Appendices Auschitzky

 

TUNISIE 1940 – 1942

 

La Tunisie, pays de protectorat, n’eut pas à souffrir directement de la défaite de la France en juin 1940. Elle participa toutefois à la guerre en métropole en y envoyant des renforts en hommes et en matériel, en même temps qu’elle assumait la protection des confins du Sud Tunisien dans l’attente probable d’une attaque Italienne.

Après la défaite, des démobilisés français de tous grades, envisagèrent de rejoindre les Forces Françaises Libres qui se constituaient. Le territoire le plus proche battant pavillon britannique était Malte. Ils s’aperçurent bien vite qu’il était matériellement impossible de s’y rendre.

C’est à ce moment que le Résident Général de France en Tunisie, M. Peyrouton proclama à la radio et publia dans la presse son refus de reconnaître le gouvernement de Vichy. Deux jours après, il retourna sa veste après avoir reçu un envoyé du Maréchal qui lui offrit le siège de Ministre de l’Intérieur. Il l’accepta aussitôt. Le 24 juin 1940 il prononça un discours en tous points contraire à celui qu’il avait fait 48 heures auparavant.

En entendant ce discours de reniement le Commandant Drogou, commandant le sous-marin Narval accosté à Sousse, décida de gagner Malte. Il embarqua à la dernière minute le Capitaine Robert du 1er Régiment Etranger de Cavalerie.

Débarqué à Malte, ce dernier rejoignit Alexandrie où il se mit aux ordres du Colonel de Larminat qui lui donna la mission d’organiser en Tunisie un groupe radio qui signalerait à Malte tous les convois ennemis longeant les côtes tunisiennes pour ravitailler en Tripolitaine les troupes italiennes qui s’opposaient à la VIIIe Armée Britannique.

Le Capitaine Robert fut déposé de nuit par un hydravion au fond du golfe d’Hammamet. Il fut découvert le lendemain mais il avait eu le temps de remettre à un ami un poste de radio et un certain nombre de consignes et d’instructions.

Arrêté, le Capitaine Robert fut déféré à la cour martiale de Gannat qui venait d’être créée par le Maréchal. Il fut acquitté.

Entre-temps, le groupe qui s’était constitué installait des postes au Cap Bon et à Tunis signalant à la R.A.F. et à la Royal Navy tous les convois ennemis destinés au ravitaillement des troupes italiennes et allemandes de Tripolitaine.

17 bateaux ennemis furent détruits (la France et son Empire dans la guerre, Tome I p. 218).

Le 8 novembre 1942 le débarquement allié sur les côtes marocaines et algériennes provoqua une modification de la situation militaire en Méditerranée.

Dès le lendemain les Allemands débarquèrent à leur tour en Tunisie, occupant Tunis et sa banlieue puis avancèrent en direction de la frontière algérienne. L’Amiral Esteva, Résident Général, n’opposa aucune résistance au débarquement allemand.

Dans leur grande majorité les officiers de réserve de Tunisie rejoignirent leurs unités en Algérie.

C’est ce que fit le mari de Martha.

Deux mois après, l’Amiral Esteva donna au Colonel Dujonchay, son Chef de Cabinet qui était également chargé de la Sécurité, l’ordre d’arrêter Martha dont le mari, selon ce qu’il avait déclaré au cours d’une réunion publique quelques temps auparavant, était « un individu dangereux ».

Martha fut arrêtée le 19 Janvier 1943.

L’épouse d’un officier d’active qui était demeuré à Tunis, tandis que son mari se battait en Algérie obtint une audience du Colonel Dujonchay. Elle lui demanda pour quelle raison Martha avait été arrêtée et emprisonnée. Il lui répondit textuellement : « Qu’elle dise où est son mari et je la mettrai en liberté. Si elle ne le dit pas elle restera en prison ».

Elle y resta, en effet, 28 mois dont 26 en déportation.

Son périple fut le suivant :

19 janvier – 2 avril 1943 : Prison de la Kasbah à Tunis.

4 avril : Transport à Naples par avion.

5 – 7 avril : Prison d’Alexanderplatz à Berlin.

7 avril 1943 – 28 avril 1945 : Camp de Ravensbrück.

Pendant sa déportation Martha griffonna sur des chiffons de papier ce qu’elle voyait ou entendait dans la géhenne où elle vivait.

Pour éviter les fouilles auxquelles les déportées étaient systématiquement soumises elle cachait ses notes, là où elle le pouvait, le plus souvent dans la paillasse qu’elle partageait avec sa camarade Odette Moreau.

Dès que les portes des camps s’ouvrirent fin avril 1945, les survivants se répandirent comme une marée humaine, toutes nationalités confondues – Martha, pour sa part, eut à se défendre contre des Polonaises, véritables sauvages, qui volaient tout ce qu’elle pouvaient à leurs compagnes de misère aussi affamées et démunies qu’elles. Elle dut de battre à coups de poings et de pieds pour sauver ses papiers qui étaient pour elle de véritables trésors comme les rares cartes ou lettres qui lui étaient parvenues au camp. Malheureusement la plupart de ces notes disparurent dans la mêlée.

Parvenue non sans peine à Paris après avoir traversée la Hollande et la Belgique Martha fut accueillie à Paris par nos amis Wante.

Je fus avisé de son arrivée par un télégramme du Service Social de la Première Armée adressé au Capitaine Jalabert, Chef de la Sécurité de la 1ère Armée ((je portais ce nom depuis notre entrée en Allemagne).

Je retrouvais Martha après trois ans de séparation et de recherches. Son regard vif, son sourire me rassurèrent. Je fis aussitôt transmettre la nouvelle à sa fille Annick ainsi qu’à son fils Jean qui, comme chef de char avait fait les campagnes d’Italie, de France et d’Allemagne.

