Nos Maisons

 

 

 

SOUVENIRS DE VACANCES

 

 

La Chanson du Bassin reproduite sur ce site en accompagnement musical est interprétée par Pierre Denjean , sur une musique de Camille Robe.

Avec l’aimable autorisation d’Aimé Nouhailhas, du Groupe HTBA

 

Nous passions autrefois nos vacances à Arcachon. Une tante assez lointaine m'écrivait : "je me souviens très nettement de votre père, de votre belle villa, et d'un petit garçon dans son parc, au premier étage, vous sûrement !". Si c'est bien de moi qu'il s'agit, vous ne m'en voudrez pas de ne plus avoir de souvenirs précis de cette époque.

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C'est en juillet 1932 que mes grands parents ont acquis la villa des Hirondelles au Grand Piquey.

 

             Coll. François Cottin

 

Imaginez ce qu'était la villa :

Un parc de deux hectares avec, plantée au centre, une imposante pâtisserie 1900, toute en briques roses et pierres de taille, aux terrasses, volets et balcons peints dans le rouge basque si prisé à l'époque.

Un "château" qui aurait mieux été situé dans les vignobles du Médoc ou sur les rives de la Dordogne, mais il avait été imaginé par les Lesca pour affirmer leur puissance.

Léon Lesca, né à La Teste en 1825, était entrepreneur de travaux publics. Il a construit la voie ferrée de Bône (Annaba) à Philippeville (Skikda) et les quais du port d'Alger. Fortune faite il retourne au pays.

Les lois de 1860-63 avaient autorisé le déclassement de forêts domaniales dans la Gironde et les Landes. Léon Lesca et son frère Frédéric ont pu ainsi acheter aux enchères publiques la partie des forêts déclassées situées dans les environs immédiats du Cap Ferret. Léon construisit la Villa Algérienne en 1865, sur le terrain, alors désert, qu’il venait d’acquérir. La villa des Hirondelles sera édifiée vers 1880 par Frédéric. La chapelle date de 1885.

Frédéric Lesca exploitait une usine de résineux à La Teste où il résidait habituellement. A sa mort, la villa des Hirondelles devint la propriété de sa fille, Mme Rolland. N’ayant pas d’enfant, elle la légua à son neveu, André Lesca, qui par la suite la vendit à mes grands-parents.

Notre villa possédait près de cent mètres de plage privative.

Une plage qui n'était partagée par aucun étranger sauf, une fois par semaine, le jeudi, par le vieux et sa mule, tous deux précédés du tintement d'une clochette, qui venait livrer, pour un sou, le pastis (un gâteau landais), aux "messieurs et demoiselle Auschitzky et à leurs cousins, s'ils avaient été sages", ce dont, commerce oblige, il ne doutait pas.

La vue panoramique, sur le Bassin, avait été gênée, le premier été, au loin et sur la droite, par la présence d'une habitation à un étage située dans le village des pêcheurs. Notre aïeul n'en voulait pas. Il fit donc un procès qu'il gagna, la construction fût étêtée et il se brouilla avec ses voisins d’en face.

La villa n'avait pas à envier le standing un peu compassé de l'hôtel bordelais. Elle était abondamment meublée et toutes ses pièces étaient continuellement cirées et bichonnées car la moindre souillure, comme un peu de sable ou une empreinte de pied mouillé dans un salon, pouvait déclencher une colère violente de mon grand-père.

L'étiquette voulait que les hommes y soient en cravate et veston. Pour les repas, les femmes venaient en robe et bas. Les collants n'étaient pas inventés et il faisait trop chaud, paraît-il, pour supporter des porte-jarretelles. En descendant de leurs appartements tante Martha et maman étaient impeccables. Passant à table, parfois leurs bas boudinaient en chaussette. Au moment du café, en socquettes.

Nous allions à Piquey dès les beaux jours. Alors nous nous entassions dans l'immense limousine carrossée par Chapron.

Une véritable expédition car la route n'était pas terminée. Il fallait rouler tantôt dans le sable, parfois sur des billes de pin. L'auto grinçait, le moteur crachait, un pneu crevait et Pierre, le chauffeur, s'activait en suant.

Nos séjours étaient annoncés par tout un jeu de flammes (bleu et jaune pour mon grand-père, noir et rouge pour papa, bleu et blanc pour Jean Courtois, etc.) hissées au mât, afin que nul n'ignore leur présence.

