumération si je n’avais disposé du travail complet et détaillé que, dans ses dernières années, l’illustre ingénieur rédigea pour chacun de ses cinq enfants, sous le titre de « Notice Généalogique sur la Famille Eiffel ». Il y avait ajouté quelques souvenirs de son enfance bourguignonne et aussi d’amusantes notes biographiques sur son oncle, le chimiste Mollerat.

Le récit qui va suivre s’inspire plus particulièrement de ce précieux document, dédicacé par Gustave Eiffel à son fils aîné, Edouard, le 25 septembre 1923, trois mois avant sa mort à 91 ans.

 

Un maître d’école rhénan, Léo Heinrich Boenickhausen.

Marmagen, pittoresque bourgade du massif boisé de l’Eifel, entre le Rhin, les Ardennes et la Moselle, est situé à près de 60 Km de Cologne et de Bonn et à 15 Km seulement de la frontière.

Cette région, l’une des plus belles de la Rhénanie, est remarquable par ses vallées romantiques, ses cratères de volcans éteints où se sont formés des lacs ou « maare » et ses immenses espaces sylvestres encore inviolés, que protègent les deux grands parcs naturels du « Nord Eifel » et du « Sud Eifel ». Son altitude moyenne de 500 mètres, ses nombreuses stations thermales et le vignoble de vin rouge de la vallée de l’Ahr, tout contribue de nos jours à en faire un centre idéal de vacances.

De plus, c’est un pays de vieilles civilisations, où l’on trouve encore de nombreux monuments romains : villas, temples et aqueducs. Sont histoire vingt fois centenaire se reflète dans ses châteaux, ses églises et ses abbayes. L’origine même de son nom qui apparaît pour la première fois en 562, semble latine à certains linguistes : pagus efflensis » - pays des affluents (ou des eaux, qu’on retrouve dans le nom de la ville voisine d’Aix la Chapelle).

De tous temps enfin, le plateau de l’Eifel, région frontalière à la fois romaine et germanique, fut un carrefour et un lieu d’asile. C’est peut-être, nous le verrons, le motif de la naissance à Marmagen d’un ancêtre Eiffel.

 

En juin 1968, recevant à Bel Air une délégation de négociants allemands acheteurs de nos vins des « Graves de Vayres », j’avais invité M. Riedel, consul général à Bordeaux de l’Allemagne Fédérale. Ayant appris notre parenté avec Gustave Eiffel, il m’avait mis en relation avec le bourgmestre de Marmagen. C’est ainsi qu’en novembre 1968, je reçus de celui-ci, M. Bretz, la photographie d’un vieux registre paroissial, où était mentionné le baptême des cinq enfants de « Léo Henricus Boenickhausen, ludimagister et sacrista in hoc loco et Güdula Schnorrenberg, conjuges ». Ce précieux renseignement coïncidait avec la première phrase de la Notice généalogique rédigée sur la famille par Gustave Eiffel en 1923.

Et cependant la découverte du document de Marmagen était récente. En effet, le livre publié en février 1964 par Charles Braibant, directeur général des archives Nationales se référant aux indications de Gustave Eiffel, que lui avait transmises sa petite-fille, Mme André Granet, mentionnait bien la naissance d’un fils de Léo Henri Boenickhausen, bourgeois de Marmagen, arrivé à Paris vers 1700.

Braibant remarquait à cette occasion combien les frontières à cette époque étaient flottantes et qu’ainsi l’Electorat de Cologne avait donné à Paris trois des principaux artisans de sa grandeur au XIXe siècle : Eiffel, le préfet Haussmann, descendant d’une famille rhénane fixée en Alsace sous Louis XIV, et Hittorf, (né à Cologne, cité française sous la Révolution) qui aménagea les Champs-Élysées et la place de la Concorde comme nous les voyons aujourd’hui. Etonnant symbole de l’Europe future…

L’ouvrage de Braibant vint rapidement à la connaissance de deux archivistes de la région de Marmagen : Mme Helga Kulpa et M. Heinz Naumann, de Schleiden (Eifel). Ils ont relaté, dans un article de la revue : « Kölner Stadtanzeiger » du 4/5 avril 1964, comment, avec l’aide de M. le curé Erich Froitzheim de Marmagen, ils venaient de retrouver le nom de la famille Boenickhausen, mentionné sur un vieux registre de baptême de la paroisse. Il y était indiqué que Léo Henri Boenickhausen, maître d’école et sacristain de la paroisse de Marmagen, et son épouse Gudule Schnorrenberg avaient donné le jour à cinq enfants :

Guillaume Henri, baptisé le 10 janvier 1680, Charles Henri le 31 octobre 1681, Jean Bertrand Edmond le 21 février 1683, Jeanne Marie le 8 mai 1684, Marie Adolphine le 28 juin 1687. Les quatre derniers moururent jeune à Marmagen, comme l’indique le même registre ; seul survécut Guillaume Henri qui devait émigrer à Paris.

Dans sa lettre du 2 novembre 1968, le bourgmestre de Marmagen me signait que cet enfant des Boenickhausen avait eu pour parrain Jean Guillaume, baron de Neselroth, chanoine capitulaire à Münster (Westphalie) et pour marraine Anne Catherine baronne de Nesselroth, abbesse du couvent de Schwartz Rheindorf (près Bonn), assistés du Révérend Henri Mitten, alors économe au couvent de Steinfeld (près Marmagen) Henri Boenickhausen, venu en France après sa vingtième année, aurait pris le prénom de son noble parrain, Jean, et il n’est pas illogique d’admettre qu’instruit dans la religion catholique et donc dans la langue latine, il y ait ajouté celui de René (Renatus) signifiant qu’il avait, à son arrivée en France, adopté un nouveau nom : Eiffel, rappelant son pays d’origine.