Par miracle nous nous retrouvions tous les cinq vivants après avoir été dispersés par la guerre durant près de trois ans dans des pays différents. Soignés pendant des semaines à Ville-d’Avray à la clinique du Docteur Deveaux, un vieux médecin hors de pair, elle reprit peu à peu le dessus en se sentant « vraiment libre », selon son expression.

Elle retourna en Allemagne, mais cette fois la tête haute, traversant le Rhin sur le pont de bateaux de Spire, m’accompagnant sur les bords du lac de Constance, puis au Tyrol. Elle acheva sa convalescence en Bretagne, à Loctudy, au bord de la mer, dans une maison construite par nous en 1938, à la veille de la guerre.

A cette époque, ce qu’elle avait vécu était présent à sa mémoire, c’est à ma demande et à celle de ses enfants, qu’elle commença à reconstituer son Carnet.

Ce carnet révèle à chaque page son courage, sa volonté de survivre malgré les misères physiques dont elle eut à souffrir et les horreurs dont elle fut le témoin pendant près de trois ans, manifestant à chaque occasion son cran, sa bonté et sa générosité à l’égard de ses compagnes conservant, ce qui est inimaginable, un humour inné qui parvenait à la faire rire d’elle-même.

Tel était son caractère.

Yves Perrussel

 

 

LE CARNET DE MARTHA[1]

 

 

Igls – 6 km d’Innsbruck.

2 août 1945 16 heures.

 

Yves est parti hier à Paris, en avion, accompagner l’ex-Président Laval [2] et sa femme, tous deux arrêtés le 31 juillet en zone américaine et livrés aussitôt aux autorités françaises.

Yves étant directeur de la Sûreté d’Autriche fût désigné pour la surveillance de ces illustres personnages et je fus chargée de la garde de madame, avec mission de veiller sur elle minute par minute. Du 31 juillet 10 heures du soir jusqu’au 1er août 4 heures de l’après-midi je ne l’ai pas quittée ; dans une cellule voisine Yves était auprès de Laval.

La revanche est trop belle pour ne pas aujourd’hui même commencer à écrire mes souvenirs de captivité. 

 

Tunis

Mardi 19 janvier 1943

 

A 10 heures ½ du matin revenant de faire des courses je trouvais devant notre porte du 5 rue du Hanon, un Monsieur qui m’attendait en compagnie de la sœur de notre femme de chambre italienne.

 - Madame Perrussel ? 

- Moi-même.

 Ce monsieur, petit, rond et rose me dit :

- Je suis de la sûreté.

- Entrez Monsieur.

- C’est que, Madame, je n’ai rien à faire chez vous, c’est vous qui devez me suivre.

- Bien, mais dans une demi-heure, je dois, avant, aller au lycée de jeunes filles et je veux prévenir une amie de s’occuper des enfants dans le cas où vous auriez

  l’intention de ne pas me relâcher tout de suite.

- Entendu, Madame, dans une demi-heure, j’y serai.

Je partis vite au lycée d’Annick où j’avais effectivement rendez-vous avec un de ses professeurs et ensuite je bondissais chez Annie la prévenir et lui recommander Annick et Guy.

Chemin faisant, ma première pensée fût d’essayer de me cacher mais la crainte d’exposer les enfants m’a arrêtée.

Je revenais donc sagement à la maison où je retrouvais mon mouchard. Avec lui je descendais (Je croise dans l’escalier le caissier de la librairie Tournier qui venait encaisser la note des livres achetés pour Noël et le jour de l’an. Je le prie de s’adresser à l’étude et je continue de descendre… sans me presser… prenant un malin plaisir à faire attendre celui qui paraissait si heureux de m’arrêter). Une auto allemande était rangée le long de notre trottoir. Je monte, à mes côtés un agent de la gestapo mais parlant français.  

[……]

J’attends un moment dans un petit hall au premier étage. L’agent français toujours avec moi ce qui me donne le temps de lui dire :

- Joli métier que vous faites.

- Que voulez-vous dire Madame ?

- Je dis que vous faites un joli métier que d’arrêter des Français pour les livrez aux Allemands.

-  !!!.

Une porte s’ouvre et on me fait rentrer dans un bureau où j’étais reçue par deux officiers, un agent en civil et mon Français.

-Si vous voulez bien répondre aux questions que nous allons vous poser vous serez libre de revenir tout de suite chez vous.

Et l’interrogatoire commence. Interrogatoire qui durera vers 1 heure ½. Ils me posèrent beaucoup de questions sur Yves, sur son travail, sur sa vie, sur les gens qu’il voyait, me nommèrent certains de ses amis sur lesquels ils voulaient des précisions, entre autres les noms de Tardy (mort depuis en prison à Berlin), de Bauscher, de Lips, de Carlini et Lisette, des consuls et vice-consuls d’Amérique, de Baby Athias, etc.

- Vous avez Madame une grosse fortune n’est-ce pas ?

- Malheureusement, non.

- Pourtant vous êtes très généreuse…

- J’aide dans les mesures de mes moyens les pauvres gens…

- Ce n’est pas ce que nous voulons dire.

- Alors que voulez-vous dire ?

- Vous pouvez aider certaines personnes qui n’ont pas le même idéal que nous…

-  Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, expliquez vous.

               - Nous savons pourtant que vous avez donné de fortes sommes à un certain Monsieur.

               - C’est faux.

               - Vous avez tort de ne pas vouloir parler.

J’avais donné en tout et pour tout dans les 2.300 Fr. ou 2.500 Fr. à un nommé Dutertre qui se faisait appeler Henry, mais je me gardais bien d’en parler.

               - Quelles sont Madame les personnes que vous voyez le plus à Tunis ?

