EUGÉNIE, VEUVE DE FÉLIX
La tradition familiale nous apprend qu'elle vécut douloureusement son veuvage. Elle était très éprise de Félix. A 27 ans, elle se retrouvait avec deux petits enfants à élever et une vie brisée. Ce fut le sauve qui peut. Elle retourna vite, à Bordeaux, chez ses parents. Les Bonifas avaient bien fait les choses, avec Félix, pour assurer l'aisance de son ménage. Les Auschitzky vont accueillir les enfants et la femme de Félix. Ils vivaient déjà avec leurs deux fils, Louis, 24 ans, et Paul, 23. Mais la petite maison du cours Tournon a dû s'avérer trop exigu pour loger définitivement les arrivants de Cadillac.
Notre arrière grand-mère était une femme de tête. L'esprit d'entreprise de son père l'habitait. Elle avait aussi son conseil et en plus il pouvait lui prêter... son crédit. Elle va se battre pour vivre et réussir l'avenir de ses enfants. Eugénie cherchait une maison à acquérir, L'assureur courlandais l'avait repérée dès la mort de son gendre et montré à sa fille lors de son retour à Bordeaux, en février. Elle convenait à Eugénie et à la famille Auschitzky, car située près du Jardin public et du cours Tournon. C'était, sans doute, une affaire à saisir. Le conseil de famille est constitué le 19 mars. Le 28 mars, Me Tornezy, son notaire, reçoit, avec Me Péry, l'acte de vente à son profit. Cette vitesse de réalisation est sidérante. Félix a été enterré il y a à peine plus de deux mois !
Elle vaut 20 000 fr. L'acte précise : "que Madame Bonifas promet et s'oblige de payer, avec intérêt à cinq pour cent, après accomplissement des formalités hypothécaires sur la preuve que l'immeuble vendu est libre de tous droits, actions, privilèges, hypothèques et inscriptions de quelque nature que ce soit."
Il convient de réfléchir à son paiement :
Aujourd'hui l'acquéreur paie le prix entre les mains du notaire et le vendeur, qui ne touche rien, lui donne quittance. Le notaire est responsable de la situation hypothécaire et couvre l'opération vis-à-vis de l'acquéreur. Il remet au vendeur le prix, ou ce qu'il en reste, après apurement de la situation. Il peut aussi, en prenant ses responsabilités, remettre immédiatement le prix au vendeur s'il juge la situation nette, et sous certaines conditions il peut aussi le faire en couvrant sa responsabilité par une assurance.
D'après l'acte, Eugénie ne consigne pas le prix entre les mains de son notaire... Elle garde les fonds. Lorsque le notaire aura transcrit l'acte aux hypothèques, ce qui mettra officiellement, pour les tiers, la maison à son nom, lorsqu'il aura le certificat des hypothèques garantissant que l'immeuble est libre de tous droits, alors Eugénie paiera et ajoutera au prix des intérêts à cinq pour cent.
Si le vendeur accepte de vendre... c'est que l'argent est là. Il a été sans doute remis par Eugénie à son notaire - qui le remettra au notaire du vendeur dès les formalités - au plus vite pour que sa cliente paye le moins d'intérêts possible. L'acte du 28 mars est enregistré le 30 mars. Il a dû être transcrit dans les premiers jours d'avril.
D'une première lecture rapide, on retirerait l'impression qu'Eugénie a acquis cette maison à crédit. En réalité le prix est payé comptant. La méthode utilisée vient de ce que la responsabilité des notaires, leurs garanties ne sont pas organisées en 1857 comme aujourd'hui.
Nous en venons maintenant au fond du problème. Cette maison acquise par Eugénie, pour nous, fut payée par son père.