Un article publié par M. le curé Froitzheim dans l’annuaire 1971 du Cercle de Schleiden rappelle la découverte faite en 1964 dans le registre paroissial de Marmagen. « Les Boenickhausen, écrit-il, venaient probablement de Münster en Westphalie et ne sont restés à Marmagen que quelques années. A cette époque, la région d’Eifel, à peine remise de la Guerre de Trente Ans, fut de nouveau ravagée par les armées de Louis XIV qui, en 1681, occupèrent Steinfeld et la forteresse d’Arenberg et, en 1689, rançonnèrent Schleiden. Sans doute les Boenickhausen voulaient-ils échapper à ces désordres et aussi fuir la misère générale : car, appartenant à un milieu bourgeois, en relations avec la noblesse ecclésiastique, ils étaient accoutumés à un meilleur sort.

On peut donc penser que Léo Henri, sa femme Gudule et leur fils, seuls survivants, sont partis pour la France vers la fin du XVIIIe siècle, car leur nom n’apparaît plus sur le registre paroissial après 1687. Ce que confirme Gustave Eiffel lorsqu’il écrit dans sa Notice : « Après la mort de ses parents, Jean René Eiffel Boenickhausen épousa à Paris, le 30 avril 1711, Demoiselle Marie Frédéric Lideriz, fille de Charles Frédéric Lideriz, Suisse de Mgr le duc de Grammont, et de Marguerite Bonpain, son épouse ».

Le mariage eut lieu, avec la permission du duc, qui était à la fois gouverneur de Navarre et de Béarn, sire de Lesparre et souverain de Bidache, dans l’hôtel de Grammont, rue Neuve-Saint-Augustin, paroisse Saint-Roch. La dot portée au contrat était de quinze cents livres.

Peu de temps après son mariage, Jean René Eiffel entra, comme agent forestier, dans les fermes du roi. Il devait mourir le 7 janvier 1734 à Saint-Valéry sur Somme, où il était employé au Puits Neuf, et fut inhumé dans le cimetière de la paroisse Saint-Martin, âgé de 55 ans.

Sa veuve revint se fixer à Paris, rue de Condé, paroisse Saint-Sulpice, avec ses enfants mineurs :

Jean-Pierre Henri, Marie Marguerite et Catherine Suzanne, qui probablement mourut jeune. Un inventaire fut dressé, pour son avoir bien modeste de trois cent livres, par acte du 3 juillet 1734 au nom de madame Veuve Eiffel, « nom qui dès lors a prédominé et fut exclusivement employé dans l’usage courant ». Rappelé dans l’acte, le nom de Boenickhausen Eiffel était francisé et ainsi écrit : « Bonie Kahozenne Eiffelle ».

Ayant fait la connaissance, rue de Condé, d’un honnête voisin, Jean Dosseur, Bourgeois de Paris, Marie Lideriz, veuve de Jean René Eiffel, épousa un peu plus tard Charles Louis Mion, officier du roi.

 

La dynastie des maîtres tapissiers

Restait à établir le fils de Jean René, Jean Pierre Henri Eiffel. Ayant reçu une bonne instruction, il avait suivi l’apprentissage de tapissier : métier d’art fort apprécié dans ces temps raffinés où les rois donnaient leur nom à un style. Le 1er mai 1743, il épousa Marie Langoisseux, fille de feu Michel Guy Langoisseux, maître marchand tapissier à Paris, rue du Roi-de-Sicile, et de Marie Marguerite Aubry. La dot de la future épouse était de deux mille livres. Celle du futur, de huit cents livres, s’accrut d’un don de sept cents livres que son oncle, Charles Frédéric Lideriz, lui avait avancées lors de son établissement comme maître tapissier.

Pierre Henri et sa jeune femme s’installèrent, comme marchands tapissiers, rue Vieille-du-Temple, paroisse Saint-Gervais ; ils portaient alors le nom unique d’Eiffel, Bourgeois de Paris. Patronné par ses deux grands-oncles, Christophe et Charles Bonpain, beaux-frères de son grand-père Lideriz, et par un oncle, Charles Lideriz, fils du précédent, lui aussi maître tapissier, il devenait le quatrième membre de la famille exerçant cette profession. Il y en eut d’autres, du fait de son mariage avec Marie Langoisseux, dont le père et le frère, Louis Langasseux, étaient aussi maîtres tapissiers.

C’était d’ailleurs l’usage, dans les anciennes corporations, de conserver la profession des parents. A cette excellente coutume étaient dus l’habileté manuelle et le goût très sûr des artisans de cette époque, qui ne parvenaient à la maîtrise qu’après un sérieux apprentissage et des épreuves sévères. « La profession de tapissier, écrit Gustave Eiffel, était au XVIIIe siècle entre les mains de véritables artistes, qui nous ont laissé, dans cet art délicat de l’ameublement, des modèles charmants que nous admirons et copions encore aujourd’hui, comme un des plus précieux produits du goût français ».

Au total, la famille Eiffel comprit au XVIIIe siècle dix maîtres tapissiers, dont les deux derniers furent, après leur frère François Lachapelle et leur neveu Alexandre Marie Eiffel, Joseph Lachapelle et sa sœur Marguerite.

 

Du mariage de Jean-Pierre Henri Eiffel et de Marie Langoisseux naquirent cinq enfants :

1 – trois fils qui, mis en nourrice en Picardie et en Normandie, y moururent en bas âge, en 1749, 1751 et 1756 ; dur tribut payé par ces artisans laborieux, pour qui les loisirs étaient rares et prédominantes les obligations de leur négoce.