               - Monsieur, pourquoi me le demandez vous alors que certainement vous le savez ?

En effet, ils étaient très bien renseignés et nos amis intimes furent nommés.

               - Vous êtes très amie n’est ce pas avec M. et Mme Eyquem ?

               - Oui.

               - Mme Eyquem est pourtant juive.

               - Et puis après en quoi cela peut-il changer l’affection que j’ai pour elle ?

J’étais furieuse… Il n’insista pas. Et ils reprennent les questions sur Yves :

               - Nous savons, Madame, que vous êtes parfaitement au courant du travail de votre mari.

               - Evidemment puisque je vis avec lui et que l’Etude est près de l’appartement.

               - Ce n’est pas du travail de son Etude dont nous parlons, mais de son autre activité.

               - Quelle activité ?

               - Vous avez tort de faire l’innocente car nous savons de façon formelle que vous continuez à communiquer avec votre mari, que vous recevez souvent de ses nouvelles et ses instructions.

               - Malheureusement, je n’ai aucunes nouvelles de mon mari depuis son départ…

               - Ce n’est pas vrai…

               - C’est absolument vrai.

               - Vous mentez car celui qui vous transmet des nouvelles a parlé et avoué.

               - Si quelqu’un est chargé de me transmettre des nouvelles je ne suis donc pas en communication directe avec mon mari, comme vous me le disiez tout à l’heure.

Il n’a pas réfuté directement ma réponse et me disait à nouveau :

               - Nous savons que vous avez des nouvelles de votre mari… Pourquoi ne pas avouer… Si vous avouez vous serez avec vos enfants dans un instant.

               - Je vous répète que je n’ai malheureusement aucunes nouvelles de lui…

De nouveau, ils me faisaient répéter la date du départ d’Yves, comment il était parti. De nouveau, réponse chasse au sanglier, départ le 7 novembre, etc.

De nouveau des tas de questions sur les agissements d’Yves.

Je restais très calme et froide. Et bien entendu ils n’ont obtenu aucun renseignement.

Yves ne m’avait jamais mise au courant de son travail et de son activité. Je me doutais, c’était tout.

Ils ne m’ont pas maltraité pour me faire parler, ils n’ont pas essayé de m’intimider en me brutalisant. De ce côté j’ai eu de la chance car bien des camarades rencontrées depuis au camp ont passé de dures heures entre leurs mains.

Vers 1 heure ½, renonçant à obtenir des renseignements, ils me disent :

               - Puisque vous ne voulez pas parler, nous sommes obligés de vous garder.

               - Je n’ai rien à vous dire.

Et me voilà repartie en auto avenue de Paris, avenue de France, rue Bab-Souika et à la kasbah. Arrêt devant la sinistre porte "Prison Militaire". Je descends, la gestapo sonne. La lourde porte s’ouvre, se referme derrière vous. Un lourd verrou, double tour d’une énorme clé, nous franchissons une grille de fer. Je rentre dans une petite pièce sombre. Sur un grand registre, un allemand inscrit mon identité, fouille mon sac, et pendant ce temps j’ai pu lire quatre lignes plus hautes que mon nom, le nom de Samama. Lui aussi. Il y avait eu perquisition à l’Etude le matin. J’avais vu les deux officiers et j’avais assisté à la fouille du bureau d’Yves. J’avais oublié de cacher le pistolet qu’ils ont pris bien entendu à mon grand regret. Pendant qu’on m’interrogeait avenue de Paris, Samama était emmené directement à la kasbah.

Mon identité prise, j’entends :

               - Madame, suivez-nous.

C’était mon gardien français cette fois. Nous traversons une petite cour avec des platanes, quelques fleurs et du soleil, ouvre une grosse porte de fer, de nouveau une cour mais celle-là et étroite et sans soleil. Un couloir plutôt qu’une cour et sur la gauche une série de cellules à l’aspect plus que sinistre.

Arrêt devant le 56… Pour alerter Samama au cas où il serait là, à la porte de cette cour, je disais à voix haute :

               -Cette cour est accueillante.

Aussitôt des bouts de nez apparaissaient derrière les barreaux et j’entendis la voix terrifiée de Samama :

               - Vous aussi Madame ?

               - Oui.

               - Chut, me disait le gardien de la cellule suivante.

               - Oh ! Madame Perrusel… King est au 59.

King, Samama, deux amis. Je me souviens du réconfort subitement ressenti.

La porte du 56 est ouverte… Affreuse. La cellule type des romans et des films. Rien n’y manquait : les murs autrefois blanchis à la chaux, maintenant maculés de taches de punaises écrasées ou de moustiques. Des inscriptions, des dessins, comme sommier un bas flanc de ciment, comme matelas une paillasse, un polochon, tous deux aussi répugnants que peu douillets, une cruche ou plus exactement une gargoulette, un petit balais de palmier, une cuillère… et quelle cuillère !!! Au fond de la cellule une porte, derrière cette porte un recoin noir, sans jour ni air… C’était le sanctuaire "tinette" elle aussi hélas était la vraie tinette… Vieux récipient sans couvercle, rouillé et puant… Clou au mur comme toute décoration. La visite domiciliaire fût vite faite. J’étais terrifiée, mais espérant la farce passagère, je décidais de prendre l’aventure sportivement.

J’avais encore toutes mes illusions ;   la farce ne serait que passagère.

Dès la porte fermée, les pas du gardien éloignés, je me hissais… un pied sur le bas flanc, l’autre sur le rebord du guichet… jusqu’aux barreaux qui surmontaient la porte, seule ouverture pour la lumière et l’air…

D’une voix en sourdine j’appelais :

               - Samama !

Une voix pleine de pitié me répond :

               - Madame, vous aussi ?