Quelques domestiques de la rue Ferrère, toujours aussi stylés et guindés, nous avaient précédés, venant par le train d'Arcachon puis par le "Courrier du Cap", si pittoresque avec sa grande cheminée et son arrière en sifflet.

Ce personnel était complété, sur place, par Eugène Larzet qui faisait office de jardinier. Il sentait réellement fort : un mélange de vinasse, de poisson avarié et de sueur. Sa femme servait de gardienne, mais je ne l'imagine pas affrontant un rôdeur. Elle était minuscule de taille et d'une timidité affligeante. Ils s'installèrent, à l'heure de la retraite, à deux pas de la villa, au village des pêcheurs, dans une cabane en rondins enduits de coltar. Elle nous portait souvent des pots de gelée d'arbouse.

Ce ménage fut remplacé par les Cacail : René, sa femme Henriette, et leur fils Francis, dont Christian est le parrain.

Cacail était notre marin, par la suite il est devenu facteur, d'abord au Canon, puis quand ils eurent quitté le Bassin, à Frontenac (Gde). Dans ce métier on a souvent l'occasion de lever le coude. Parfois, après une tournée trop arrosée, il se couchait dans un fossé pour cuver en paix, à moins que trop pété, il ne s'étala sur la route avant de terminer son travail. Sa femme, folle d'inquiétude, s'est souvent confiée à Christian pour lequel elle avait beaucoup d'admiration. Il était, pour ces gens pittoresques, le "mousse". Longtemps après Piquey, mon frère est resté en rapport avec eux.

Mais le marin qui a compté le plus pour ses qualités professionnelles, sa droiture et sa gentillesse, c'est Paul Castagnède. Il a épousé Clémentine, et, comme mes frères et sœur, mes cousins, je leur voue une immense affection et il ne me viendrait pas à l'idée, ni à Maïten, ni même aux enfants, de passer au Canon sans aller les embrasser.

Le jour de leur mariage, célébré en la chapelle de la villa algérienne, je n'ai pas voulu quitter "Tine". Les parents et les amis de Paul ont dû s'interroger sur la présence de ce jeune enfant dans les voiles nuptiaux et les jupons blancs de la chaste épouse.

Nous étions bien équipés pour jouir du Bassin.

J'ai connu la "vedette", une embarcation en bois verni, datant des années... des années ? Au fond je ne sais plus, mais certainement d'avant la guerre, ni la dernière, ni celle d'avant, plus loin encore ! Un bateau digne d'un lord, que dis-je, mein Gott, de la reine d'Angleterre, soi-même !

Elle était utilisée pour aller pique-niquer au Banc d'Arguin. Ce jour-là, on y entassait plein de choses qui laissaient peu de place à nos jambes, dont la grande malle en osier, équipée d'assiettes émaillées et de couverts assortis. Elle était accompagnée d'une marmite traditionnellement remplie d'une daube en gelée (gelée qui avait fondu bien avant l'arrivée) et de plusieurs autres plats qui variaient en fonction du marché. Sur le Banc, le marin déployait les pliants, les tréteaux de la table et une tente, puis il chassait les importuns, c'est-à-dire essentiellement nous, les enfants (les "drôles" comme on dit à Bordeaux), qui allions ronger un peu plus loin une cuisse de poulet et nos ongles noirs, avant de partir avec nos petits filets, traquer les étoiles de mer et les crabes. Nous étions vêtus de maillots rayés bleu et blanc, tricotés par maman, qui prenaient des proportions indécentes dès qu'ils étaient mouillés. Nous étions chaussés de bains-de-mer en caoutchouc, assez ridicules, pour protéger nos pieds des coquilles d'huître.

Cette vedette a été remplacée par la Marouette II, une pinasse noire et rouge qui servait aussi bien à la promenade que pour la pêche.

Et puis, il y avait aussi, le "canot-verni", le canoë canadien, et les plates. Il était de tradition que notre grand-père donne à chacun de ses petits enfants, dès qu'il savait nager, une plate. Ce qui fait que nous avons tous appris très jeunes, parfois au prix d'immenses efforts. Certes pas Christian, il était si gros qu'il flottait déjà avant de marcher, mais Michelle a passé tout un été, attachée derrière la pinasse, à boire la tasse avant de posséder les quelques rudiments de brasse qui lui ont permis d'avoir son bateau.

Moi, je n'ai jamais eu de plate mais, ne leur dites surtout pas, je me servais de celle des Courtois quand ils étaient à Tunis.