2 – Une fille, Jeanne Marie, qui, née en 1754 et veuve de Gabriel Lemoine, se remaria avec Antoine Potin, receveur des rentes et mourut en 1804.

3 – En 1758, Alexandre Marie B. Eiffel, grand-père de Gustave Eiffel, qui s’établit lui-même, comme maître tapissier à Paris, rue de la Verrerie.

Le 31 janvier 1793, en pleine Terreur, celui-ci épousa Marguerite Joséphine Lachapelle, fille d’un tapissier du Roi, Antoine Jacques François Lachapelle, et d’Antoinette Véronique Dauphin, qui habitaient à Paris sous les Piliers de la Tonnellerie mais ne purent assister à la cérémonie. Probablement émigrés (ou peut-être emprisonnés) du fait de leur ancienne charge, ils furent inscrits sur l’acte de mariage comme « absents sans nouvelles », ce qui évitait la confiscation de leurs biens.

En l’absence de ses parents, la jeune mariée était assistée de son oncle paternel, Joseph Lachapelle, lui aussi maître tapissier, mort à Paris en 1839, âgé de 90 ans, et de sa tante Marguerite Lachapelle (1747-1823), associée de son frère Joseph.

Joseph et Marguerite Lachapelle restèrent célibataires pour se consacrer à l’éducation de leurs deux autres nièces, sœurs de Joséphine Lachapelle et soutenir le jeune ménage Eiffel dans cette période si troublée. Ayant remplacé leurs malheureux parents, ils entourèrent de leur affection la jeune génération qui les surnomma « Petit Oncle » et « Petite Tante ».

Ces deux nièces, belles-sœurs d’Alexandre Marie Eiffel, étaient :

- Françoise Véronique Lachapelle qui, née en 1773, épousa plus tard Jérôme Débarbouiller et, connue en famille sous le nom de « Tante Debar », mourut sans enfants à Boulogne-sur-Seine en 1850. Très attachée à son neveu Alexandre Eiffel (père de Gustave Eiffel), elle l’avait institué son légataire universel. Mais à l’enterrement de sa sœur (la grand-mère de Gustave Eiffel) en 1849, la présence d’eau dans la fosse à la suite d’une pluie d’orage la mécontenta à tel point qu’en ayant rendu responsable Alexandre, elle ne voulut plus le revoir et révoqua son legs en le déshéritant.

- Gabrielle Lachapelle, qui, ayant épousé un certain Morel, eut trois filles devenues couturières à Paris.

 

Un cavalier de l’Empire.

Alexandre Marie Eiffel et Joséphine Lachapelle élevèrent deux enfants :

- Une fille, Eugénie, qui épousa un pharmacien de la rue Saint-Honoré nommé Leroy ; leur fille, Joséphine, mourut célibataire à 24 ans.

- Un fils, François Alexandre Eiffel, né le 10 Pluviôse An III (29 janvier 1795) à Paris, aux Petits Piliers, chez l’oncle Joseph Lachapelle. Ce fut le père de Gustave Eiffel.

Le 22 février 1806 mourut à 49 ans Alexandre Marie Eiffel, le dernier des maîtres tapissiers du nom d’Eiffel, qui demeurait 15, rue Neuve Saint-Eustache ; sa veuve Joséphine, grand-mère de Gustave Eiffel, lui survécut 43 ans et, nous l’avons vu plus haut, s’éteignit à Belleville en 1849. Ainsi s’achevait la tradition d’une famille d’artisans épris de leur métier, dont l’attentive et généreuse émulation avait, parmi tant d’autres, aidé à créer en France la « douceur de vivre » d’avant la Révolution.

Son père disparu, le jeune Alexandre Eiffel, âgé de onze ans, ne s’intéressa guère au travail raffiné de ses prédécesseurs. L’honneur dans la paix cédait à la gloire des armes. Sa famille se résigna et l’autorisa, puisqu’il avait achevé ses études, à s’engager à seize ans sous les Aigles impériales ; c’était en 1811. Il servit dans le célèbre régiment des hussards de Bercheny et participa à cinq campagnes, dont trois en Italie avec le prince Eugène de Beauharnais et le maréchal Macdonald. Il y fut deux fois blessé.

Malheureusement, il ne semble pas avoir, durant cette période, donné beaucoup de nouvelles aux siens ou, du moins, il n’en est rien resté. Son fils lui-même ne parle que succinctement de ces années de guerre. Et, même dans son âge mûr, ce brillant cavalier, soldat modèle rompu à la haute école et aux exercices physiques, dont le personnage aventureux, mais appliqué et aussi très cultivé, nous paraît si attachant, n’en fit jamais le moindre récit.

Licencié de l’armée comme adjudant à la chute de Napoléon, Alexandre Eiffel, alors âgé de vingt et un ans, devint un jeune demi-solde. Non sans regret, il abandonna un grade glorieusement acquis et put s’engager dans les Chasseurs de l’Oise (15ème régiment de chasseurs à cheval de l’armée de la Restauration). Bon sous-officier, déjà un ancien, il fut envoyé de 1820 à 1822 à l’Ecole de cavalerie de Saumur ; il y mena, deux années durant, la vie brillante et facile d’un maréchal des logis distingué et fort bien noté. Présent lors de la conspiration du général Berton en février 1822 et bien qu’il fût toujours – dans le secret – un bonapartiste fervent, il resta fidèle à sa parole de soldat. Il en fut récompensé le 1er janvier 1823 par sa seconde nomination au grade d’adjudant.

