LE COLONEL BRUSAUT
Maïten m'ayant demandé d'écrire ce que je sais de Pierre et de sa carrière, je commence aujourd'hui à vous en parler, finirais-je un jour ?
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Le 14 avril 1902, Marthe Gisclard, 19 ans, et son époux Cazimir Brusaut eurent un fils, Pierre Jules Marie Paul Victor.
Le jeune ménage resta peu de temps à Auch (Gers), Cazimir ayant été nommé à Aurillac (Cantal).
Petite enfance sans histoire. Études au lycée de la ville jusqu'à l'âge de 10 ans environ. Déjà doué pour le dessin et la caricature, Pierre ne manque pas, dès sa première jeunesse, de faire les caricatures de ses professeurs, et dès cette époque là, il fut passionné par l'armée : croquis de soldats, de la revue du 14 juillet, etc. Le tout, dessiné avec chic et talent. C'est à Aurillac qu'il fit sa première communion après s'être confessé, mort de honte, avouant avoir volé un pruneau dans l'étalage d'une épicerie !
Vers 1912, départ pour Bourges (Cher) pour peu de temps ; deux ans peut-être ? Puis Évreux (Eure). Mes beaux-parents habitaient une villa en bordure de la ville et près de la superbe forêt. Toutes les heures libres voyaient Pierre et ses camarades jouer aux soldats dans les carrières et dans la forêt.
A 16 ans, bachot (oral à Caen) et mon beau-père fût nommé à Bordeaux. L'installation devant se faire en cours d'année, on installe Pierre à Castres (Tarn), chez ses grands-parents, pour y entrer en classe de Math-Elem. Pierre y fut un brillant élève mais, devant en cours d'année rejoindre ses parents à Bordeaux, le lycée de Bordeaux ne suivant pas le même programme de math. que celui de Castres, il ne put suivre et passa en classe de Philo. Admissible en juin, il devait passer l'oral en septembre mais il fut frappé par la grippe espagnole, fléau de l'époque et ne put se présenter. Alors que faire ? Pierre aurait aimé être marin, impossible à cause de sa myopie. L’École de Santé Navale étant à Bordeaux, il se résigne à être médecin de la marine et il s'inscrit, il suit les cours de P.C.N. (Physique, Chimie, Sciences naturelles), espérant pouvoir se présenter en juin à l'oral de Philo. et à l'examen du P.C.N. Refus de la Faculté : "votre bachot d'abord", d'où un an de perdu, ce qui le désola. C'est alors que sa tante Marie (Madame Saillard née Meynier), lui dit : "En un an tu peux présenter Saint-Cyr, tu es plus fait pour être officier que médecin, entre en Corniche à Bordeaux". Conseil suivi et, en 1921, Pierre reçu, commence sa carrière militaire.
A cette époque, son oncle, le général Meynier, commandait un régiment de chars à Maubeuge, et il dit à Pierre : "En sortant de Cyr, va dans les chars, c'est l'arme de l'avenir". Pierre décida donc de choisir les chars, ce qui lui fut accordé car il était sorti 99e ou 101e sur 335.
Un an à Versailles. École des chars avec Jacques Betbeder. Ils y ont fait, et leurs études ad hoc, et une noce parfaite...
Après un an, les deux amis furent nommés au régiment des chars d'Angoulême. Petite vie de petite ville ; rien d'exaltant, mais si décevante que Pierre doutait pouvoir tenir le coup... dans l'armée, lorsque le ciel fit se révolter Syriens et Druses. On demandait des volontaires. Pierre, ravi, fit acte de candidature, et en route pour les terres du Levant.
A peine à Damas, Pierre fut atteint d'une terrible dysenterie amibienne. On a voulu le rapatrier en France et il s'est débrouillé pour rester, en disant : "Je ne reviendrai jamais avant d'avoir été décoré de la Croix de guerre !". Il a lutté contre la maladie, a fait partie des colonnes destinées à libérer le djebel druse. Pour la prise de Soueida, il est resté huit heures dans son char (un tout petit engin, 4 chevaux Renault. Il y avait la place pour le chauffeur et l'officier, qui, debout dans la tourelle, tirait au canon). Il pouvait à peine bouger. C'est au cours du combat, que le canon de Pierre a éclaté, lui faisant... éclater le tympan, oreille droite.