Après la dernière guerre, papa a acheté une pinasse à rames, la véritable pinasse du Bassin, avec laquelle il a fait des régates... qu'il n'a jamais gagnées.

Nous avions aussi tous les filets nécessaires. Nos parents pêchaient à la traîne, avec le marin, en fonction des marées, en général trop tôt le matin pour que nous puissions les accompagner. Ils ont fait des tableaux magnifiques, si bien qu'un été ils nous avaient dégoûtés des soles. Sans parler des royans, des carlets, des mulets, des trogues, etc., qu'ils distribuaient à nos voisins et amis.

Ils pêchaient aussi à la foëne (les marseillais appellent cette pêche, le lamparo) avec le canot-verni équipé d'une lampe à acétylène, une puanteur ce gaz ! Et puis aussi les crevettes, les anguilles (la pêche au toc), cette fois-ci à l'aide d'un bambou terminé par un paquet de laine à tricoter sur laquelle étaient enfilés, non pas des perles, mais des vers de terre, en commençant par la bouche pour terminer par le trou du... Oh pardon, mesdames !

C'est au bout du débarcadère qu'ils pêchaient les trogues, à l'aide d'un grand filet, en forme de parapluie, attaché à une corde.

Leur appât, la rogue, était constitué d'œufs de poisson mélangés à du sable fin.

Et puis, il y avait la chasse qui passionnait mon grand-père mais qui ne laissait pas mon père indifférent. Ils avaient un pylône près de l'océan et ils y passaient une partie de leur journée, avec une bouteille de vin, ou deux, ou trois, et des sandwichs.

Pour attirer le passage ils emmenaient avec eux des appeaux. Des pigeons, dont les yeux étaient cachés par un capuchon, que l'on fixait sur des raquettes agitées de haut en bas par un jeu de cordes et qui, en faisant voler ces oiseaux, attiraient les tourterelles, palombes, etc. Cette chasse ne m'a jamais plu et je n'y ai été qu'une seule fois. Ce jour-là, j'ai tiré un coup de feu avec le fusil de mon père et le recul m'a brisé l'épaule.

Il y avait aussi les amis. Ceux des parents et les nôtres.

Les nôtres, c'étaient principalement les Giese. Ils habitaient une maison de résinier typique et pittoresque, mitoyenne de notre villa.

Les Giese s'appelaient, Michel, Louis, Madeleine, Bernard et Thérèse. Nous étions surtout liés avec Louis et Bernard. Ils avaient monté un "musée" d'insectes et de petits animaux assez repoussants. Nous les attrapions vivants et les piquions au formol.

Lorsque nous revenions aux Hirondelles, pour le déjeuner, mon grand-père ne manquait pas de dire "vous sentez le Giese" et il nous envoyait faire un brin de toilette.

Il y avait aussi les Maurel. Nicole et Robert. Nicole m'intimidait. Boubou, lui, ne pouvait dormir qu'avec la lumière allumée.

Je me souviens, qu'une fois, nous avons été à la messe, au Jaquey, dans une remorque attachée à la voiture de leur père. Mais le plus pittoresque était certainement le déplacement pour la chapelle de la villa algérienne. Celle-ci n'était pratiquement accessible que par la mer... On allait donc à la messe en pinasse, comme tout le monde. Quel enchantement !

Et puis, nous avions encore, Micheline Harlé, Eyveline Leperche, des tas de Cruse et de Peyrelongue et certainement beaucoup d'autres amis dont j'ai les noms sur le bout de la langue mais qui n'arrivent pas à mon stylo.

J'allais oublier de vous parler de notre fidèle compagne, "Annette-Pipette", une ânesse dont Mademoiselle Furet, l'institutrice des Courtois, était responsable. C'est elle qui l'attelait à la petite charrette anglaise et qui nous emmenait en promenade sur la route nationale.

Piquey, pour mon grand-père, c'était aussi l'occasion de frimer, un sport qu'il pratiquait avec talent.

Tenez, cet exemple :

Généralement nous allions à la messe au Jaquey, une chapelle en planches, beaucoup trop petite pour l'affluence (les enfants n'y étaient pas admis et participaient au Saint Sacrifice du dehors... en jouant aux billes, à la marelle ou à la "cachotte"). Cette chapelle avait été l'église provisoire de Lège pendant la construction de l'église actuelle. Cette dernière achevée, elle a été démontée puis remontée, à la fin des années 1920, au Jaquey. Un dimanche donc, au prêche, notre curé dit en pleurnichant que ses chaises étaient rongées par les mérules. Il implorait Dieu et ses paroissiens pour qu'ils l'aident à changer les plus abîmées.