L’hiver suivant, les Chasseurs de l’Oise cantonnèrent à Dijon et l’adjudant Eiffel fut chargé d’acheter du bois pour le chauffage du casernement. Il s’adressa à Jean-Baptiste Moneuse, marchand de bois issu d’une famille du Nord qui avait épousé en 1764 à Dijon une bourguignonne, Jeanne Peuriot, de Gilly-les-Cîteaux.

L’ancien hussard du prince Eugène fit ainsi la connaissance de leur fille, Mélanie Moneuse. Il vint souvent la voir ; elle lui souriait. Ce charmant amour amena le mariage des deux jeunes gens, qui fut célébré à Dijon le 23 novembre 1824. Elle avait 25 ans et lui 29.

Mais les parents Moneuse jugeaient préférable pour leur gendre le retour à la vie civile. Alexandre Eiffel devint ainsi le premier secrétaire de M. Rabou, sous-intendant militaire à Dijon, qui le connaissait et l’estimait depuis longtemps et, lorsqu’il prit sa retraite en 1832, lui manifesta sa considération par un certificat très élogieux conservé, avec plusieurs autres dans les archives familiales. Il y signait la bonne moralité, la délicatesse et la loyauté de l’ancien adjudant de cavalerie ; ajoutant que « ses principes politiques, sages et honorables, lui avaient acquis l’estime de ses concitoyens qui l’avaient élu capitaine de la Garde Nationale ».

 

Une femme d’affaires.

Au bout de huit ans de mariage, un fils naquit aux Alexandre Eiffel : Alexandre Gustave Eiffel, venu au monde le 15 décembre 1832, fut baptisé le lendemain en l’église Saint-Bénigne de Dijon. Plus tard, la famille s’accrut de Catherine Marie en 1834 et, en 1836, de Laure Alexandrine.

La retraite de l’intendant Rabou fut la cause, pour Alexandre Eiffel, d’un changement de situation. Il obtint un emploi à la préfecture de la Côte d’Or ; mais ses appointements y étaient plutôt maigres et le commerce de bois de ses beaux-parents assez peu lucratifs.

Il appartenait à Madame Alexandre Eiffel (Mélanie Moneuse) de faire preuve, en cette occasion, d’une initiative alors peu courante pour une mère de famille. Ayant décidé de s’adonner au négoce, elle installa, sur le port du Canal, à Dijon, un commerce de charbons et devint entrepositaire exclusive des mines d’Epinac. La création de hauts-fourneaux en Haute-Marne et d’autres industries dans la région et aussi l’extension de la clientèle locale qui préférait le charbon de bois amenèrent rapidement un accroissement notable de l’activité de leur dépôt. Leurs deux bateaux, « Le beau Gustave » et « La petite Marie » apportaient par le canal la houille d’Epinac qui était ensuite distribuée par de lourds chariots. Bientôt Alexandre Eiffel quitta les bureaux de la Préfecture pour aider sa femme. Ils n’habitaient plus rue Turgot, où vieillissait la grand-mère Moneuse, devenue aveugle. Installés sur le port, ils acquirent en onze ans une large aisance « grâce surtout, écrit Gustave Eiffel, à l’énergie de ma mère et à son remarquable sens des affaires ».

En 1843, s’étant assuré, avec 15.000 francs de rente, le gage d’une vie tranquille, les deux époux vendirent leur fonds de commerce et proposèrent à un de leurs clients, Edouard Régneau, brasseur au « Castel », d’investir des capitaux dans son entreprise tout en louant la partie inoccupée de sa maison, joli petit château du XVIIIe siècle. La brasserie agrandie, fut aménagée dans de vastes communs ; Alexandre Eiffel se chargea de la partie commerciale et de la comptabilité d’Edouard Régneau, qui put ainsi se consacrer davantage à l’exploitation de la brasserie.

Les deux familles s’entendaient admirablement ; leurs enfants, Gustave, Marie et Laure Eiffel grandissaient avec Paul, Fanny et Célestine Régneau, de beaucoup leurs aînés. Gustave Eiffel devait épouser la fille de cette Fanny.

En 1851, Alexandre Eiffel, toujours fidèle aux Bonaparte, adressa au prince Louis-Napoléon une curieuse demande :

« Monseigneur,

J’ai l’honneur d’adresser à Votre Altesse un état en forme, constatant que j’ai servi dans la Cavalerie plus de quatorze années et que, sous l’Empire, j’ai fait trois campagnes d’Italie et reçu des blessures de l’ennemi.

La fortune que j’ai acquise par mon travail me permettant d’élever ma famille, je ne sollicite aucun emploi, mais j’ose supplier humblement Votre Altesse de vouloir bien m’accorder la décoration de la Légion d’honneur, unique objet de toute mon ambition. Je suis, avec le plus profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Signé : Eiffel ».

A cette lettre était jointe une déclaration du comte de Crillon, ancien colonel des Chasseurs de l’Oise, ainsi conçue :

« Monsieur Eiffel Alexandre ayant servi dans le régiment dont j’avais l’honneur d’être colonel, j’atteste que sa bonne conduite y a toujours été exemplaire, que je le crois digne de la faveur qu’il sollicite et que je lui verrai obtenir avec le plus grands plaisir.

Signé : P. de Crillon, Général de Brigade en retraite ».

Est-ce le fait que ce certificat était signé d’un ancien officier de l’Armée Royale, qui portait un nom célèbre depuis Henri IV ? Il ne semble pas que cette démarche, si justifiée fût-elle, ait abouti…

Alexandre Eiffel dut s’en consoler facilement.

