LOUIS PIERRE BOUÉ
Ce long et emphatique texte est extrait des "MEDAILLONS BORDELAIS", une revue éditée par Féret, qui, à l'époque, consacrait un numéro spécial aux Bordelais sortant du commun. Plusieurs de nos parents ou alliés ont eu l'honneur d'y figurer.
Est né le 27 avril 1849 à Valparaiso (Chili), de parents français ayant à Bordeaux des attaches avec plusieurs familles du haut commerce bordelais. Aussi vint-il jeune prendre racine dans notre ville qui vit croître et fleurir sa personnalité d'élite, son âme de poète.
C'est au collège de Bazas, qui a formé tant d'hommes distingués dans la magistrature, le barreau, l'agriculture ou le commerce, que le jeune Louis Boué puisa l'amour des belles-lettres et surtout les idées chrétiennes qu'il conserva toute sa vie.
Tout jeune, sa mémoire était prodigieuse, elle lui permit souvent, après avoir entendu un sermon ou un discours, de le reproduire presque textuellement, gestes à l'appui. Il montrait aussi des dispositions très grandes dans l'art oratoire. Ses contemporains se rappellent certains réquisitoires de fantaisie, improvisations auxquelles il se livrait avec beaucoup d'esprit et d'humour vers l'âge de treize à quatorze ans.
Reçu avocat à Poitiers en 1871, il fit partie du barreau de Bordeaux, où il commençait à prendre un rang distingué quand il fut appelé dans la Magistrature, en 1875, comme substitut du procureur de la République d'Angoulême.
En 1880, sa conscience le poussa à donner sa démission et à renoncer à une carrière qui promettait d'être brillante. Il reprit alors sa place parmi ses anciens amis du barreau de Bordeaux. les succès lui revinrent aussitôt, car il avait retrouvé sa véritable voie.
M. Habasque, bâtonnier des avocats, a pu dire on ne peut mieux sur la tombe de M. Louis Boué :
"Sur le terrain juridique, son esprit sûr, sa raison droite, l'amenaient à trouver toujours le moyen de décider, et il n'était point de procès civil où, quelle que fut sa modestie, qui a été la caractéristique de sa force, il ne fût apte à briller. Dans le fait, au cours surtout des grands débats criminels où se plaisait son talent, il prenait une véritable ampleur.
Merveilleusement doué, se donnant tout entier, il parlait une langue chaude, colorée, vibrante, et sa parole, qui s'élevait souvent très haut, allait au cœur parce qu'elle retournait à sa source.
A la barre des assises, sa figure mobile et expressive tantôt s'enflammait de l'énergie de sa conviction, tantôt s'adoucissait de la tendresse de sa pitié, et son sourire était souvent mouillé de larmes.
C'était à la défense du faible, au soutien des déshérités de la fortune et de la vie, que Louis Boué semblait se vouer.
D'une abnégation absolue, jamais une misère ou un malheur ne le sollicitèrent en vain. S'il fallait remarquer chez l'un des nôtres, le désintéressement et l'oubli de soi, ces qualités maîtresses de l'avocat, c'est Louis Boué qu'il faudrait donner en exemple."
Et M. Habasque ajoutait :
"Quel causeur fut, à la chambre des avocats, plus gai, plus brillant, plus spirituel sans causticité ? Quel homme plus sûr et plus accueillant aux jeunes ? quel gardien plus fidèle de nos traditions ? On peut affirmer bien haut qu'il n'eut pas un ennemi, lui qui combattit sa vie entière de toute son ardeur et de toute son énergie.
Aussi bien vous l'aviez unanimement jugé lorsqu'aux dernières élections de l'Ordre, vos voix d'un même élan l'appelaient au conseil. Vous savez avec quelle simplicité il se montra heureux et fier d'un honneur spontanément venu à celui qui en était si digne. Je ne trahirai point votre pensée, mes chers confrères, en affirmant que vous l'auriez rapidement appelé à la plus haute dignité de votre Ordre."
En 1888 l'Association des Médecins de la Gironde avait fait de Louis Boué un de ses conseils. Dans les réunions de cette Société, il lut des études aussi attrayantes par la forme du style que par la vigueur du raisonnement. Il traita à Saint André de Cubzac (1889) "de la responsabilité médicale" ; à Bazas (1893) "de la réforme de la loi des patentes sur les carrières libérales" ; à Coutras (1896), "des obligations médico-légales en présence d'une naissance prématurée ou d'enfants mort-nés". Après la lecture savante, il ne dédaignait pas le toast poétique, ainsi que l'attestent des vers charmants publiés dans le "Journal de la médecine de Bordeaux" du 20 juin 1897.