               - Vous ont-ils interrogée ?

               - Oui… et vous ?

               - Moi… non ! Du courage, Madame.

               - Mais oui bien sure.

Puis j’appelle :

               - Tommy !

Du fond de la cellule d’en face (car le 59, cellule de King, était exactement en face de la mienne) une voix répond :

               - Qui m’appelle ?

Et une minute après deux mains gantées s’accrochaient aux barreaux et apparaissait la figure sympathique de Tommy qui demande une seconde fois :

               - Qui m’appelle ?

               - Le femme d’Yves.

               - Oh ! Martha… quel scandale !

A ce moment un grand bruit de clefs nous fait vivement dégringoler de nos perchoirs… Des pas s’arrête devant une cellule… la clef dans la serrure, deux tours, le gros verrou… la porte s’ouvre au grand jour pour un moment… et le gardien de tout à l’heure suivi d’une gardienne qui me regarde avec beaucoup d’intérêt :

               - Bonjour Madame, bonjour Madame. Que vous manque-t-il ? Me demande-t-elle.

Etait-ce ironie ou simplement habitude ?

               - Rien, je ne peux être mieux installé que je suis, dis-je d’un ton moqueur, nullement de mauvaise humeur, car sincèrement, je n’étais pas de mauvaise humeur… J’étais si confiante de ne pas en avoir pour longtemps.

               - Vous n’avez pas de sac de couchage, ni d’enveloppe de traversin, ni de couvertures, je vais vous chercher tout cela.

Elle part et revient peu de temps après m’apportant du beau linge : un sac de couchage constellé de petites tâches marron, signe de nombreuses piqûres, l’enveloppe du polochon dans le même état de linge mal lavé en plus une étoffe de bonne toile, bien rugueuse… Quel doux oreiller j’allais avoir. Les couvertures heureusement très propres. La bonne femme prétendait avoir choisi l’enveloppe la plus propre. Elle était pleine de compassion et de sollicitude :

               - Mon Dieu, si Maître Perrussel vous voyait, car je connais bien votre mari, mais ne vous en faites pas, ils ne vous garderont pas longtemps… Peut-être 10 à 15 jours…

Et dire que ce jour-là, le quinzième, m’avait paru une échéance si lointaine…

               - Je vous porterai votre soupe vers 4 heures ½.

Et elle repart. La lourde porte se referme, la cellule retrouve sa pénombre et le silence. Et pour toute compagnie cette affreuse crasse qui m’entoure. Tout se tait. Personne ne parle. Je m’asseyais sur le rebord du lit après l’avoir recouvert d’une couverture de Gabès aux raies multicolores. Et voilà ! J’attendais… quoi ?... Rien !

Je n’avais pas d’affaires de toilette… Rien. J’étais vraiment toute seule.

A 4 heures ½, bruit de clés, les cellules s’ouvrent les unes après les autres, la soupe… Une gamelle dans chaque cellule, puis les portes se refermaient. Tout le monde servi, les gardiens repartent et à ce moment la cour semblait se réveiller :

               - Ils ont oublié le sel… Oh ! Les cochons… Moi je n’ai que de l’eau, etc.

Que des voix d’hommes, j’étais la seule femme. Puis je suis interpellée :

               - Le 56 comment ça va ?

Ne sachant pas mon numéro de cellule, j’avoue qu’un peu émue et pénétrant dans la cour j’avais omis de regarder mon numéro. Un second appel :

               - 56… Répondez ?

Puis d’une cellule un peu éloignée, j’entends :

- Oh ! M… c’est une femme !

               - Vous pourriez être polie pour les femmes ?

- Oh ! Excusez-nous, Madame, c’est que nous avions donné à l’avance un nom au futur habitant du 56 mais nous n’avions pas prévu que ce pourrait être une

  femme… alors il faut chercher un nom de femme c’est pourquoi j’ai juré !

               - Et quel nom aviez-vous choisi ?

               - Marius.

               - Très bien, appelez-moi Marius, ça me plait.

Et depuis ce nom m’a suivi durant toute ma captivité.

Quelques mots encore étaient échangés puis les anciens sagement nous imposaient le silence jusqu’à 6 heures 1/2, heure à laquelle la garde de jour allemande partait et un seul gardien allemand venait pour la nuit et il ne pensait, paraît-il, qu’à manger, boire et fumer en écoutant la T.S.F…aussi, à ma stupéfaction, une fois le gardien français étant venu pour rechercher les gamelles vides et nous ayant souhaité bonne nuit… la cour devenait déchaînée : bavardages, chants, histoires. Chacun à sa fenêtre grillagée essayait d’oublier les misères pour maintenir son moral et celui des copains. Ce soir-là, Yamama, baptisé Prosper, et moi nous eûmes les honneurs de la cour : les présentations furent faites. Celui qui m’annonçait que King était au 59 était Assias, le directeur du Paris. Il paraissait me connaître ainsi qu’Yves. Moi, je ne le connaissais absolument pas.

Au premier étage, il y avait Luntz qui me disait aussi très bien connaître Yves. A côté de lui Tiné que j’avais imprudemment aidé, mais comment résister à l’idée d’avoir des nouvelles d’Yves ? Ce serait à recommencer que je le ferais exactement sans la moindre hésitation. Je m’attendais à être interrogée sur son évasion, mais pas un mot là-dessus. J’en fus étonnée.

Au 57, un Maltais enfermé depuis 40 jours… Effrayant pensais-je !

Au 58, un ardent communiste, Victor, brave type…

Au 1er étage, deux Bizertois arrêtés dans la rafle du bar Max, et un Anglais dénommé Bouboule.