C’était en effet un sage, « très dédaigneux dans le secret et très attentif à cacher ce dédain ». D’une vaste culture, il avait réuni une bibliothèque où les œuvres de Berquin voisinaient avec celles de Hugo et des pamphlets contre les Jésuites. « Un homme poli et de bonne société, qui admirait les qualités de sa femme avec une fierté distinguée et ne l’en aimait pas moins ». (Poncetton).

Mais quelle que fût la considération qu’il avait pour son père, Gustave Eiffel, naturellement très attaché dès l’enfance à sa mère, devina bientôt la grandeur de cette femme et accepta avec ferveur sa domination. Dans les nombreuses lettres qu’il lui adressait régulièrement se retrouvent l’intimité et l’affection, mais aussi un tendre respect filial.

En 1865, sur le conseil de leur fils, Alexandre Eiffel et son épouse, déjà âgés, se retirèrent dans leur maison de la rue Victor Dumay, à Dijon. Elle y mourut à 79 ans, le 26 février 1878, et son mari à 85 ans, le 25 septembre 1879 ; ils furent inhumés au cimetière de Levallois-Perret (tombeau Eiffel-Moneuse). Edouard Régneau resta au Castel avec sa fille aînée, Madame Jean-Baptiste Gaudelet, belle-mère de Gustave Eiffel ; il y mourut en 1874.

 

Les enfants d’Alexandre Eiffel et de Mélanie Moneuse.

Nous avons vu précédemment que de leur mariage, célébré à Dijon en 1824, étaient nés trois enfants :

1 – Alexandre Gustave, né le 15 décembre 1832, épousa le 8 juillet 1862 à Dijon Marie Gaudelet, fille de Jean-Baptiste Gaudelet et de Françoise Apolline (Fanny) Régneau. Elle donna le jour à cinq enfants et mourut à 32 ans en 1877 à Levallois-Perret.

2 – Catherine Marie, née le 4 novembre 1834, avait en 1852 fait avec Armand Hussonmorel, minotier de Dôle, un mariage d’amour que son frère, alors âgé de vingt ans, n’approuva guère. « Armand et Marie sont bien jeunes, écrivait-il à sa mère. Je n’ai pas une très bonne idée de cette union si précoce ; trop de jeunesse amène trop de légèreté, un besoin de changement, et la satiété vient bientôt. Et puis je t’avouerai que je n’aime pas les si jolis garçons… ». Ses inquiétudes étaient malheureusement fondées : son nouveau beau-frère mena mal ses affaires et, en 1858, il y eut faillite et condamnation. Gustave Eiffel, toujours généreux, prit Armand comme employé au chantier du Pont de Bordeaux, qu’il construisait alors et l’installa avec Marie, près de lui, à la Bastide. Plus tard, pendant la Commune, Armand Hussonmorel mourut à New York, au cours d’un voyage.

Marie, veuve et sans enfants, se remaria en 1872 avec le docteur Albert Hénocque, ami de son frère qui l’avait connu pendant le siège de Paris. Elle devait mourir à Paris le 28 mai 1901 et son mari le 26 décembre 1902.

Dans sa Notice Biographique, Gustave Eiffel écrit au sujet de cette sœur, à laquelle il fut toujours très attaché : « C’était une femme d’une rare intelligence et d’un grand dévouement. En 1858, quelque temps avant mon mariage, elle m’accompagna à Bordeaux, où je construisais le pont métallique ; plus tard, en 1863, elle revint habiter Clichy aux Ateliers de la Compagnie Générale de Matériel de chemins de fer. Quant au docteur Hénocque, homme d’une extrême bonté et d’une grande science, chargé du laboratoire de Physique biologique au Collège de France, il me fut avec Marie de l’aide la plus précieuse, après la mort de ma femme, dans l’éducation de mes enfants. Si j’ai eu le bonheur de n’en perdre aucun, je le dois à la constante sollicitude d’Albert et de Marie Hénocque, pour lesquels mes enfants et moi-même nous n’aurons jamais trop de reconnaissance. Et c’est avec justice qu’on les appelait Bon Oncle et Bonne Tante ».

3 – Laure Alexandrine, née le 23 mars 1836, s’était marié en 1854 avec Joseph Colin, directeur du Haut-fourneau de Châtillon-sur-Seine. Atteinte d’une grave maladie, elle mourut chez son frère, à Levallois-Perret le 11 août 1864 ; celui-ci en effet, après la fermeture du Haut-fourneau, avait fait une situation dans ses entreprises à son beau-frère, en lui confiant le chantier du pont de Porto en 1875 et la surveillance d’autres travaux. Ayant ensuite acquis une briqueterie à Goussainville, dont les résultats furent peu satisfaisants, Joseph Colin mourut en 1900 à Laignes (Côte-d’Or).

Donnant une nouvelle preuve de son esprit de famille, Gustave Eiffel avait élevé leur fille Jeanne avec ses propres enfants. Celle-ci épousa en 1875 Lucien Dupain, polytechnicien sorti dans le Corps d’état-major qui, professeur à l’Ecole de Guerre, finit intendant général, commandeur de la Légion d’honneur. Leur fils, Raoul Dupain, né à Compiègne en 1876, grièvement blessé en 1914 comme capitaine d’infanterie, termina sa carrière dans la Magistrature militaire. Marié en 1908 à Lucie de la Porte, il en eut trois enfants : Laure, Denyse et Jean, et mourut à Chamalières (Puy-de-Dôme).

 

La carrière d’un ingénieur célèbre.