En effet, la communauté et la succession de Félix ne seront pas liquidées avant plusieurs mois. Les opérations d'inventaire ne seront ouvertes (nous le savons) que le 14 juillet. Il lui reviendra (d'après ce que nous avons pu comprendre) 25 000 fr. en pleine propriété, à elle personnellement. Mais cette somme ne peut être prise que dans la caisse de la maison de commerce Bonifas à Cadillac. Son beau-père ne peut se mettre en état de cessation de paiement pour payer à sa belle-fille ce qui lui revient... Mais Eugénie réclamera aussi ce qui revient à la succession à ses enfants, soit 50 000 fr. Le tout représente un capital vraiment important. Il faudra certainement pas mal de temps au grand-père Bonifas pour arriver à réaliser 75 000 francs... et restituer ce capital à sa belle-fille et à ses petits enfants. En attendant d'avoir recouvré son capital et celui de ses enfants, Eugénie retirera, sans doute, des revenus de celui-ci, sous forme d'intérêts versés par la maison de commerce Bonifas, dont elle et ses enfants sont, en quelque sorte, associés commanditaires.
Aussi, tenons-nous pour certain qu'Eugénie n'avait pas un sou au 28 mars 1857. Son père s'était peut-être montré un peu serré pour la doter. Mais lorsqu'il voit sa fille dans le chagrin, en deuil, le père assure. C'est sa fonction de père, et c'est son métier d'assurer. Il paie donc une maison à sa fille. Au moins les Bonifas auront-ils un toit à Bordeaux. Un toit dans le "quartier comme il faut", celui du Jardin public.
Charles Auschitzky fit-il à sa fille une simple avance, que sa fille lui remboursera au fur et à mesure qu'elle reçut les fonds de Cadillac ?
Si l'on considère les opérations immobilières qu'elle va entreprendre, il nous semble qu'elle investira les 75 000 francs retirés de Cadillac.
Et puis le grand-père sait ce que signifient le deuil et l'insécurité dans une famille. Aîné d'une famille de neuf enfants, il a perdu sa mère à moins de 6 ans. Lorsque son père, un grand malade, est mort, il avait 12 ans ! certainement coupé de sa famille maternelle, les Fort, famille admirable de tradition, mais pauvre, nous ne savons pas s'il a reçu des secours de sa famille paternelle, de l'amtmann de Popen, son grand-père Auschitzky ou de ses enfants. Nous savons que le père d'Eugénie était très bon. Il a consolé sa fille éplorée. Et il a donné.
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Mais Eugénie est une sentimentale. A Cadillac, tout allait bien avec son mari qu'elle chérissait. Seule avec ses enfants et une domestique, la vie dans la maison rue Victoire Américaine n'est pas possible, même si son frère chéri, Louis Auschitzky, vient assurer la garde de la maison la nuit, en y couchant. Même si elle reçoit les visites quotidiennes de sa mère, de la tante Mélanie. Même si elle les retrouve, au soleil ou à l'ombre, dans le Jardin public tout proche.
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En 1861, à la matrice cadastrale d'Arcachon un compte a été ouvert à son nom . Il donne son adresse : 22, fossé Chapeau Rouge.
Eugénie n'a pas pu rester seule, sans son père et sa mère. Nos ancêtres vivaient en famille, trois générations toujours ensemble. C'est vrai chez les Bonifas, les Auschitzky, les Ducharpreau, les Bouyer. Elle veut donc retrouver le cadre de la vie familiale patriarcale. Ses enfants doivent grandir avec leurs grands-parents. N'est-ce pas Charles Auschitzky qui tient désormais le rôle de père ?
Il n'est pas possible de vivre tous ensemble 6 cours Tournon, l'aïeul a déménagé. Il habite fossé Chapeau Rouge. C'est-là qu'il installe son clan. Nous ignorons la date. Eugénie ne dût pas rester longtemps rue Victoire Américaine. Selon une tradition familiale, recueillie par Guy Ferrière, elle aurait aménagé dans cette maison le 5 mai 1857. Elle y était lors de l'inventaire, à la mi-juillet. Vraisemblablement, tout le monde se retrouva, face au Grand Théâtre, avant la fin de la décade des années 1850.
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Mme Auschitzky connaît bien le quartier, ses parents, les Sourget, y ont vécu (quittant la rue Notre-Dame des Chartrons) avec leurs filles célibataires, Mélanie et Elisa. Ils habitaient au 34 du Chapeau Rouge, qui leur appartenait. Le grand-père Sourget y est mort le 24 octobre 1847. Son épouse était partie avant lui, décédée là aussi sans doute, mais nous n'avons pas son acte de décès. La tante Elisa y est décédée au début janvier 1849.
