Appendices Danglade

 

 

LES TILLOLIERS[1]

 

 

 

A l’origine, nos ancêtres sont de pauvres tilloliers, puis maîtres-tilloliers. Mais qu’était ce métier, aujourd’hui disparu, qui ne figure plus sur aucun dictionnaire ?

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Un coin pittoresque du vieux Bayonne : la rue des Cordeliers. Vers le milieu, une imposante maison de pierre et, sur sa blanche façade, une plaque : Ici est né le 4 septembre 1730, le poète populaire bayonnais, Pierre Lesca, auteur du Chant des Tilloliers (1730-1807).

Plus loin, à l’angle d’une voie latérale, encore une plaque : rue Pierre-Lesca.

D’où vient cette double consécration ?

Lesca est un poète que deux traits suffisent à caractériser : Il est essentiellement gascon et bayonnais. Né dans ce quartier populaire et aussi populeux, du Petit-Bayonne, il est artisan tonnelier comme son père. Son enfance et sa jeunesse s’écoulent dans ce milieu mouvant et coloré, où il coudoie journellement tâcherons, marins et tilloliers.

Gascon, il use uniquement dans ses rapports, de notre vieille langue. Il en possède toute la finesse, toute la truculence, toute la saveur primesautière. N’oublions pas, d’ailleurs, qu’à cette époque, le gascon est le langage courant de la population[2]. Le français, s’il est devenu la langue officielle, reste cantonné dans certains milieux administratifs et haut bourgeois.

Lesca est essentiellement bayonnais. Du Bayonnais, il a le don de l’observation, le sens critique, mais aussi la sensibilité, une gaieté de bon aloi, l’humour, la malice, parfois la causticité.

Et tandis que son maillet frappe dur sur les douves récalcitrantes, il compose ses poésies, sur de vieux airs qu’il se remémore. Son œuvre est assez étendue. Elle effleure tous les sujets. On y trouve, en larges touches, un reflet de la vie courante, dans ce milieu qu’est le monde du travail.

Mais sa pièce maîtresse est, sans conteste, le Chant des Tilloliers.

Écoutez-le :

 

Abets-bous bis lous tilholès

Quant soun brabes, hardits, lauyès ?

Hesen le promenade

En tiran l’abiroun

Tout dret au dou patroun.

Quen soun estats deban Pellic,

Moussu lou Coumte lous a dit :

« Un couple de pistoles,

Mes enfants, seront bonnes

Pour boire à ma santé.

Vive le Tillolier !

 

et traduit en français :

 

Avez-vous vu les tilloliers

Combien ils sont vaillants, hardis, légers ?

Ils font la promenade vers Peyrehorade,

Tirant l’aviron

Et réglant leur cadence sur celle du patron.

Quand ils furent devant Peillie,

Monsieur le Comte[3] leur a dit,

Un couple de pistoles.

 

Ce chant des tilloliers, devenu si populaire, a eu l’honneur de figurer dans le Recueil des vieilles chansons françaises que Maurice Bouchor édita à l’usage de nos écoles. Mais, comme ses compagnes, il avait été francisé.

 

Les bateliers sont gens heureux

Toujours gaillards, jamais peureux,

Les bateliers sont gens heureux,

Allons les voir jouter entre eux.

 

De sorte, qu’au début du siècle, époque où l’œuvre de Maurice Bouchor était devenue le bréviaire musical de tous nos établissements primaires, le Chant des Tilloliers, s’il avait conservé sa modulation et son rythme, se chantait en français, même en ces lieux où il est né.

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La tillole[4] est utilisée à Bayonne dès le Moyen âge. Le livre des Établissements en fait foi. La corporation des tilloliers ou pêcheurs d’eau douce, est l’une des plus nombreuses de la ville.

Les tâches du tillolier sont toujours variées. Il est, d’abord, pêcheur, mais, en outre passeur, transporteur, maître baigneur. Il vit en bons rapports avec ses voisins, ses clients, ses camarades. Il est attaché à une sainte vie familiale.

Le travail d’abord, c’est-à-dire avant tout, la pêche : pêche à la cordée, pour les poissons de fond, l’anguille et la plie, la tillole étant ancrée au milieu de la rivière, mais surtout pêche au filet, du muge ou mulet, du saumon, de l’alose.