Dès son plus jeune âge, Gustave Eiffel, dont les parents étaient constamment occupés par leur commerce, avait été mis en nourrice à Courcelles-les-Monts, près de Dijon, puis placé plusieurs années chez la femme d’un plâtrier qu’il appelait « la maman Morel ». Il fut ensuite confié à sa grand-mère maternelle, rue Turgot. Il y voyait souvent son oncle, Jean-Baptiste Mollerat, industriel et chimiste que nous retrouverons plus tard.

Ecolier et bon élève, il fut ensuite interne au Lycée Royal de Dijon. Reçu à la fois aux baccalauréats Mathématiques et Philosophie, il entra en octobre 1850 au Collège Sainte-Barbe à Paris, pour y préparer le concours de Polytechnique.

L’été de 1852 décida de sa vie. Ayant à juste titre de grandes chances d’être reçu, il ne fut qu’admissible. Sa déception fut grande, mais il put entrer à l’Ecole Centrale des Arts et Manufactures, jeune maison privée où le régime de l’externat n’excluait pas une stricte discipline. Le travail était accablant et les congés rares. En août 1855, Gustave Eiffel obtenait son diplôme d’ingénieur (13ème sur 80), avec la spécialité de chimiste conseillée par son oncle Mollerat, bien à tort car il ne s’en servit jamais.

Il fut engagé par un constructeur de machines à vapeur, M. Nepveu, homme assez instable, dont l’affaire ne tarda pas à être reprise par la Compagnie belge Pauwels. Gustave Eiffel y fut chargé du bureau d’études.

Un projet avait été établi par lui pour la construction à Bordeaux d’un pont sur la Garonne, reliant les deux nouveaux réseaux d’Orléans et du Midi. Il fut jugé le meilleur et, en août 1856, le jeune ingénieur était chargé de l’entière direction du chantier, aux appointements de 250 francs par mois, plus une indemnité de 175 francs. Ainsi, à vingt quatre ans, des hommes sages et perspicaces lui laissaient la responsabilité d’une grande aventure où ils jouaient leur fortune et où il risquait sa chance.

Les travaux commencés le 1er août 1858, devaient être achevés avant le 15 juin 1860 et coûter 3 millions de francs. En cinq mois, Eiffel construisit le pont de service avant l’hiver. Début 1859, il s’attaquait aux six piles, dont le fonçage à l’air comprimé par un nouveau procédé qu’il avait mis au point fut terminé à temps malgré les intempéries. Le pont fut inauguré en grande cérémonie et Gustave Eiffel complimenté par les personnalités.

La Compagnie Pauwels le maintint à Bordeaux et le chargea d’étudier et de surveiller la construction de nombreux ouvrages métalliques dans le Sud-Ouest et en Espagne. En 1862, après son mariage, il fut nommé directeur pour la France de la Compagnie, devenue Compagnie Générale de Matériel de chemins de fer.

Survint la crise de 1863, les affaires de la Compagnie déclinaient. En 1865, Gustave Eiffel décida de reprendre sa liberté. Après un voyage en Egypte, il obtint, en janvier 1866, de construire pour l’exposition de 1867 à Paris, la galerie des Beaux-Arts. Et le 11 novembre 1866, il installait à Levallois, près de Paris, un grand atelier de constructions métalliques, rue Fouquet (aujourd’hui la rue Gustave Eiffel, où son habitation existe encore). Les Etablissements Eiffel devenaient, en octobre 1868, la Société en commandite G. Eiffel et Cie.

L’Europe se couvrait alors de chemins de fer et, pour faire franchir aux trains vallées et rivières, il fallait construire des ponts. La maçonnerie demandait du temps et ne pouvait être utilisée que dans des cas limités. Gustave Eiffel fut, comme entrepreneur de constructions métalliques, l’un des génies que suscitait cette époque et probablement le plus grand.

Alors commença pour lui la réalisation de grands ouvrages : 500.000 francs (or) sur les premiers viaducs à piles métalliques de la ligne Commentry-Gannat, dont le centenaire fut fêté en 1969. Puis une série de ponts sur les Chemins de fer du Midi, dont le directeur d’alors, M. Surell, forte personnalité qui avait jugé Gustave Eiffel lors du pont de Bordeaux, lui donnait des références élogieuses.

Mais, en 1870, la guerre éclatait, puis vint le siège de Paris. Le matériel de Levallois avait pu être abrité et ne souffrit, ni des hostilités, ni de la Commune. Eiffel avait envoyé sa famille à Montpellier et entrepris, dans Paris, la fabrication de munitions. Dès l’armistice, il retrouva ses chantiers et la colonie dijonnaise de Montpellier. Il ramena les siens à Paris, mais pour tomber dans les horreurs de la Commune. Enfin le travail reprit à Levallois en juin 1871.

De nouvelles commandes affluaient, le bureau d’études et les ateliers s’accroissaient. 1872-1873 virent naître le viaduc de Thouars, les ponts des Chemins de fer de Vendée, ceux de Jassy, en Roumanie. En 1874, ce furent, entre autres, le pont de Chinon sur la Vienne, le barrage de la Moskowa. 1875 et 1876 virent une série de réalisations : ponts du Jura bernois en Suisse, ceux de la ligne de Gerone en Espagne, la gare de Pesth en Hongrie, et tant d’autres. La grande entreprise de cette période fut le pont-rail sur le Douto à Porto, dit Pont Maria-Pia ; cet ouvrage en arc était le plus audacieux d’Europe et inaugurait de nouvelles techniques.