Dix ans plus tard, les Auschitzky retrouvent ici la trace des Sourget. Le clan Auschitzky s'est reformé : les parents, les deux fils, les trois Bonifas et deux domestiques, en tout neuf personnes. Eugénie se rapprochait aussi du subrogé-tuteur de ses enfants, Alexandre Droz : la rue Saint Rémi est derrière.
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Mais Eugénie est aussi une femme d'affaires... En plus de la satisfaction que procure à Eugénie le fait de se retrouver en famille, il faut ajouter qu'elle fut aussi sensible au profit qu'elle retirât alors de la location de sa maison rue Victoire Américaine.
Eugénie a-t-elle des besoins d'argent ? Apparemment non pour ses besoins courants au moins, vivant en pension chez les Auschitzky... comme elle avait vécu en pension chez les Bonifas. Mais Eugénie est une femme d'affaires. Elle a besoin de capitaux pour ses affaires. La location de sa maison va lui assurer des rentrées modestes peut-être, mais continues, sûres.
Arcachon
Elle achète en 1862 un chalet, construit un bâtiment à usage d'écurie et remise, dans le quartier de la Chapelle. Quelques années après elle se trouvera sur le boulevard de l'Océan quand cette artère sera créée. Une très bonne adresse. Son frère Louis, en 1863, a acheté le terrain voisin de son chalet et, très rapidement, a fait construire une villa.
Il nous est possible d'imaginer les déplacements d'Eugénie en famille à Arcachon car elle devait y venir avec son père et sa mère.
Son père, disparu en 1873, elle s'y rend avec sa mère qui restera très alerte jusque dans sa vieillesse. La tante Mélanie devait suivre. Mais les réunions familiales, à Arcachon, se font avec le couple de Louis. Louis le frère inséparable. On devait passer de la villa du frère au chalet de la sœur. Louis aimait beaucoup Arcachon, il y venait souvent. Son dernier fils, Abel, avocat réputé, y naîtra en mars 1882. Pendant vingt ans Arcachon est un lieu de rencontres et de rapprochements entre les Auschitzky et les Bonifas.
Eugénie verra construire le quartier de la Chapelle, la Ville d'Hiver, la maison de Gustave Alaux. Cet architecte est un grand bâtisseur d'églises. La plus connue domine le quartier de la Chapelle : c'est Notre-Dame d'Arcachon, à l'élégant clocher. Son frère, Guillaume, exécutera les importantes fresques du chœur.
Le père de Gustave Alaux, Jean-Paul, grand artiste, était mort en 1858. Son grand-père, Pierre-Joseph, a repeint les décors du Grand Théâtre de Bordeaux, ceux du Théâtre Français à Paris, au début du siècle. Mais son fils aîné, Michel, en 1859 n'a que 9 ans.
Eugénie connut-elle les Alaux à Arcachon ? A Bordeaux, ils n'habitaient pas le quartier du Jardin Public ou du Grand Théâtre, mais celui de Saint-Seurin, au 49 des allées Damour, pour être précis. Arcachon était un lieu de rencontre idéal, surtout pour les jeunes gens. Nous avons une preuve de la fréquentation de ces familles avant 1870 :
La famille Gross a conservé, pieusement, les souvenirs d'Alexandre Droz et Clarisse Bonifas. Mme Robert Gross nous a communiqué le faire part de décès de la marquise Anne-Emilie Blondel de Joigny, née Testas de Gassies, décédée à Bordeaux, à 81 ans, le 12 mars 1870. La femme du marquis, son fils, était née Alaux. En mars 1870, le faire part de décès atteignait Alexandre Droz et son épouse Clarisse Bonifas : le beau-frère et la belle-sœur d'Eugénie. Tous ces gens là se connaissaient. Précisons que le couple Alaux avait une fille déjà mariée, en 1870, avec M. Gué, le conservateur du Musée de Bordeaux
Changements
Le recensement de 1866 nous montre encore Eugénie chez ses parents, 22 cours du Chapeau Rouge, le Fossé est devenu un cours : il le méritait ! Elle y habite avec sa fille et deux domestiques. Son fils Paul n'y figure pas. On ne l'a pas oublié. Nous pensons qu'il devait être pensionnaire. Ses deux frères sont mariés. Paul, en 1866, vit aux Indes où il a créé une maison de commerce prospère. Louis a épousé, en 1863, Marthe Sabatier mais il est resté d'abord vivre en pension chez les Auschitzky ses parents, avec sa femme, puis son fils aîné, Daniel, né le 5 janvier 1864. Puis son deuxième fils, Maurice, né le 9 août 1865. Pendant deux ans et demi, il y a beaucoup de monde au 22 cours du Chapeau Rouge ! En 1866, Louis, Marthe, leurs fils, habiteront au 13 cours Tourny[1] On ne s'éloigne jamais beaucoup !