A cette époque, nos cours d’eau sont très poissonneux. Les déchets industriels et les déversements d’égouts n’ont pas encore pollué leurs eaux. Les fonds sont peu vaseux. Une épaisse végétation les couvre par endroits, constituant un milieu des plus favorables à la croissance et la reproduction des poissons.

Le saumon était si abondant que les garçons de ferme, qui s’abouchaient à un nouveau patron, pour offrir leurs services, demandaient à ne pas être nourris de saumon plus d’une fois par semaine.

Puis le tillolier est passeur, transporteur. Oh ! petit transporteur, c’est entendu. Son bateau est de trop faible tonnage et le périmètre de ses activités ne peut s’étendre au loin. Mais la vapeur n’étant pas encore née, toutes les transactions se font par terre et par eau. Par terre, c’est la voie Paris-Madrid, traversant Bayonne selon son axe médian, qui concentre sur ses abords les maisons de négoce et leurs dépôts. C’est la grande route des voyageurs et des diligences.

Mais, sur les quais de ces deux rivières, bourdonne une incessante activité. Vins et cidres, huiles, blés, bois, résines et autres produits de la terre voisinent avec tout ce qu’engendre une fabrication artisanale, réputée pour sa qualité et son bon goût. De nombreux magasins et entrepôts les abritent. Les chais de Mousserolles sont en pleine extension.

Bayonne, comme le dit A. Tournier, est, à ce moment, une petite Venise. Bateaux de toutes formes et de toutes dimensions sillonnent ses eaux. Et, dans cette flottille aussi variée que mouvante, c’est la tillole qui est reine.

Mais si la semaine compte beaucoup de jours de travail, elle a aussi un jour de repos : le dimanche. Le repos dominical, le tillolier l’observe scrupuleusement. Vêtu de ses habits des grands jours (sa tenue de travail consistant en une blouse serrée à la taille par une ceinture, une culotte courte s’arrêtant aux genoux, un large béret, des sabots....), vêtu donc de ses plus beaux habits, il assiste à l’office du matin. Puis, après le repas, pris en commun dans la grande cuisine familiale, si le temps le permet, il reprend la rame pour emmener tous les siens à la campagne. On entasse quelques provisions pour le repas champêtre de l’après-midi, sans oublier une belle nappe blanche qu’on étendra sur l’herbe, en un coin ombreux et accueillant. La cracade (c’est ainsi qu’on nomme ce que nous appelons aujourd’hui le goûter) a toujours été en honneur chez les Bayonnais. Dans certaines corporations, encore au début de ce siècle, la cracade se faisait traditionnellement le lundi.

Mais il y a aussi, le long des rives, de nombreuses auberges, des guinguettes, aux abords verdoyants, renommées pour leur cuisine ou leur bon vin. On s’y arrête volontiers, d’autant plus que des quilliers se trouvent souvent dans leurs dépendances. Et, tandis que les robustes bras de nos tilloliers vont s’exercer à lancer étroitement les boules pesantes sur les trois quilles alignées dans le fond, dames et « gentes damoiselles » iront s’asseoir sous la tonnelle pour entamer une attrayante partie de cartes, de loto ou de domino.

Le retour au logis s’effectuera à la nuit tombante au milieu des rires et des chansons. On s’interpelle, on se lance, de bord à bord, de joyeuses invectives, on échange de gais propos.

Et la journée s’achève dans la paix retrouvée du « home familial ».

Les jours de fête, fêtes patronales ou officielles, fêtes religieuses ou fêtes profanes, sont jours de liesse pour le tillolier. Il y a aussi les fêtes nautiques auxquelles il participe avec toute l’exubérance, toute la fougue, toute la spontanéité qui constituent le fond de son caractère. Ce jour-là, la tillole est enjolivée de banderoles et de guirlandes. Ses couleurs vives rafraîchies s’allient aux ornements dont on la pare. Il y a des joutes passionnées, entre clans et entre quartiers, dont les rivalités s’éteignent dans l’allégresse générale qui salue les vainqueurs. Il y a, enfin, les diverses attractions qui les accompagnent depuis le jeu de l’oie et le mât de cocagne, jusqu'à la course aux canards, etc...