Malheureusement, à la veille de son achèvement, Gustave Eiffel perdait, coup sur coup, sa femme, puis ses parents. Au sortir de cette tourmente, durement frappé puisqu’il restait veuf avec cinq enfants, il fit front et se replongea dans un travail acharné. Et de nouveau la réussite éclatante de sa technique : armature de la statue de la Liberté à New York, coupole de l’observatoire de Nice sur flotteur annulaire, écoles, usines, grands magasins dont c’étaient les débuts, et toujours des ponts : en Portugal, en Espagne, en France : Bergerac, Cazères, Cubzac, la Tarde. Et en Cochinchine, 4.600 tonnes de ponts en fer expédiés de Levallois.

Enfin, ce fut l’œuvre la plus hardie de cet homme hardi. Le viaduc de Garabit, lancé en 1884, portant les rails du réseau du Midi (ligne Béziers-Neussargues) à 122 mètres au-dessus de la Truyère : pont de géants, d’apparence si fragile, qui, sous le poids du train d’essai de 500 tonnes, s’abaissa à la clef des 15 millimètres prévus. Tel était l’aboutissement des trente ans de méditation mathématique d’un grand ingénieur qui, audacieux mais réfléchi, ne se trompait jamais.

 

La Tour Eiffel.

Cet ouvrage célèbre, qui fit connaître à toute la terre le nom d’Eiffel, n’était cependant, à ses yeux, que le « chef-d’œuvre » des bons ouvriers d’autrefois. Depuis longtemps, les hommes espéraient, grâce au fer, reprendre le vieux rêve de la tour de Babel. Tous jusque-là, en dernier lieu à Londres et à Philadelphie, avaient échoué.

En 1884, Gustave Eiffel proposa, pour l’exposition de 1889, de construire une tour en fer de 300 mètres, pesant seulement sept mille tonnes et coûtant huit millions de francs. Après examen par une commission technique, le projet fut accepté, non sans les critiques de quelques illustres personnages de l’époque, et implantée sur le Champ de Mars. Commencée le 28 janvier 1887, les travaux étaient achevés le 31 mars 1889, sans aucun accident. Eiffel, entouré de ses proches collaborateurs, Nouguier et Koechlin, planta lui-même le drapeau français au sommet. Les ascenseurs, conception alors nouvelle, offraient toute sécurité. Le 10 juin 1889, la Tour reçut vingt trois mille ouvriers.

A peine achevé, l’édifice, dont la Société de la Tour Eiffel qui avait financé la construction avait l’exploitation pour vingt ans, fut mis à la disposition de la recherche scientifique : liaisons militaires optiques, projecteurs, études sur la résistance de l’air et la météorologie. Ce monument d’apparence plutôt publicitaire, conçu pour une Exposition, fut toujours, aux yeux d’Eiffel, un laboratoire géant. Et c’est là que le général Ferrié installa les premières liaisons par T.S.F. grâce auxquelles, en 1914, la France communiquait en morse avec le monde entier.

 


La découverte.

Lorsque Ferdinand de Lesseps, le créateur du Canal de Suez, proposa en 1879 de franchir l’isthme de Panama grâce à un canal à niveau, Gustave Eiffel avait jugé ce projet irréalisable et préconisé un canal à écluses. Huit ans plus tard, la Compagnie du Canal de Panama, en butte à d’innombrables difficultés dans le percement de l’isthme, fit appel au grand ingénieur pour reprendre l’entreprise générale et continuer les travaux.

Eiffel s’attela à cette tâche. Mais la faillite retentissante de la Compagnie et le scandale qui en résulta ne lui permit pas de la poursuivre. Les Américains tinrent cependant à graver son nom, à côté de celui de Lesseps, à l’entrée du canal actuel, pour reconnaître la qualité du type d’écluses qu’il avait prévu et dont ils s’étaient inspirés.

A ce moment, Gustave Eiffel avait soixante trois ans, l’âge où bien des hommes aspirent à la retraite. Tout au contraire, il va commencer une seconde existence, une nouvelle carrière. Et la Tour qu’il a construite va servir de support à ses recherches.

Il entreprit une série de travaux admirables sur l’aérodynamique, dont il fut l’un des créateurs. A plus de soixante dix ans, il commença ses premières recherches expérimentales sur la résistance de l’air. En 1909, il installait au Champ de Mars son premier laboratoire aérodynamique qui, au moment où les premiers vols de Farman, Blériot et Wright enchantaient les esprits, allait lui permettre d’établir des méthodes d’essai pratiques et sûres, touchant les modèles d’avion. La première « soufflerie » était née.

De 1909 à 19211, on y fit plus de cinq mille expérimentations. « Les expériences de laboratoire, écrivait Eiffel, permettent de substituer, dans la construction des aéroplanes, la science de l’ingénieur au flair du constructeur qui peut amener à des trouvailles, mais expose aussi à bien des mécomptes. Les essais d’appareils nouveaux sur aérodromes sont troublés par le vent qui apporte des causes d’erreur ; les expériences de laboratoire sont, au contraire, faciles en tout temps et varient de toutes manières au gré de l’expérimentateur ».

Des raisons administratives ayant contraint Eiffel à quitter le Champ de Mars, il établit un second laboratoire aéronautique 67, rue Boileau, à Auteuil. Celui-ci fut inauguré officiellement le 19 mars 1912. « L’idée que j’ai toujours préconisée, dit alors Eiffel, qu’on peut de l’essai d’un modèle conclure les conditions de vol d’un aéroplane, trouve ici une éclatante confirmation. Les différences entre les coefficients obtenus, à vitesse égale, avec des modèles d’aéroplanes et des aéroplanes en vraie grandeur, sont désormais négligeables. On pourra faire entrer l’art de l’ingénieur, basé sur des faits d’expérience, dans l’étude raisonnée d’un appareil d’aviation ».