Après Soueida, départ pour Salkhad où seul un miracle l'a sauvé. Son char (en queue de colonne) a eu une panne. Le chauffeur est descendu pour réparer et Pierre a dû se défendre en tirant avec son mousqueton alors que les ennemis allaient les encercler. C'est alors qu'un camarade d'un autre char s'est aperçu que Pierre n'était plus avec eux. Il a fait demi-tour et, à eux deux, ils ont réussi à faire fuir les Druzes. Le char réparé, ils ont regagné Salkhad. 1ère citation à la prise de Soueida.
Les chars se sont rendus ensuite à Damas pour défendre la ville attaquée depuis la Goutta (l'oasis). Vie étonnante où on dansait dans la ville ; où on allait se battre à la Goutta. La vie ou la mort !
Puis, révolte d'Hama au nord. La section de Pierre fut désignée pour rétablir l'ordre. 2ème citation qui aurait dû être la 3ème sans l'animosité du lieutenant Marrot qui commandait l'unité. C'était un ancien sous-officier ayant gagné ses galons en se battant en 14-18. C'était un primaire haïssant les Saint-Cyriens, pour lui, des snobs. Après une action victorieuse du char de Pierre, il a proposé le chauffeur du char pour une citation, refusant de proposer Pierre qui était dans le même engin et qui le commandait.
A Hama, luttes habituelles. Mais la dysenterie de Pierre s'aggrava tellement qu'il dut être évacué par train sanitaire, atteint d'une péritonite qui faillit l'emporter. Pierre fut hospitalisé à Alep. A peine remis, et le séjour de trente mois écoulé, la relève était classique, retour en France.
1927. C'est alors que l'oncle Octave conseille à Pierre : "Puisque tu as soif d'agir, je te ferai nommer à la tête de la Compagnie d'autos spéciales de Colomb-Béchar (confins algéro-marocains)". Mais le choix se fera parmi les officiers stagiaires du cours des Affaires indigènes. Pierre se fit alors inscrire à ce cours situé à Alger. Vers novembre-décembre, on le nomme donc à Colomb-Béchar pour y remplacer le commandant Debenne en permission avant une autre mutation. C'est alors que Pierre commanda la Compagnie d'autos spéciales qui franchit le désert de la Saoura qui n'avait jamais connu de véhicules à moteur. Arrivé à Tabel-Bala, puis retour à Colomb-Béchar pour y revoir... Debenne, qui lui dit : "Je compte rester ici encore un an car cela me fera inscrire au tableau d'avancement, alors je vous garde, mais c'est moi qui commanderai les missions. Vous, vous garderez le dépôt". Pierre a alors dit : "Je veux bien rester sous vos ordres si c'est pour y accomplir les missions sinon je demande à regagner le cours des Affaires indigènes". Ce qu'il fit.
Vers le 10-15 janvier nous nous sommes connus. Il paraît qu’il décida tout de suite de m'épouser. Moi, non. Je ne m'emballais pas comme cela et puis je voyais bien qu'il me faisait la cour : était-il sincère ou coureur ? vers la fin février, à l'hôtel Saint-George, en dansant, il me demanda de venir me voir à la maison, et pour cause... l'idée d'avoir à m'engager m'affolait, en plus je voulais réfléchir. Nous ne nous sommes fiancés que les premiers jours de mars.
Ceci dit, Pierre était un peu embêté à la perspective d'être officier de renseignements en Algérie où il n'avait rien à faire étant sous les ordres de l'administrateur civil. Heureusement, vers le mois d'avril, on proposa à ceux qui le voudraient d'aller au Levant. Proposition aussitôt acceptée par Pierre et par moi. Pour commencer, trois mois de permission. Nous nous sommes mariés le 29 juin et avons embarqué le 2 octobre. Voyage exceptionnel. Une trentaine de jeunes officiers à bord du "Pierre Loti". Escales à Naples, Athènes, Constantinople, Smyrne, Rhodes, Chypre et Alexandrie. Heureux, joyeux, touristique.