Tel fut l'avocat, le jurisconsulte. Parlons du littérateur, du poète.
A peine sorti du collège, Louis Boué sacrifia aux muses ses loisirs, et des médailles nombreuses, obtenues en divers concours, consacrèrent de bonne heure sa verve et son talent poétique. L'Académie des Sciences, Belles-lettres et Arts de Bordeaux lui offrait, le 11 mai 1882, un de ses fauteuils, celui de Monseigneur Bellot des Minières.
Bientôt ses collègues, après avoir été ses admirateurs, furent tous ses amis, en 1893 ils l'appelèrent à la présidence de notre savante académie, en remplacement de M. Ch. Marionneau. A ce poste d'honneur, Louis Boué prononça plusieurs discours remarquables à l'occasion des réceptions de MM le dr Lanelongue, Adrien Sourget, Samazeuilh et de Pelleport-Burète.
Son éloge d'Henry Brochon, prononcé en la chambre des avocats le 26 février 1896 et publié dans un recueil des éloges de ce dernier paru en 1898, est un morceau de haute valeur qui provoqua un grand enthousiasme et lui valut des félicitations nombreuses des membres du barreau et de la magistrature.
Il serait trop long de détailler ici l'œuvre littéraire de Louis Boué. On pourrait dire que pendant vingt-cinq ans il n'était pas survenu à Bordeaux un événement littéraire ou artistique, un deuil public, sans que Louis Boué ait pris la parole pour donner libre cours à son esprit pétillant, à sa riche imagination ou à son grand cœur. Il n'était pas chez ses amis une réunion où l'on ne cherchât à l'avoir, et l'on obtenait souvent de son amabilité et de sa verve inépuisable une de ces improvisations dont il avait le secret. Mais cela se renouvela si fréquemment qu'un surmenage intellectuel contribua sûrement à sa mort prématurée.
Ses œuvres furent jouées ou déclamées avec grand succès sur nos scènes bordelaises et quelquefois par des artistes de grand renom, tels que Tallien, de l'Odéon, Mme Favart, de la Comédie Française, etc.
Nous avons présent à l'esprit les bravos qui accueillirent la pièce faite pour l'inauguration du Théâtre des Arts et celle du centenaire de Corneille, dite au Théâtre Français.
L'année dernière, M. Perny déclamait au Théâtre des Arts, en soulevant des applaudissements frénétiques, une pièces intitulée "Salut au Tzar"
Les succès remportés à Bordeaux, dans la région et à Paris, par le poète, sont impossibles à compter. M. Louis Boué n'était pas moins bien inspiré quand il écrivait en prose.
Les récits de voyage que nous avons de lui sont empreints d'une couleur locale, d'un charme tout particulier et subjuguant ou d'un enthousiasme débordant qui nous force à partager les admirations de l'auteur.
Souvent l'observation juste, fine, la critique mordante ou simplement railleuse émaillait ses descriptions magistrales dans leur ampleur ou leur simplicité.
Depuis bien des années, les vacances de Louis Boué étaient consacrées à parcourir divers pays de notre vieux continent.
Il venait de terminer, au moment où la mort l'a foudroyé, l'œuvre capitale de sa vie, que sa famille, mue par un sentiment pieux, publiera bientôt sous ce titre : "A travers l'Europe", dans le format in-folio de "l'Illustration".
Il avait gravé là, dans cent pièces, toutes composées de vingt-quatre vers, les impressions les plus vives qu'il avait ressenties devant les grands tableaux de la nature ou les chefs d'œuvres de l'Art, en France ou à l'étranger.
Ces petites poésies sont des perles et même quelques-unes des diamants avec mille reflets. Elles sont enchâssées dans cent dessins dus à soixante artistes renommés, parisiens ou bordelais, tous amis de notre poète et ayant employé leur talent à reproduire par la plume ou le crayon ce que Louis Boué avait peint dans ses poésies. Tous ceux qui ont pu parcourir le carton renfermant cette œuvre énorme et splendide lui prédisent un vif succès.
Les convictions politiques et religieuses que Louis Boué eut dès qu'il devint jeune homme, il les conserva fidèlement toute sa vie. Il fut patriote de tout son cœur et son cœur était grand.
Homme de devoir et homme d'action, il mit à servir la cause royaliste un dévouement sans bornes. Il était toujours prêt à s'efforcer de relever les cœurs et les courages par des conférences, par des discours, par des vers, mieux encore par des actes. Cet orateur, ce poète était aussi un soldat. Il prenait part aux luttes politiques, il affrontait courageusement les fatigues des batailles électorales, et, pour faire triompher son idée, était toujours prêt à se battre et à se sacrifier.