Les travaux scientifiques de Gustave Eiffel furent l’objet de nombreux éloges : Académie des Sciences, Société des Ingénieurs Civils de France, Smithsonian Institution des Etats-Unis, etc.… L’Aéronautique allemande, à la veille de la guerre de 1914, fit traduire ses ouvrages sur la résistance de l’air. Les formules d’Eiffel, devenues classiques, permirent à la Société Bréguet de construire le monoplan de chasse L.E. qui ne fut prêt que trop tard…

A quatre vingt huit ans, Gustave Eiffel avait résumé ses travaux sur l’hélice aérienne dans un dernier livre. Il passait encore, tous les jours, quelques heures à son laboratoire. En 1920, toujours sage et clairvoyant, il décida de céder le laboratoire d’Auteuil au Service Technique de l’Aéronautique. M. Flandrin, le Ministre d’alors, lui témoigna officiellement la reconnaissance du Gouvernement français.

L’effort et l’action, dans l’esprit comme dans le corps, car c’était un grand sportif, furent toujours nécessaires à Gustave Eiffel. C’était pour lui un aliment de l’âme. Jamais il ne connut cette bassesse des faibles et des lâches : l’abandon. Et c’est en pleine activité intellectuelle et spirituelle qu’il mourut à quatre vingt onze ans, le vingt sept décembre 1923, laissant à ses descendants un inoubliable exemple.

Jacques PAUL, « Origine d’une famille ».

 

Gustave Eiffel a eu cinq enfants :

1 - Claire, mariée à Adolphe Salles, dont descendance,

2 - Laure, mariée à Maurice Lregrain, dont descendance,

3 - Edouard, qui est à l’origine des Eiffel de Bordeaux, qui vont être évoqués ci-après.

4 - Valentine, mariée à Camille Piccioni, dont descendance.

5 – Albert, marié à Lucie Delpue. Sans postérité.

 

Les Eiffel de Bordeaux.

 

C’est d’eux que datent les rapports privilégiés qui vont unir nos deux familles amies.

Permettez-moi d’évoquer quelques faits marquants.

Dès qu’Edouard Eiffel s’est établi à Vacquey, mon arrière-grand-père, Léopold Flinoy, s’est empressé d’acheter le domaine de Milon, à Salleboeuf, (il l’a payé 16 755 francs or) pour s’approcher de son nouvel ami. Et quand Edouard vint à Bordeaux, il a acquis le 35 cours du Pavé-des-Chartrons… à une centaine de mètres de mon ancêtre qui, lui, habitait au 23. Tous les deux avaient une passion dévorante pour les meubles anciens et les objets d’art. Ils ont passé une partie notable de leur vie, toujours ensemble,  à piller les brocanteurs, les antiquaires et les salles de vente de la région. Ils ont ainsi acquis deux collections exceptionnelles qui constituent encore – cinq  générations plus tard - malgré les partages et les vicissitudes, les plus belles pièces de nos environnements familiaux.

Puis, c’est ma famille toute entière qui a voué une respectueuse et immense reconnaissance à sa fille Marie-Louise. Car par son affection et ses bonnes paroles, elle a su maintenir « la tête hors de l’eau » et  donner la joie de vivre à notre pauvre tante Angèle Boué, victime de toutes les cruautés de la vie.

A la génération de mes parents, j’évoquerai Jacques Eiffel et « tante » Edith. Jacques exigeait que je l’appelle par son prénom et que je le tutoie. Pour le gamin que j’étais (je devais avoir cinq ou six ans) c’était terrifiant. Une fois je l’ai vouvoyé et il a menacé gentiment  de me tirer les oreilles. Ce ménage était très lié avec mes parents et chaque fois qu’ils en avaient la possibilité ils venaient les voir rue Ferrère. Après les politesses d’usage, Jacques  me rejoignait, et à quatre pattes, ont jouait ensemble avec mon train électrique ou à la guerre. C’était un mauvais stratège car mes soldats de plomb  gagnaient toujours la bataille. Un jour, il s’est écroulé en larmes à mes côtés. Les parents se sont précipités pour le consoler. Bien plus tard  j’ai enfin compris son drame : Il jouait avec moi, comme il aurait tant voulu jouer avec le fils qu’il n’a pas eu le bonheur d’avoir.

A cette génération, il y avait aussi ma mère et les tantes d’Odile. C’étaient de véritables pipelettes, des langues de vipère. Elles se voyaient souvent, chez l’une, chez l’autre, ou au café : celui qui se trouve cours de Verdun, face à la rue d’Aviau. Elles parlaient, sans écouler les autres, tant elles avaient de potins à évoquer. Parfois, pour les rendre plus intéressants, elles ajoutaient des détails qui n’avaient jamais existé. De retour, elles se précipitaient sur le téléphone pour annoncer aux amies les joies et les drames  qui forment le lot quotidien de notre vie.

Je connais Odile et son malheureux frère Antoine depuis notre plus tendre enfance. Nous avons grandis ensemble. Nous nous sommes mariés chacun de notre côté mais  nous sommes restés très proches. J ’ai donné aux Larnaudie Bertrand, mon fils, en filleul,

Aujourd’hui, je pense avec nostalgie à ces rapports exceptionnels qui sont faits d’estime, de confiance et d’amitié sincère ; rapports qui n’ont jamais été souillés, ne serait-ce qu’un instant, par le moindre coup de griffe, le plus minuscule nuage, mais qui, hélas, ne franchiront pas le seuil d’une nouvelle génération, la sixième. Ils  s’arrêteront là. Pour toujours !

C’est pour marquer cette remarquable amitié, que les Eiffel de Bordeaux sont mentionnés dans notre généalogie familiale. Plus que tant d’autres ils y ont leur place.

H.A.