Pierre était très beau : "Le beau Brusaut" disait-on à Saint-Cyr. Beaucoup de chic. Long, mince. A Damas, on l'appelait "Sloughi". Ici, je transcris les notes que lui avait données le général Langlade pour appuyer sa demande pour aller à l’École de guerre anglaise : "Officier supérieur dont la vivacité d'esprit et l'intelligence n'ont d'égales que la maîtrise de soi-même et le tact infini. Très bien élevé. Très belle silhouette, très cultivé, parle anglais. Candidat qui peut avoir des candidats égaux mais non supérieurs". (Pierre en a été confus).
A Beyrouth, on proposa Pierre pour Antioche, puis on lui donna le choix entre Antioche, Katana et Kuneitra. Pierre se souvenait de Katana dans la goutta de Damas : arbres, ruisseaux, fleurs. Délicieux. Il pensait que nous y habiterions. Choisit ce poste et on lui dit : "d'accord, mais la résidence est à Kuneitra". Désertique. Champ de cailloux, pas une herbe... que faire sinon y aller ? Pour Pierre, très intéressant, il commandait un caza (département), avait sous ses ordres les Tcherkers de Kuneitra, les Druzes de Mendjelchems (des bédouins nomades), des Alaouites (race habitant le nord ouest de la Syrie sur la Méditerranée, capitale Lattaquie. Actuellement, Nafed el Hassan est un Alouite - mais aussi la dynastie marocaine : comment ?) et tout cela à 26 ans !
En 1929, le haut commissaire de Damas désira un officier comme chef de cabinet (plus décoratif qu'un civil). Pierre nommé. Damas, intéressant car M. Bruère, haut commissaire, était invité par tous les Syriens haut placés, ministres, préfets, grandes familles, etc. et nous les suivions et les recevions au haut commissariat, Mme Bruère étant encore en France, nous étions toujours invités chez ces Syriens haut placés. Parfait au début, mais Bruère était odieux, un peu piqué et la lune de miel ne dura que six mois. Pierre demanda alors à regagner son arme, d'autant plus qu'il voulait préparer l’École de Guerre. Ce fut Beyrouth. Admissible fin 31, collé à l'oral. Représenté fin 32 et reçu pour entrer en octobre 33 après six mois de stages divers dans toutes les armes.
Janvier 1931, Beyrouth. A cette époque on pouvait être proposé pour capitaine exceptionnellement après sept ans de grade. Pierre était le plus qualifié, le seul officier du Levant à être reçu à l’École de Guerre, tous les autres ayant été collés. Mais... un lieutenant plus que banal, jamais décoré, etc. faisait une telle cour à la fille du général, que l'on les disait fiancés, et elle l'aurait épousé sans doute si un marin très bien n'avait surgit dans sa vie en janvier. En attendant, le général, pensant que sa fille épousait le fantassin, avait choisi le futur gendre éventuel pour être au tableau en décembre. Pierre dut alors attendre huit ans pour passer capitaine, ceci dit, comme presque tous ses camarades de promotion, les avancements étant bloqués (dix ans pour les cavaliers !) début 1934. (Et tout d'un coup, toutes les promos suivantes passèrent à six ans de grade, mais là, pas d'injustice. C'était comme cela).
1933-1935, École de guerre. On ne connaissait jamais son rang de sortie, mais Pierre eut le Maroc très demandé, donc il avait du être "bien sorti".
Octobre 1935. Chef du 3ème Bureau à Taza, où était Mellier, qui était alors un des trois généraux les plus en vue : Juin, de Lattre et Mellier. Ce dernier appréciant Pierre, et en 1938 étant nommé à un poste important à Rabat, il décida de l'amener avec lui, ce qui était un gage de bel avenir.