C'était un cœur d'or, M. Maurice Graterolle a parfaitement dit sur sa tombe :
"Il suffisait de se rencontrer avec M. Louis Boué pour se sentir aussitôt invinciblement attiré, séduit par ce visage ouvert, par ce sourire aimable et indulgent, par ce regard doux et limpide où se reflétait l'élévation de son esprit, la noblesse de son âme, la loyauté chevaleresque de son cœur, et cette instinctive sympathie ne tardait pas à faire place à l'admiration la plus vive sitôt que parvenait à notre oreille la parole chaude, vibrante, imagée, sitôt que se révélait à nous le poète aux accents émus, au souffle large et puissant, dont la lyre inspirée ne résonna jamais que pour chanter le vrai, le juste, le bien, le bon, le beau !".
M. Anatole Loquin, président de l'académie des Sciences, Belles-lettres et Arts de Bordeaux, a terminé excellemment le discours qu'il a prononcé aussi sur sa tombe par les lignes qui suivent : "S'il fallait résumer en un mot, en un seul, chose toujours impossible et dommageable, le caractère de l'homme si rare dont nous déplorons la perte, je proposerais celui-ci : LOYAUTÉ. L'espoir en Dieu, qui formait la base inébranlable des convictions de toute sa vie d'avocat, de poète, de littérateur, d'académicien, de grand et noble cœur d'honnête homme, cet espoir ne sera pas trompé. Il voyait dans l'univers autre chose que des jets d'éléments chimiques et que de simples combinaisons de molécules. Louis Boué avait une foi intense et inaltérable dans une destinée future, dans une vie meilleure, dans la réalisation d'un idéal qu'il n'a pas perdu de vue, on peut le dire, à aucun des moments de sa trop courte existence. A ce moment où je vous parle, cette réalisation a déjà commencé pour lui. J'ai le bonheur de n'avoir à ce sujet aucune espèce de doute, c'est une évidence plus forte que les irrécusables démonstrations d'Euclide, de Descartes et de La Place, c'est une certitude SANS MESURE COMMUNE avec les autres certitudes. Blaise Pascal ne l'a-t-il pas dit de la manière à la fois la plus éloquente et la plus simple : "Le cœur à ses raisons que la raison ne connaît pas." Croyons cette grande voix d'il y a deux siècles. Louis Boué était un homme bon ; c'était un homme foncièrement honnête. C'était un homme de tout dévouement et de tout cœur. Il nous a quitté, mais son corps seul est ici. mais j'entends résonner encore sa voix chaleureuse et vibrante, qui nous crie : il y a un au-delà !. Nous nous retrouverons un jour, Mon Cher Boué ; et je vous dis seulement aujourd'hui : au revoir !".
(Il a laissé de nombreux ouvrages de qualités qui sont mémorisé dans le chapitre : « nos écrits »).
M. Louis Boué présentait deux natures, celle de l'avocat et celle du poète ; dans presque toutes les manifestations de ses talents on les trouve réunies.
En effet, dans les grandes affaires criminelles, il plaide en poète, et dans ses poésies apparaît souvent l'avocat soutenant la cause du faible et de l'opprimé.
Son salon et son cabinet de travail constituaient un temple consacré à l'Art.
Les nombreux amis de Louis Boué y venaient à chaque instant, disciples ou simples admirateurs des Muses, goûter les douces joies que donne le culte du Beau et du Bien.
Les malheureux connaissaient aussi ce petit sanctuaire ; ils y venaient nombreux, sûrs de ne jamais frapper en vain à la porte, certains d'y trouver un ami prêt à les écouter, à les bien conseiller, à prendre leur défense et à ouvrir sa bourse plutôt pour donner que pour recevoir.
Les amis du dehors étaient représentés en nombre dans sa charmante demeure, par une volumineuse correspondance contenant des autographes d'une foule de célébrités françaises et étrangères.
La mort a frappé Louis Boué brutalement le 19 avril 1897.
Il était prêt, car il avait une foi intense et inaltérable dans une destinée future, dans une vie meilleure, dans un idéal qu'il n'a perdu de vue à aucun des moments de sa trop courte existence.
Ses obsèques ont eu lieu au milieu d'un concours énorme d'amis que ne suffisait pas à contenir la basilique de Saint Seurin. Cinq discours furent prononcés sur sa tombe.
Léo Drouin.