... Le dimanche suivant, de nombreuses rangées étaient meublées de chaises un peu criardes mais flambantes neuves et, pour que nul n'ignore le nom du généreux donateur, les initiales M.A. (Maurice Auschitzky, vous l'aviez compris) étaient peintes en bonne place sur chacune d'elle.

Ou encore :

Mon grand-père avait un adversaire qu'il redoutait en la personne de Roger Achard, l'un des associés-gérants de Marie Brizard (il était assez proche de nous car il avait épousé Yvonne Ferrière, la belle-sœur de notre cousine Geneviève Bonifas).

Si les Hirondelles étaient de meilleur standing que la Maïnade, la pinasse des Achard était incomparable. C'était certainement la plus belle du Bassin. Un rêve d'émir ! Pour la conduire, Roger Achard portait une casquette de marin. Mon grand-père s'est alors acheté une casquette d'amiral. L'un est devenu président du Cercle de la Voile, alors l'autre a financé l'Amicale des Ostréiculteurs. C'était ainsi chaque été. Ces deux hommes, hors du commun, avaient l'un pour l'autre de l'admiration et de l'affection mais chacun devait prouver qu'il était le meilleur.

J'aurais encore plein de souvenirs à vous raconter. Tenez, par exemple, les séjours tant attendus du pépé. Pépé, c'était oncle Daniel, le fils aîné de Louis Auschitzky. Il était grand, dégingandé et il portait une barbiche poivre et sel. Il aimait les blagues et nous aimions lui en faire.

Une fois, tante Martha, très sérieusement, lui a dit qu'elle croyait la villa hantée. Au milieu de la nuit, les meubles de sa chambre se sont mis à bouger, puis à valser. Ils étaient manœuvrés de l'extérieur de la pièce par des ficelles peu visibles. Une autre fois, c'est un seau d'eau, en équilibre sur une porte, qui lui est tombé dessus. Ou encore - là, il eut très peur - il a fait pipi bleu. Il voulait faire venir un médecin, peut-être même un prêtre car il avait lu que ce drame annonçait la mort (c'était tout simplement le résultat d'un peu de bleu de méthylène que mon grand-père avait réussi à lui faire absorber)... Il y en eu d'autres pas toujours très fines mais percutantes car elles s'adressaient à un connaisseur.

Après dîner, oncle Daniel s'installait face aux parents et il leur lisait ses dernières œuvres : une pièce de théâtre, une nouvelle. Invariablement ma grand-mère l'interrompait au bout de quelques instants en lui disant : "Mon pauvre Daniel, vous vieillissez, ce texte est très mauvais!" Alors, vexé, il partait se coucher, espérant une nouvelle blague.

Et puis un jour, un Kradmelder vêtu d'un imperméable trop long, coiffé d'un casque et de lunettes de motard, s'est mis en travers de la route nationale et a dévié la circulation sur l'allée menant à la villa.

A cet instant précis, notre bonheur s'est écroulé.

Des tanks, des automitrailleuses, d'autres véhicules blindés, des soldats "vert-de-gris" entassés dans leurs camions ont déferlé dans le parc. Un gradé allemand, pas trop poli, est venu trouver mon grand-père et lui a dit que la villa était réquisitionnée.

Pendant plusieurs années elle servit de caserne aux blindés du Mur de l'Atlantique, puis de campement pour des prisonniers indiens.

A la Libération, seuls les murs tenaient encore le coup. Plus de plancher, il a brûlé. Plus d'électricité, les câbles ont été utilisés pour pendre le linge ou pour ficeler des colis. Plus d'eau, la tuyauterie a gelé et le sanitaire a été emporté. La villa est vide. Plus tard, nous retrouverons quelques meubles chez des habitants du pays. Nous le constaterons désolés, mais nous n'aurons pas la possibilité de les récupérer.

La famille était trop attachée à cette villa, et à ses souvenirs, pour l'abandonner. Elle tentera de la restaurer mais c'était une folie. Cette erreur coûteuse sera lourde de conséquences.

Elle sera vendue.

 

On ne peut pas être et avoir été.

La villa des Hirondelles aujourd’hui

 

Grand Piquey.

Cette belle page de mon enfance est définitivement tournée.

Hubert AUSCHITZKY

publié dans

 

les 14 et 16 août 1993.