Le temps est venu alors, pour la famille, de quitter le cours du Chapeau Rouge. Eugénie s'en va en amenant, avec elle, père et mère. Tout le monde va vivre chez elle, rue de la Victoire-Américaine. Charles a dû prendre sa retraite. Il a plus de 70 ans...
A 2 500 km de là, le 19 décembre 1867, est mort son frère cadet, le pasteur courlandais August-Ludwig-Frederich Auschitzky.
Le 6 janvier 1873 Eugénie n'a plus de père. Il est mort dans la maison de sa fille. C'est un grand vide. Eugénie, sa femme, vivra près de 20 ans encore auprès d’elle. Jeanne est devenue jeune fille. Paul les rejoint pendant les vacances scolaires.
Les liens avec les Bonifas demeurent. Nous verrons bientôt Alexandre Droz présent. Clarisse vit toujours au début de 1875. Elle mourra le 15 août. Il est certain que les parents Bonifas, l'âge aidant, espacèrent leurs visites à Bordeaux. Ils s'y rendaient régulièrement pour voir leurs filles, Eugénie et leurs petits enfants. Ils assistaient aux fêtes de famille.
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En 1872, c'est la fête chez les Droz : Clarisse et Alexandre marient leur fille avec Victor-Emile Gross.
Les Auschitzky participèrent à la joie des Bonifas protestants. L'aïeul courlandais, petit-fils, fils et frère de pasteurs luthériens, retrouvait avec eux l'ambiance des familles luthériennes. Il est bon de noter la qualité de telles rencontres pour notre aïeul. Etranges destinées de deux familles qui avaient bien des points communs, les pasteurs Fort et les pasteurs Gross...
Mais à la fin de l'année 1876 s'en allaient les époux Bonifas-Azemar.
l'été Alaux
Le 28 janvier 1875, Eugénie marie sa fille, Jeanne, qui vient d'avoir 20 ans. Le mari est architecte, artiste. Il fait partie de la bande des Alaux. Ces Alaux qu'on connaît depuis quelques années déjà. Il est artiste comme tous les Alaux, architecte comme son père Gustave. Il a 25 ans. Les témoins de Jeanne, à son mariage, sont : son oncle Alexandre Droz (67 ans, confiseur 48 rue Saint-Rémi, dit l'acte) et Emile Gross, le mari de Jeanne-Marguerite Droz, sa cousine germaine. La présence des Bonifas, leur importance dans la vie d'Eugénie et de ses enfants est bien marquée par ce double choix. Nous avons aussi observé que le mariage civil fut célébré par Adrien Sourget, adjoint au maire, chargé des Beaux-Arts, lié avec les familles Alaux et Gué, parent de Mme Auschitzky.
C'est le règne des Alaux à Arcachon pendant l'époque 1865-1905. Pendant 40 ans.
Michel a deux frères. Daniel est la coqueluche d'Arcachon. Il collectionne les trophées gagnés dans les régates disputées sur des voiliers construits par lui, il anime le Cercle de la Voile et le Yacht-club à Arcachon, sera le président de ce dernier. De ses excursions de l'autre côté du Bassin, il ramène des toiles peintes au sauvage Cap-Ferret, aux dunes de Piquey. Guillaume, le troisième fils Alaux, exposera lui aussi de nombreuses marines à Arcachon. A Michel reviendra d'agrandir l'église construite par son père.