Première guigne : Pierre fait une chute de cheval très grave. Côtes cassées, pleurésie. Il fut évacué sur l'hôpital de Rabat et deux mois d'été de convalescence. En octobre, retour au Maroc. Les docteurs lui interdisent le climat humide de Rabat. Plus de Mellier nommé chef du 2ème bureau de l'état-major à Marrakech. Mellier lui dit : "Faites votre temps de commandement et je vous reprendrai". Pierre dit : "Un temps de commandement se fait dans l'est". De Gaulle (nous l'avions beaucoup connu à Beyrouth) le réclame à Metz, mais si l'état-major de Paris lui dit d'accord (par devant), une lettre d'un camarade arrivait : "On a dit oui à De Gaulle, mais comme le général du ministère le déteste, on ne voudra pas lui accorder ce qu'il demande et sois sans illusion, tu n'auras pas Metz !", d'où, fin 38, Verdun. Pour dorer la pilule, on dit à Pierre : "C'est à Verdun qu'il y a les chars les plus modernes, les plus beaux, on vous y réserve un commandement pour ces chars". C'était vrai, mais pas avec De Gaulle !
1938-1939. Menaces permanentes de guerre, alertes, etc. Et septembre 1939, la guerre. Pierre part avec ses chars jusqu'en avril 1940. Puis on dit qu'on a besoin des brevetés dans les états-majors. Pierre est nommé chef du 3ème bureau de la 3ème division cuirassée. Sedan. La percée allemande. La débâcle. Il est fait prisonnier à Montbard, d'abord en France, à Romilly, puis en août, Nüremberg et l'Autriche, à Edelbach.
En 1942, son quatrième galon, comme les autres, mais prisonnier jusqu'au 15 mai 1945.
De retour en France, Pierre eut un mois de permission avant d'être nommé à l'état-major de la 2ème D.B. commandée par le charmant général de Langlade. C'est à cette époque que Pierre devint cavalier car, à l'origine, les chars étaient reliés à l'infanterie. Après la guerre, le ministère affecta les officiers de chars, soit dans la cavalerie (ceux qui étaient jugés les meilleurs) les autres dans le train. Pierre fut très content de devenir cavalier. Donc, vers le 15 juin, départ avec son état-major et pendant trois mois la division erra, d'abord en France, puis ailleurs avant de se fixer à Trèves. Pendant l'été, j'ai pu aller chaque fois passer deux jours avec Pierre ( A Arpajon et à la Ferté-Saint-Aubin). Dès le 15-20 septembre, Pierre me fit déménager les quelques meubles de Tarbes sur Jarrien,. J’ai due « emprisonner » les deux aînées aux Oiseaux à Verneuil (j'ignorais que Trèves avait déjà un lycée). Pierre a cherché une maison à Trèves et nous avons pu être réunis après six ans de séparation.
Vers le 15 janvier, Pierre fut nommé commandant en second du 11ème Cuir, mais il ne rejoignit pas son régiment ayant été désigné pour aller passer trois mois en Angleterre à l’École de Guerre anglaise. J'ai alors quitté la maison pour habiter, avec les deux petites, à l'hôtel de la Porta-Nigra, où se trouvait aussi le mess. Revenu en mai, Pierre part pour Orange retrouver le 11ème Cuir : la déception. Le lieutenant-colonel Madelin qui commandait le régiment fût coiffé par un colonel plein. Il devint alors commandant en second et Pierre adjoint. Déçu, il en parla à Beaufre qui le fit entrer à l'état-major de de Lattre à Paris, d'où logis rue Copernic. Beaufre fit inscrire Pierre n°1 sur le tableau d'avancement et ici, seconde guigne qui gâcha sa carrière : Pierre devait donc être sûr d'être lieutenant-colonel le 25 décembre or, vers le 10 de ce mois, chute du ministère et, le 15, M. Le Troquer devint ministre de la guerre ; il regarda le tableau et dit : "je n'accepterai jamais qu'un ancien prisonnier passe au grade supérieur" et il biffa tous les anciens prisonniers. Le 30 décembre, 15 jours après, le ministère est renversé. Le Troquer le fut aussi. Il avait été ministre quinze jours, et il les employa à rayer les anciens prisonniers ! De ce fait, Pierre ne fut pas nommé le 25 décembre. Conscient de ce que l'action de Le Troquer avait d'injuste, le ministre suivant rétablit l'ordre des choses, mais le passage au grade supérieur ne se fit qu'en mars 1946.