Le milieu du XIXe siècle va sonner le glas de la tillole. Vers 1860 on n’en voit plus guère que quelques carcasses noircies pourrissant dans l’anse ou l’estuaire qui leur a servi de refuge. La tillole est remplacée par le moderne couralin.

Et maintenant, tournons-nous vers le présent pour y trouver quelques réminiscences.

D’abord au sujet du Chant des Tilloliers qui fut longtemps, comme nous l’avons dit, l’hymne populaire bayonnais. Il est resté vivant : il n’a pas disparu. Mais il a retrouvé sa place au répertoire des sociétés musicales et des établissements scolaires. Il a repris sa forme initiale et se chante en gascon.

Raymond Sousbielle raconte : « Je passais dernièrement au voisinage d’une école primaire, à l’heure où les enfants, groupés dans la cour, lancent à pleins poumons un de ces airs entraînants, destinés à préparer leur esprit et leur cœur au travail, dans une ambiance de sérénité et de joie. Et c’est avec plaisir que j’ai reconnu, dans ces voix juvéniles, le « Chant des Tilloliers », exprimé avec sentiment, nuancé à souhait et que nos arrière-grands-pères (nos are-papouns comme on dit en gascon) n’eussent pas désavoué ».

Ces fameux tilloliers ont-ils entièrement disparu ? Non, car ils renaissent au moment des fêtes traditionnelles de Bayonne. Et, s’ils ont abandonné, pour la circonstance, le bateau et la rame, ils en ont cependant gardé la turbulence native, ce besoin de mouvement, d’exubérance, et de vie qui était leur nature même.

Vous n’ignorez pas, qu’à l’occasion de ces fêtes, des bandes joyeuses se créent, uniquement recrutées parmi la jeunesse, pour donner aux rues et places de Bayonne une note animée et pittoresque. Parmi ces nombreuses bandes, la plus remarquée, la plus dynamique et, partant, la plus sympathique, est celle des Tilloliers.

Née, aux alentours de la maison de Pierre Lesca, elle a entrepris de répandre, par ses chants, ses danses, ses joyeuses farandoles, un certain renouveau du passé. Cheveux au vent, un foulard bariolé autour du cou, légèrement vêtus, jeunes gens et jeunes filles, se tenant par la main, exécutant des rondes, s’efforcent de donner à leurs évolutions un plaisant caractère d’entrain et de grâce.

Vous n’ignorez pas, enfin, qu’à l’occasion de ces fêtes traditionnelles, une affiche de propagande est mise au concours, affiche qui, répandue à des milliers d’exemplaires, ira partout en annoncer l’ouverture. Celle de 1968, qui a été primée en tête de trente et quelques autres, est l’œuvre de l’excellent artiste bayonnais, A. Saez. Or, que voit-on, en exergue, sur cette affiche ? Un accorte et sémillant tillolier aux vêtements simples, mais colorés. Dans un geste souple et gracieux, il lance un vibrant appel aux tilloliers, ses frères. Holà ! leur crie-t-il. Accourez. En avant, fifres et tambourins. Tous à la joie. La fête commence !

 

la corporation des tilloliers

 

La corporation des tilloliers pêcheurs de Bayonne, dont, nous le rappelons, un nombre importants de nos aïeux et de leurs alliés ont été membres, était l’une des plus nombreuses : elle a pris son nom d’une embarcation dont la forme était spéciale à la ville de Bayonne. La corporation était déjà connue au Moyen âge sous le nom de tilloliers.

On trouve, en 1526, des délibérations de la Compagnie, des ordonnances du Corps de la ville, des requêtes des tilloliers adressées au maire ; et des ordonnances de Lalande, lieutenant général de l’Amirauté, relative à leurs privilèges et à l’exercice de leurs professions.

Le 6 septembre 1779 ils soumirent de nouveaux statuts à l’homologation desquels la Chambre de Commerce de Bayonne s’opposa énergiquement.

En 1781, un titre de tillolier des estacades est délivré à Mathia Casenave.