A tous nos proches qui hantent Arcachon, la basilique Notre-Dame perpétue le souvenir des Alaux !
Le mariage de Jeanne, c'est le vide dans la maison de la rue Victoire Américaine. Le jeune couple va vivre chez les Alaux, aux allées Damour, une adresse de rêve pour un jeune ménage (on écrit généralement : allées d'amour, mais l'orthographe exacte est Damour. Aujourd'hui : Place des Martyrs de la Résistance). Le père de Michel, Gustave Alaux, ne devait guère y gêner le couple. Il vivait beaucoup à Arcachon, visitait ses chantiers hors de Bordeaux et souvent hors de la Gironde. Le fils aîné du couple, Jean-Paul est né dans cette maison le 14 mars 1876. Que se passa-t-il ? Nous constatons seulement que Charlotte est née, le 11 mai 1877, rue de la Victoire Américaine. Cinq autres enfants Alaux y naîtront encore. Le dernier, Charles, violoniste virtuose, et garçon plein de charme, le 20 mai 1889.
Pendant 25 ans, Eugénie a vécu à l'heure Alaux, entourée par eux à Bordeaux mais aussi à Arcachon. Gustave Alaux (le père de Michel) ne mourut qu'en 1882 et les enfants Alaux qui eussent été trop à l'étroit dans le chalet d'Eugénie pouvaient s'ébattre dans la belle villa, de la Ville d'Hiver, du grand architecte leur grand-père.
Il n'est pas possible d'imaginer la vie mouvementée d'Eugénie au milieu de ces enfants pleins de charmes, affectueux comme pas un.
Serviables... mais vraiment débordants de vie. De torrents de vie.
Elle a entendu souvent les cris des passants lorsqu'ils se promenaient sur les corniches de la façade et les dalles de la toiture. Elle frémissait en voyant son propre gendre faire le saut périlleux au dessus d'une chaise de la salle à manger. Elle redoutait les audaces toujours renouvelées du clown-acrobate de la maison, le gentil François. Elle subissait les espiègleries et les cocasseries de l'imaginatif Jean-Paul. Elle admirait la force, la souplesse et l'adresse de tous dans le grenier de la maison transformé en vaste salle de gymnastique. Ils excellaient aux agrès, exécutaient des numéros de trapèze. Ils étaient jongleurs aussi. De vrais bateleurs.
Ils réussissaient en tout. La musique était en eux. Charles fut un virtuose au violon... mais l'ensemble jouant de tous les instruments, c'étaient des concerts improvisés, à toute heure. Quant au dessin et à la peinture, les enfants de Jeanne étaient dignes de la prestigieuse lignée d'artistes dont ils étaient issus.
Que de dons avaient ces Alaux ! Les Alaux c'était le charme, la joie de vivre, l'art à l'état pur, évidemment. C'était aussi la fantaisie. Des personnages hors du commun.
Jeanne - Madame Alaux - couvait tout son monde avec amour. Heureuse de voir le bonheur autour d'elle. Dotée d'un très heureux caractère et d'un tempérament d'une douceur angélique, elle gardait toujours le plus grand calme. Les passants effrayés en voyant ces jeunes Alaux accrochés à la façade, sonnaient à la porte tous les jours pour annoncer qu'un ou plusieurs enfants allaient se tuer. Jeanne, souriante, les rassurait et concluait : "Ils se tuent ainsi tous les jours" (ce trait parvenu grâce à une tradition familiale rapportée par Odette Fieux).