La nuit envahissait nos cellules… Bien entendu pas d’électricité, ni de lampion. Un seul refuge : dormir. Mais comment avoir le courage de se coucher dans ce sal de couchage, si sal. Je n’avais du reste absolument pas sommeil aussi je m’asseyais sur ma couverture et restai ainsi toute la nuit, ayant très froid car je n’avais sur moi que mon tailleur marron, pas de manteau… C’est long toute une nuit sans dormir !

Le lendemain à 8 heures Mme Maquet venait :

               - Bonjour, Madame, vous êtes déjà levée et prête ?

               - Je ne me suis pas couchée.

               - Oh ! Pourquoi, ce n’est pas raisonnable. Je vous porte un café chaud.

Et la brave femme, désolée, me propose un peu d’eau chaude.

               - Inutile, je n’ai ni savon, ni serviette, ni aucune affaire de toilette, ni linge de rechange. Je pense qu’on a prévenu chez moi et que je vais recevoir ma valise.

               - Je dirai au chef de demander si on a réclamé votre nécessaire de toilette.

               - Je voudrais surtout savoir si on a prévenu les enfants qui doivent être très inquiets. J’avais demandé à l’Allemand qui m’a accompagné de prévenir chez moi.

               - J’essayerai de le savoir.

Puis elle repart me disant qu’après la toilette des hommes et leur promenade, elle viendrait m’ouvrir pour ma sortie de 10 minutes de va et vient dans notre cour.

Je ne pensais qu’à une chose, essayer de parler à Semama.

Une porte s’ouvre, un homme sort, de l’eau coule :

               - Dépéchez-vous de vous laver..

               - Oui, Oh ! Oui.

Quelques minutes, puis le robinet se fermait. Des pas, puis une porte se referme… des tours de clefs… une autre s’ouvre… C’est au client suivant : une toilette de chat les malheureux.

Quand tous eurent fini, la gardienne fidèle à sa promesse revint :

- Voulez-vous sortir Madame ?

               - Oui.

Je voulais absolument essayer de rassurer Semama. En passant devant sa cellule, le 51 ou le 52, tout en marchant, je murmurais : « M. Semama ».

Il veillait certainement derrière la porte car aussitôt il apparaissait aux barreaux. La gardienne était affolée :

               - Attention, Madame, c’est formellement interdit.

Me fichant éperdument de son avertissement, je l’arrêtais et à voix basse, il me dit :

               - Avez-vous avoué l’argent versé ?

               - Bien sur que non.

               - Ah ! Bon, parce que je n’ai rien inscrit sur les livres.

               - Soyez sans inquiétude… je ne parlerai jamais.

La gardienne, plus morte que vive, vint violemment me tirer par la manche :

               - Madame, je vous en prie, on vient…

Et je repris mes cent pas.

Derrière chaque barreau un museau venait curieusement voir la nouvelle arrivée.

Semama espérait qu’on s’occuperait de nous pour nous tirer vite de là.

               - Soyez courageuse, Madame.

               - Je le suis, vous aussi, mais tenez bon.

Comme moi, il n’avait aucune affaire de toilette et vraiment on se sentait misérable sans rien.

Le gardien est venu me voir pendant ma promenade, il me parlait d’Yves et s’étonnait que je ne sois pas partie avec lui. Le gardien s’appelait, je crois, Salerno.

J’oubliais de marquer que le matin j’avais reçu la visite de plusieurs gardiens, tous paraissaient très dévoués à Yves et venaient me demander si j’avais besoin de leur service, un particulièrement, Henriquet, insistait beaucoup pour que je n’hésite pas à faire appel à son aide. Sans les enfants, j’aurais certainement tenté de m’évader. J’aurais facilement à ce moment là, trouvé les complicités nécessaires, mais toujours pour la même raison je voulais rester tranquille ne voulant pas compromettre la sécurité des enfants pour lesquels j’étais déjà assez inquiète.

Je priais Henriquet d’aller chez Ania dire où j’étais et lui réclamer mes affaires de toilette, du linge de rechange, mon manteau et des livres si c’était autorisé.

Il m’a promis d’aller le soir même dès son service terminé.

A 11 heures, repas… une purée de févettes devant laquelle je fis la moue.

J’étais encore difficile. Depuis, combien de fois ai-je évoqué ma purée de févettes comme un vrai régal.

               - Mangez, Madame, il faut vous soutenir. Ne leur donnez pas le plaisir de vous voir affaiblie.

               - Oh ! Ne craignez rien, je ne gémirai pas devant eux.

Trois ou quatre cuillères furent mon déjeuner… Il était 11 heures ½, il fallait attendre jusqu’au soir… Et le soir venu, que m’apporteraient-ils ? Rien de plus que ce jour. Rien de moins que demain. Ces premières heures sont terribles. Rien à faire. Absolument rien. Toutes les cinq minutes je regardais ma montre… Dire que les heures passent si vite dans la vie courante. Pour me distraire, j’examinais avec attention les inscriptions gravées sur le bas flanc de ciment : 7 ans de réclusion ; à Lulu pour la vie ; et de beaux cœurs percés d’une flèche ; deux oiseaux se bécotent ; mort à la vache de capitaine qui m’a fait enfermer ici ; 10 ans de réclusion, Tintin ; etc. Des hommes sont restés des années là-dedans… Au bout de 24 heures je ne tenais plus en place. Cette seconde journée fut une des plus mauvaises… Je n’étais vraiment pas encore acclimatée et me sentais terriblement seule. Yves était loin. Je n’avais aucunes nouvelles, je ne pouvais espérer aucun secours de lui, et j’avais si mal depuis des mois de son départ. Je comprenais fort bien qu’il soit parti mais je ne pouvais arriver à admettre qu’il soit parti sans rien me dire, qu’il m’ait quitté comme une étrangère alors que le soir même il confiait bien des choses à des amis qui eux auraient du être des étrangers pour lui et non pour moi. Il n’a pas eu confiance en moi, alors qu’il a eu confiance en eux… Moi qui l’aimais toujours aussi ardemment ce fut très dur pour moi et j’en ai gardé une très grande amertume, très longtemps. Par la suite, ses télégrammes et lettres ont tellement adouci cette impression que je reprenais confiance.