En général, on ne reste que deux ans lieutenant-colonel, mais pour Pierre cela dura six ans. Je dis pourquoi : Au cabinet de de Lattre, Pierre retrouva Demetz, un camarade de promotion, et un jour celui-ci fut nommé général commandant la 11ème division aéroportée, il demanda à Pierre d'être son chef d'état-major, bien entendu à condition de sauter en parachute. Demetz avait dans son commandement le 2ème Hussards parachutistes et il dit à Pierre : "Je te le donnerai", mais avant, départ pour Pau pour prendre un brevet de parachutiste. Pour avoir le brevet de nos jours trois sauts suffisent, alors qu'il en fallait huit. Au quatrième saut, par la faute d'un moniteur ne vérifiant pas si tout était O.K. pour ses élèves, Pierre, qui ne voulait pas hésiter à cause de ses hommes qui le suivaient, prit un peu vite la starting line sous le bras. En sautant, elle se détendit lui arrachant l'épaule en sept morceaux. Hôpital de Pau, Val de Grâce où on lui fit pendre le bras avec un poids de dix kilos. Affreux. Puis opérations, réduction de l'épaule. Corset de plâtre depuis la taille jusqu'au cou. Le bras à l'air, à l'horizontale. Corset remplacé par un autre plus léger, en fer. Mais un martyr, ne pouvant dormir, il en arrivait à se cogner la tête sur le mur ! cela de février à avril. Le professeur Durand, un "maître" parait-il, lui disait : "Je veux vous bloquer le bras". Un jour, on téléphone à Pierre et on dit que le professeur Durand est remplacé par le docteur Lefêvre, je crois, il veut vous voir. Pierre part au Val et ce docteur lui dit : "Vous devez être mal avec cet appareil, ôtez-moi cela, on risque de vous bloquer le bras. Portez votre bras en écharpe". Pierre quitte le service. Il rencontre notre ami , le professeur Pesme, qui lui dit : "Comment Lefêvre peut-il agir autrement que Durand qui est un maître. Vous risquez d'avoir le bras ballant. Cela peut aller jusqu'à l'amputation". Pierre est effondré. Mais par la suite, il bénit Lefêvre qui lui a évité le pire. Du fait de son infirmité, plus question de sauter. Épaule en moins (l'humérus tenait à l'omoplate) et donc pas de commandement du 2ème Hussards, car en atterrissant brutalement en parachute il aurait pu se recasser l'épaule.
A Paris, nous étions rue Copernic lorsqu'un jour on nous dit : "Les appartements sont déréquisitionnés. Si vous voulez y rester, payez 20 000 anciens francs par mois". Pierre en gagnait 40 000, donc impossible de donner cette somme à laquelle nous ajoutions la location d'une chambre minable pour les deux aînées dans l'hôtel voisin car nous voulions avoir nos quatre filles avec nous. C'était fin janvier. A l'époque, il n'y avait rien à louer, ni grands, ni petits. Les Legrand nous ont sauvé en nous laissant leur appartement de la rue de Bassano car ils partaient pour les USA et le Maroc jusqu'en juin. Pour l'été, nous avions Jarrien, mais ensuite, quoi ? La rue ? Sous un pont ? Seule solution, demander le Maroc et quitter Demetz (qui ne l'a jamais pardonné à Pierre). On nomme Pierre commandant en second du 4ème Spahis à Fès. "Brusaut, Devouges va s'en aller, vous aurez le commandement du régiment". Mais Devouges ne voulut pas partir. On dit : "c’est un ancien « Marocain », on ne peut l’obliger à partir, on lui doit des égards". Le régiment était lamentable. Devouges (dit Bouboule) ne voulait rien et il disait à Pierre : "Après moi, vous ferez ce que vous voudrez", et il ne laissait pas Pierre agir. On était en 1948, le ministère dit alors, seuls seront proposables pour être au tableau (pour colonel), ceux qui auront deux ans de grade avant le premier janvier 1947. A cause de Le Troquer, Pierre avait été nommé en mars 1946, au lieu de décembre 1945, donc pas proposable. En 1949, changement. Il fallait avoir trois ans de grade avant janvier 1948. Toujours pas proposable. Et vers janvier 1949, inspection du directeur de la cavalerie. Il va au régiment et dit : "Régiment lamentable. Je limoge Devouges, mais Brusaut aurait été capable d'arranger les choses, il n'a pas voulu le faire, il commandera n'importe quel régiment, mais jamais le 4ème Spahis". Devouges renvoyé, Pierre a commandé le régiment pendant six mois, mais par intérim. Vers juillet, on nomme Chanvalier et Pierre voulut partir. Là, je suis bourrelée de remords : Pierre rêvait de partir en Indochine. Je le savais et je ne lui ai pas dit : "partez". Il a alors réfléchi, je devais subir deux opérations, et Pierre a accepté d'être sous chef d'état-major à Tunis. On devait opérer mes deux reins en les remontant d’où, pour le premier, trois semaines d’hôpital et convalescence, puis même chose pour le second. J'ai retrouvé, ces temps-ci, une de ses lettres écrites au moment de sa retraite. Il y disait : "Vous savez que je n'ai pas suivi la carrière que je voulais, mais j'ai désiré votre bonheur avant toute chose et je l'ai voulu ainsi".