Et Eugénie ? très apparemment cette femme de caractère s'était, elle aussi, mise à l'heure Alaux, ce qui était fort méritoire à son âge. Elle veillait sur sa mère, car l'arrière grand-mère exceptionnelle que fut Eugénie Sourget vivait, elle aussi, à l'heure Alaux. Incontestablement, les dames Auschitzky, la mère, la fille et la petite-fille, avaient été dotées par le ciel d'une faculté d'adaptation merveilleuse.
les dernières années
1882. Eugénie a liquidé ses biens à Arcachon. Le 1er mai elle marie son fils Paul. Le nouveau couple va habiter tout près, chez les parents de la jeune femme, les Ducharpreau, 55 cours du Jardin public. Ducharpreau, ainsi les nomme-t-on à la ville, souvent même dans les actes. Ils signent ainsi habituellement. A l'état civil ils sont Chenier-Ducharpreau.
Paul donne à sa mère quatre petits-enfants Bonifas. Entre la deuxième et la troisième fille, le couple a déménagé, pour le 37 rue Ferrère... Eugénie garde sa famille toujours bien près d'elle.
Nous ignorons tout de ses rapports avec sa belle-fille. Elle est certainement attentionnée pour tous, garde un œil sur tout, dans un grand esprit d'équité, comme le lui a appris son père, le luthérien courlandais. Quand elle se rendait rue Ferrère, elle avait l'accueil d'un fils très chaleureux, rieur, communicatif, convivial, et celui d'une belle-fille d'une grande rigueur ne se laissant jamais aller à aucune fantaisie, mais elle aussi heureuse de vivre au milieu de ses enfants. Pour les pitreries et les blagues, le petit Gaston semblait l'élève plutôt doué de ses grands cousins qui le fascinait.
Le 19 août 1894, à son domicile, à Caudéran, chemin de Magudon, à 88 ans, s'éteignait la tante Mélanie. Son acte de décès est signé par Michel Alaux et Paul Bonifas. Etaient-ils pressés ? L'acte est resté... inachevé. Il indique "célibataire, fille de feus...?...(sans renseignements)", ainsi ne sont pas indiqués les noms des parents Sourget. On le regrette.
Le 16 novembre 1897, c'est sa mère qui s'en va. Elle a manqué, à quinze jours près, son 95ème anniversaire. Elle était restée, jusqu'à sa mort, alerte et pleine de charme, la tête toujours bien prise dans des bonnets soigneusement tuyautés. C'est elle qui, dans notre famille, connut la plus grande longévité... Jusqu'au jour où son arrière petite-fille et filleule, Yvonne Bonifas franchit cet âge pour disparaître, 91 ans plus tard, à plus de 98 ans.
A ces événements douloureux, mais conformes à l'ordre rituel des choses, était survenu, entre les deux, un décès bien triste : Charlotte Alaux est morte à 18 ans, le 9 octobre 1895. C'était la première des cinq enfants Alaux qui moururent ainsi jeunes. Charlotte fut emportée par cette terrible maladie qui décimait les familles au XIXe siècle. Les Alaux ignoraient les risques de la contagion, ne prenaient aucune précaution, ainsi se transmettèrent ils l'implacable bacille, les uns aux autres. Leurs cousins Bonifas conservèrent de ces lentes agonies répétées un souvenir horrifié... Les trois filles Bonifas élevèrent leurs enfants dans le respect de règles sanitaires strictes. Une page bien pénible dans la vie de notre famille que celle de la disparition de ces jeunes Alaux nés pour si bien vivre.
Et le 23 octobre 1901, dans sa maison de la rue Victoire Américaine, Eugénie s'est éteinte. Elle avait passé une vie entière consacrée à sa famille. Celle que ses petits-enfants appelaient "Nifa" n'était plus. On pouvait alors dire, avec ceux-ci :
Il n'y a plus de Nifa qu'au ciel.
Mais avant de s'en aller, à moins de 72 ans, Eugénie a eu une grande satisfaction. Les successions des parents Ducharpreau réglées entre Magdeleine et son frère, en 1899 sa belle-fille a acquis le bel immeuble du 78 quai des Chartrons. Une joie légitime pour une mère, à la fin de sa vie, que d'être reçue par son fils dans le beau et grand salon sur les quais... après avoir visité les vastes chais. L'avenir de ses enfants assuré, elle peut s'en aller.
François PAUCIS
[1] - Ne pas confondre avec les allées de Tourny. Il s’agit de l’ancienne dénomination du cours Georges Clémenceau.