Je pensais à Annick qui devait avoir tant de peine, je pensais à Guy qui paraissait si ému pendant la perquisition de bureau de son papy. Et je me félicitais d’avoir tenu bon et d’avoir, contre son gré car il ne voulait pas me laisser seule, envoyé Jean loi des boches. Son père aussi jugeait son départ inutile. Si je n’avais exigé et précipité ce départ, Jean à cette heure serait certainement dans une autre cellule. De nous cinq il valait tellement mieux que ce soit moi qui me trouve entre leurs griffes. Cette pensée m’a si souvent soutenue.

Au début de l’après-midi, Mme Marquet revenait pour nos minutes d’aération puis soupe du soir… Puis réunion quotidienne à travers les barreaux. Curieuse sensation cette conversation sans se voir, sans connaître les interlocuteurs sauf Samama et King qui était du reste assez silencieux. La camaraderie se resserrait autour de moi, seule femme. Ils étaient tous très gentils. Chaque matin, leur premier mot était :

               - Bonjour Marius.

               - Bonjour Marius. Les uns après les autres me demandaient si j’avais bien dormi, si le moral était bon, si je n’avais pas trop froid. Chaque soir :

               - Bonsoir Marius. Bonne nuit.

               - Rêvez de douces choses. Bonsoir.

 C’était peu, alors que j’aurais voulu le bonsoir d’êtres chéris, les baisers des enfants, mais c’était beaucoup dans ma solitude.

Ce deuxième soir, commençant à trouver les tâches moins voyantes, je m’étendais toute habillée sur le sac, les couvertures sur moi. Je sombrais bientôt dans le sommeil, mais combien de fois par nuits, je m’éveillais les premiers temps.

Le lendemain matin, quand Mme Marquet vint, je lui demandais un peu d’eau chaude. Deux jours sans me laver, sans me déshabiller =, c’était trop, je ne pouvais attendre plus longtemps sans me passer un peu d’eau sur tout le corps. Elle m’apporta un bain de pied en zinc rempli d’eau bouillante et un tout petit bout de savon.

Je me frottais et m’aspergeais. Mon mouchoir fit office de peignoir de bain. L’ennuyeux fut de remettre du linge sal alors que j’étais propre, mais qu’y faire ? Cette douche me fit du bien.

Ma cellule minuscule m’interdisait tout exercice. Je l’avais mesurée, mais je ne me souviens plus exactement des mesures. Elle ne faisait pas 2 mètres de large et dans les 3 mètres de long.

Chaque matin il y avait la corvée parfumée vraiment charmante… Un prisonnier, arabe ou juif de préférence était chargé de vider les tinettes dans un grand récipient qu’il apportait au milieu de la cour. Les prisonniers devaient apporter à leur porte leur tinette et l’homme de la corvée les vidaient. Moi, femme, j’avais le privilège de ne pas toucher à ma tinette. Une odeur affreuse se répandait dans la cour et les cellules pendant la promenade de ces instruments indispensables, les tinettes, n’étaient vidées que par les prisonniers qui, tout en faisant leur toilette, passaient un peu d’eau dedans, et encore quelquefois on leur interdisait ce minimum d’hygiène. Du temps des gardiens français, les prisonniers purent toujours les nettoyer, c’est plus tard sous la surveillance des P.P.F. que ces derniers prirent un malin plaisir à nous brimer par des mesures de ce genre.

Quand j’avais des oranges ou des pamplemousses, je jetais toujours les épluchures dans ma tinette dans l’espoir de la parfumer un peu. En prison on apprend à tout utiliser.

Le surlendemain de mon arrestation, c’est-à-dire le jeudi, je recevais enfin un paquet contenant mes affaires de toilette, un peu de linge, mon manteau : quelle joie… Un peu de la maison… dans une cellule.

Le 3ème soir, revêtue d’un pyjama à Yves qu’ils m’avaient envoyé. J’envoyais au diable mes préjugés bourgeois… La crasse simple habitude, le polochon dur, question d’éducation… Et sans grimace je me glissais dans mon sac douteux. Evidemment c’était dur, j’étais bien mal couchée, mais comme déjà j’étais plus confortable qu’hier sans mes vêtements, je ne dormis… pas beaucoup, mais moins agitée que la veille. Je m’y ferai sûrement. Et ainsi des jours se suivirent. Réveil ; toilette ; promenades ; distraction de la promenade des hommes. Je ne manquais jamais de dire un petit bonjour à Samama. Si le gardien était là, sans parler, un petit bonjour muet lui faisait autant de plaisir qu’à moi, car je me souviens qu’un jour, un peu découragée, je n’avais même pas le goût de m’amuser à regarder les hommes se promener et même pour Samana, je n’avais pas bougée, et dès qu’il avait pu il m’avait demandé d’une voix inquiète :

               - Madame, vous ne m’avez pas dit bonjour ce matin, vous êtes malade ?

               - Non, je ne suis pas malade.

Je me promettais de ne plus omettre ce geste de sympathie dont il avait autant besoin que moi.