Aujourd'hui, j'ai trois regrets :
1- Je l'ai empêché de partir et il aurait été général.
2- Quelques mois après, nous aurions eu la permission de le rejoindre.
3- Pierre a toujours été honteux de n'être pas parti, en particulier au 3ème Cuir, où tous ses officiers avaient, eux, été en Indochine.
Donc, en octobre 1949, Tunis. Le général Molle, qui commandait, prenait toujours Pierre avec lui en manœuvres, missions, etc. Il trouvait Pierre plus valable que Pagès, son chef d'état-major, et il le lui montrait bien. Pagès était fou de jalousie et humilié. En décembre, le tableau. Molle fait venir Pierre et lui dit : "Involontairement, je vous faisais du tort. Pagès vous en veut. Vous êtes deux de la même promo : Henry et vous. Pagès a mis Henry n° 1. Je ne puis désavouer mon chef d'état-major. Vous n'êtes que le n° 2, j'en suis désolé". Le tableau paraît, on ne nommait qu'un au grade de colonel pour la Tunisie. Alors Henry seul !
Vers mai 1950 on dit à Pierre : "On va vous envoyer à Athènes". Joie pour nous tous. Mais si Pierre était le préféré d'un des patrons du ministère, Clerck était le poulain d'un autre. Pour mettre tout le monde d'accord, le ministre dit : "Alors je nomme Roy". Grosse déception, et on propose à Pierre Moscou. Que faire ? Il fallait mettre les trois plus jeunes en pension en France, et, au ministère on décide : "Il nous faut des officiers brillants pour la première cession du Nato, collège de l'OTAN à Paris. Brusaut et Chabot". Nous voilà donc à Paris en octobre 1950. En 1951, le ministère convoque Pierre : "Votre Nato se termine dans quinze jours à peu près (juin), nous vous avons chargé de reconstituer le 3ème Cuir. (qui avait été dissout). Belle tâche. etc.". Pierre accepte. On le nomme, et le même jour, Stelchin, qui était un des patrons du Nato, dit : "Le général américain et moi, nous vous avons choisi pour aller à Washington". Navré, Pierre dit : "Impossible. Je dois aller à Trèves. J'ai été nommé ce matin !" (cela lui aurait assuré ses étoiles). Trèves en décembre. Demetz qui commandait la 2ème D.B. de Trèves va au ministère et, même avant qu'il parle, on lui dit : "Soyez tranquille, Brusaut est au tableau". Le tableau paraît, Pierre n'y était pas. Il y avait de quoi être furieux, il avait déjà cinq ans de grade. Le premier janvier, comme tous les ans, nous allons à Coblence où était le général commandant les troupes d'Allemagne. Il prend Pierre dans un coin et lui dit : "Je suis navré de ce qui vous arrive, mais quand j'ai été au ministère on m'a dit que Brusaut était au tableau, je me suis alors dit : puisqu'il est au tableau, je vais mettre Préval n°1, comme cela j'aurai deux colonels pleins. Oui, mais voilà, le contingent pour l'Allemagne a été d'un colonel et comme j'avais mis Préval n°1... J'en suis d'autant plus navré, que Préval pouvait attendre" et Pierre lui a répondu : "Mon général, vous me privez de mes étoiles". Naturellement, en 52, Pierre a été inscrit et il a eu son galon. Il avait attendu six ans au lieu de deux en général ! Et, la retraite approchant, il savait qu'il n'aurait jamais l'ancienneté nécessaire pour avoir ses étoiles, ce dont il ne s'est jamais consolé. Comme Jean, notre cousin (le général Lecomte) l'a dit à Pierre un jour : "Tu as eu toutes les guignes, j'ai eu toutes les veines".