Voici quel était en 1782, le mobilier de la compagnie, pris en charge par les patrons et claviers à leur entrée en fonctions : Un calice, une patène, une paix dans son étui, deux paires de burettes, le tout d’argent ; plus l’étui du calice, celui de la lampe, 8 cierges de cire blanche dans une boète. - Les privilèges ou anciens statuts de la dite corporation, contenant 35 feuillets de parchemin. - L’expédition en parchemin du nouveau statut de 1770, etc. ainsi que des actes, sentences et arrêts confirmatif d’homologation d’iceux en 35 pages écrites et reliées en parchemin ; les figures et tilloles des cierges. - Les deux moules en fer servant de modèle pour les mailles des filets. - un livre de bois (?) contenant les articles qu’on proposait anciennement à ceux qui voulaient entrer dans la compagnie, les dix articles en gascon et en lettres gothiques, les ciris ou cierges de la même compagnie - le présent livre, un trous(s)eau de vieux papiers dans un coffre, et les traductions faites par l’ordre des anciens statuts et autres pièces de la compagnie, par feu Moracin, traducteur, pris d’office à cet effet.

Le 3 mars 1789, Dominique Laborde fut élu pour représenter les tilloliers à l’assemblée du Tiers-Etat, tenue à Bayonne pour la rédaction du cahier des doléances.

La Compagnie des Tilloliers se réunissait dans le cloître du couvent des Cordeliers.

 

La tillole de l’Adour

 

La tillole est un petit bateau, long de 5 à 6 mètres environ, particulier à Bayonne. Il est pointu à l’avant, arrondi à l’arrière, parfois élargi par un bordage qui permettait de ramer à deux avirons, debout, en regardant vers l’avant, en un mouvement qui faisait que les bras se croisaient sur la poitrine, et non d’un seul côté, à la manière des gondoliers de Venise, comme on le fait dans le chaland, tout déporté à babord à cause de l’étroitesse de l’esquif ; car on rame et gouverne à tribord (cf. stirboard, côté du gouvernail).

Les tilloles semblent avoir été très nombreuses sur les eaux du Vieux Bayonne. Mais nous doutons qu’elles aient pu servir à des transports de marchandises importants et lointains. Elles devaient être utilisées à de petits déplacements dans un port grouillant de bateaux, ou pour la pêche, comme plus tard, les couralins.

 

 

D’où vient leur nom ? On le retrouve encore vivant dans le bassin d’Arcachon. Si le bois de chêne a pu donner son nom au couraou et au couralin, celui de pin à la pinasse, on ne voit pas comment le bois de tilleul aurait pu être employé dans la construction des bateaux.

Alors, doit-on rapprocher ce nom de « tille » et de « tillac » ? L’opinion la plus courante - et la plus plausible - l’apparente à ces termes, déjà en usage dans la batellerie, (« Tille », compartiment à l’avant ou à l’arrière d’une barque. « Tillac », pont allant d’un bout à l’autre du bateau). La tillole est morte vers 1860. Le couralin, venu probablement de la Gironde où il existe encore, semble l’avoir remplacée.



[1] - Sources :  Ducéré, « Dictionnaire Historique de Bayonne » ; Thèse de Mme Josette Poutet, p. 323 ; Raymond Sousbielle, « Les bateaux de l’Adour : Tilloles et tilloliers » ; A. Tournier, « Les bateaux de l’Adour » dans le Bulletin n° 61 de la Société des Sciences, Lettres et Arts de Bayonne.

[2] - Alfred Lassus précise : il ne faut pas oublier que des Basques habitaient aussi à Bayonne et qu’il n’y avait pas que des Gascons. Les activités liées au commerce et à la mer attiraient des personnes venant de diverses provinces de la France et même de l’étranger. Ainsi, il en venait du Béarn, du Dauphiné, de Bretagne, de la Provence, de l’Auvergne. Des Hollandais ont fondé des familles devenues importantes et bourgeoises, et même liées à des familles nobles. Il est certain que des personnes ont continué à parler le gascon comme d’autres ont parlé la langue basque. Une autre petite remarque permet de relativiser cette question : le chapitre de l’Eglise cathédrale de Bayonne était composé de 12 chanoines dont 6 devaient être Basques. Au décès de l’un d’eux qui était Gascon, un Basque fut nommé pour le remplacer. Cette nomination entraîna une protestation des chanoines non Basques. Par ailleurs, parmi les échevins de la ville de Bayonne, il y en avait toujours qui avaient des noms basques.

A mon avis, il n’est pas très juste de dire que le gascon était le langage courant de la population de Bayonne.

[3] - Il s’agit du comte de Gramont, gouverneur de Bayonne.

[4] - S’écrit aussi tilhole.