Pendant des jours : tinettes, sieste, promenade, lecture, soupe, bavardages et chants, histoires de Luntz qui avait un moral merveilleux. Chaque soir il nous distrayait beaucoup. Il a un don particulier pour entre autres, mimer vocalement la visite d’une ménagerie. Un autre nous récitait les poèmes composés pendant les heurs mornes de la journée. King quand il se décidait à parler se lançait dans de grandes dissertations philosophiques remplies d’humour. Moi, j’avais une spécialité, oh ! bien bêtasse, mais qui les mettait en joie, je chantais en duo avec "Victor le rouge" une chanson idiote que ce dernier m’avait apprise. « Dans la leçon il y a un grand trou ».

Le moral se maintenait bon, il le fallait à tout prix, et nous faisions tout, les uns et les autres, pour faire régner une bonne entente aussi gaie que possible dans notre cour royale. Les heures étaient longues mais on arrivait à les tuer avec la lecture, un peu de tricot et les rares événements qui venaient troubler la monotonie de la vie.

Ma première parole le matin à mme Marquet c’était pour lui demander les nouvelles… C’était notre grande inquiétude. Nos Amis avançaient-ils ? Mais Mme Marquet n’était jamais très renseignée ou avait peur de me donner des nouvelles. Et dès que l’un d’entre nous apprenait une nouvelle, bobard ou vraie, aussitôt il la transmettait, et de cellule en cellule elle avait vite fait le tour.

Les gardiens étaient très braves et venaient toujours me donner les derniers tuyaux. Malheureusement ça ne marchait pas aussi rapidement que nous l’aurions désiré.

 

Cahier abandonné à Innsbruck, ouvert à nouveau à Gairant en juillet 1979.

 

J’en étais restée au temps heureux des gardiens français.

Mais un beau matin, une invasion de P.P.F., des petits morveux arrogants, les uns en civil, les autres en uniforme écusson rouge avec francisque du Maréchal.

Que se passait-il ?

J’attendais avec impatience Mme Marquet. Elle arrive accompagnée d’un de ces nouveaux, la figure chavirée… muette. Avec peine j’ai obtenu mon eau chaude, mais ce matin-là, pas de café.

Les seules paroles :

               - Je viendrai vous chercher tout à l’heure pour la promenade.

Dès qu’elle revient :

               - Que se passe-t-il Mme Marquet ?

A voix basse :

               - Oh ! Ma pôvre, tous les anciens gardiens ont été enfermés hier au soir, je ne sais pas si on va les relâcher. En tous cas ils sont remplacés par toute cette bande.

               -Vous restez au moins ?

               - Pour le moment… oui. Allez, venez faire votre promenade, mais faites attention, nous sommes très surveillées.

En effet, aussitôt nos premiers pas dans la cour, 2 P.P.F. arrivaient, puis 3, puis 5, puis une nuée à me regarder. Ma patience éclate :

               - C’est amusant, n’est-ce pas de voir une prisonnière tourner en rond dans une cour sinistre.

Pas question ce jour-là de dire un petit bonjour aux amis. Ma promenade terminée, au tour d’Olive occupant la cellule voisine de la mienne. Et je l’entends à son tour rabrouer nos nouveaux gardiens, les priant avec une voix aussi gracieuse que la mienne de lui ficher la paix.

Sur la porte de cellule un rond avec dedans une croix, signe de grand secret. Je ne devais communiquer avec qui que ce soit, donc, surtout pas parler à ma voisine Olive. Et, à propos d’elle, huit jours après son arrivée, séance de douches, et alors que nous ne devions pas nous parler, on nous fait sortir ensemble. Et ensemble on nous enferme sous la même douche. Quel fou rire et quelle revanche de parlottes.

Pour en revenir à nos nouveaux gardiens, ils ont tout mis en œuvre pour essayer de nous faire sentir notre faiblesse de prisonniers et accumuler les vexations. Pendant toute la journée, ils passaient leur temps à ouvrir et fermer mon guichet et celui de Charlotte.

Nous en étions excédées.

Le lendemain, même manège. J’accrochais ma serviette pour éviter tout regard indiscret.

A toute heure de la journée nous étions espionnées. Tout ce qu’ils pouvaient entendre était inscrit et mouchardé. Chaussés de pantoufles ils rasaient les murs des cellules. A la nuit tombée, ils troquaient leurs pantoufles contre de gros sabots, courant sur le toit des cellules en faisant rouler des boulets de pierre.

Des rondes à toute heure de la nuit. Tout ce qui pouvait nous empêcher de dormir les mettait en joie.

Un matin, à 4 heures, branle bas, grands coups dans toutes les portes. Une voix gutturale nous commandait en allemand : « Levez-vous ! ». Derrière le boche, les P.P.F. cognaient à nouveau brutalement et gueulaient « levez-vous. Habillez vous ».

Nous avons tous eu la même pensée : « C’était le grand départ ».

Et dans le noir, silencieux et inquiets, nous nous sommes habillés. Une heure passe. Deux heures à attendre. C’était sinistre.

Rien de nouveau, simplement le nouvel horaire de réveil.

Ah ! Les vaches. Les journées n’étaient pas assez longues, il fallait les commencer à 4 heures, en pleine nuit.

Le soir de cette longue journée, dès que nous avons pu bavarder, profitant d’un moment de répit, nous avons tous décidés de ne pas bouger s’ils recommençaient cette comédie de réveil.

Et nous avons tous tenu parole.

Après quelques nuits, leur ardeur s’étant calmée devant notre force d’inertie, le réveil fut fixé vers 6 heures.

Mais ils ne se sont pas pour autant privés de leur grande distraction. Soit à 11 heures du soir, soit vers 3 heures du matin, un coup dans la porte, le guichet s’ouvrait : « Nom ? ». La 1ère fois, comme une gourde, je me suis laissée prendre et docilement j’ai donné mon nom.

Mais les jours suivants, je prenais un malin plaisir à simuler un profond sommeil. Leur fureur me mettait en joie. Ils cognaient, juraient, râlaient jusqu’à ce que je leur dise : « Perrussel ».