1954. Après Trèves, Paris. Instructeur à l’École de guerre et, comme consolation, les États-Unis (École de Guerre des U.S.A.). La Chapelle qui commandait l'école, l'a fait désigner pour le stage de l’École de guerre de Norfolk, école de guerre américaine aux USA, Virginie, où il est resté de juillet 1955 à février 1956 ¶24. Retour ensuite à l’École de guerre et, comme on lui faisait une belle situation chez Laden, il a démissionné fin 1958.
Cette situation avait un double avantage :
1- De rapporter 150 000 francs par mois (la retraite, elle, n'était que de 125 000 F).
2- Laden nous offrait aussi un logement rue Monceau, alors qu'il n'y avait rien à louer à Paris.
Chez Laden, patron odieux qui méprisait tout le monde, ce qui a poussé Pierre à démissionner. Il n'en pouvait plus. Son job était devenu un enfer : rien à faire si ce n'est de surveiller les dactylos.
C'est à ce moment qu'Anne Renoult, nous voyant dans la rue (plus de rue Monceau), nous a offert la maison d'Angers. La vie y fut très dure. 25 000 F. de loyer. On donnait à Sophie et Maïten 5 000 F. à chacune, donc 10 000 F. Sur les 125 000 F., il restait 90 000 F. pour tout, y compris quelques frais d'étude de sténo pour Maïten, d'allemand pour Sophie. Heureusement, la Revue Française, qui a embauché Pierre, a été une bonne occupation pour lui. Le Liban d'abord, puis le Sénégal (sans profit) et puis le Mexique, merveilleux pour le tourisme, dur pour le travail : Pierre devait s'astreindre à quémander, à raconter des bobards, quelquefois un ministre le faisait attendre trois, quatre heures dans l'antichambre. Retour à Paris où, moyennant 250 000 francs, nous avons pu récupérer les Ciseaux, nous étions donc alors logés pour juste le prix du loyer du studio de maman contigu au nôtre. Donc avec deux studios, nous pouvions nous loger avec les deux filles encore célibataires. Les petites travaillaient et, après la mort de maman, nous avons été, Pierre et moi, dans son appartement de la rue Vernier, les filles restant aux Ciseaux. La retraite avait augmenté et nos frais diminuant, la vie fut possible.
La retraite a été pour Pierre une épreuve terrible. Sans la Dolinière et la céramique, il serait devenu enragé, seul au milieu des tas de femmes : épouse, filles, belle-mère, belle-sœur !
P.S. La vie était devenue possible, mais toujours les mêmes horizons. Je lui ai alors dit : "Chaque année, partez, faites un petit voyage. Nous ne pouvons en payer deux. Vous me dites que vous voudriez que je vous accompagne, mais ce serait y renoncer", alors il a été deux fois à Ibiza, une fois en Espagne, une fois sur l’Adriatique, et cela lui faisait du bien. Il m'en remerciait toujours. Vie partagée entre Paris et la Dolinière jusqu’en septembre 1978. A ce moment là, il commençait à avaler avec peine, un cancer de l’estomac et de l’œsophage, incurable. Les docteurs ont décidé de le laisser profiter des fêtes. Opéré le 17 janvier 1979, il partit le 21 vers 15 heures, après quatre jours d’une affreuse agonie physique et morale.
Ecrit par Jacqueline Brusaut-Huré, son épouse, en février 1992.