King était particulièrement visé par ces fumiers. Pas le moindre égard pour son âge ni son état de santé. Ils lui parlaient avec la plus grande malhonnêteté. King en souffrait beaucoup.

Ces pauvres fruits secs prétendaient empêcher King de se mettre tous les matins à poil sous le robinet de la cour. Il sortait de sa cellule nue sous son imperméable. Le premier matin de la surveillance des P.P.F. King ne change rien à ses habitudes et se dirige vers le robinet. Hurlements des gardiens :

- Il y a des femmes dans les cellules en face on vous interdit de prendre votre douche.

- Je connais la dame qui occupe la cellule en face, je la sais assez bien élevée pour ne pas me regarder prendre ma douche.

Et d’ouvrir le robinet et de faire rapidement ses ablutions. Je riais toute seule dans mon coin.

Pendant une semaine et sans la moindre demande de notre part, nous avons été autorisées, Charlotte et moi, à faire notre promenade ensemble dans la grande cour beaucoup plus aérée que notre couloir. Du soleil, l’impression d’un peu de liberté. Olive prétendait que je la crevais tellement je marchais vite. J’avais un tel besoin d’exercice et de détente.

C’est dans cette cour qu’un jour j’aperçus, perdu au fond d’une profonde cellule, un pauvre prisonnier qui nous fit de grands bonjours. J’ai su plus tard que c’était Dick Jones.

Vu également plusieurs fois dans cette cour les 2 fils de Claire Scemla avec qui je réussissais à échanger quelques mots. Egalement, l’affreux avocat de Bizerte.

Il y avait un curieux prisonnier, un officier de marine, Martin. Il avait le privilège douteux de pouvoir sortir quand il voulait. Je l’avais su par Mme Marquet qui m’avait mis en garde au cas où il m’offrirait de m’aider. Je ne l’ai jamais vu.

Vers milieu février je crois, arrivage de nouveaux prisonniers dans notre cour dont une femme complètement paumée. La porte de sa cellule fermée, la voilà qui hurle, qui cogne dans la porte, qui pleure. « Sortez-moi de là, ouvrez-moi », et cela pendant des heures. Pauvre fille, pas beaucoup de cran, et par la suite nous avons supporté cette minable qui fut déportée en même temps que nous.

Le lendemain matin promenade des hommes, et j’entends dans l’escalier un homme chanter : « Mon frère Yves, mon frère Yves va très bien, souhaitant qu’il revienne très bientôt », sur l’air de Frère Jacques. Je bondis aux barreaux et je reconnais Tardy qui me reconnaît également et repère le numéro de ma cellule.

Le jour suivant, je surveillais sa promenade et passant sous ma cellule, il me jette un bout de papier plié petit petit. Mais le gardien avait vu et bondissait pour ouvrir ma cellule et saisir le message. J’avais juste eu le temps de le mettre dans ma bouche et de l’avaler. C’était petit heureusement, mais bien mauvais et je n’ai jamais su ce qu’il voulait me dire.

Vers le 10 mars, un matin s’amène dans notre cour 2 Italiens avec échelle, briques et matériel de maçon. Que venaient-ils faire ?

Nous apprenions bientôt que toutes les cellules allaient être bouchée pour nous punir de trop parler. Perspective peu réjouissante.

Le travail commença par les cellules du haut et chaque soir chacun de nous essayait de calculer combien de jours lui restaient avant de se trouver enfermé dans de noirs cachots. Je fus bouclée la dernière. Le coup était dur et les heures vraiment atroces dans le noir et surtout un manque d’air pénible. Je faisais un échafaudage avec mon matelas plié en 3 pour essayer d’être le plus près possible de cette minuscule ouverture. Juste l’espace d’une brique.

Et il fallait hurler pour arriver à échanger quelques paroles avec les voisins.

Le travail terminé, le chef P.P.F. Pavia, un salaud, est venu examiner et je l’entends dire d’une voix triomphante : « Ah ! C’est au poil ! ». J’ai vu rouge. L’entendant revenir vers ma cellule, j’ai violemment cogné dans ma porte et l’ai appelé :

               - Qui me demande ?

               - Le 56.

               - Que me voulez-vous ?

               - Je voudrais que vous vous rendiez compte de l’intérieur que c’est un effet au poil.

               - C’est un ordre.

Et il est parti sans insister, sous les huées de tous les prisonniers.

Les nouveaux gardiens, dès leur arrivée, avaient juré de nous vexer, et nous de les embêter le plus possible en ne nous laissant pas impressionner par leurs agissements.

Pour le service nourriture, nouveau genre, à peu près ½  heure avant de nous ouvrir les portes, ils déposaient nos gamelles par terre, comme devant des niches à chiens. Le premier jour, le gardien ouvre ma porte et me montre ma pitance. Je ne bouge pas :

               - Madame, veuillez prendre votre soupe.

               - Non.

               - Si vous voulez manger, il faut ramasser votre gamelle.

               - Je ne me dérangerai pas, la soupe est tellement mauvaise que je ne perds rien à ne pas manger.

Une heure après suivant le rite il fait le ramassage du matériel. Le même P.P.F. revient :

               - Donnez-moi votre gamelle, Madame.

               - Elle est devant vous.

               - Donnez-la moi.

D’un coup de pied je fais valser ma gamelle dans la cour. Le gardien n’a pas accusé le coup et les jours suivants ma gamelle m’était correctement donnée et reprise.

Mais nous avons maintenant vraiment mangé notre pain blanc sous la surveillance de nos anciens gardiens si compatissants et si bienveillants.

Le 2 avril 43, vers 8 heures du matin, grande agitation… des officiers allemands suivis du chef de la prison ouvraient toutes les cellules des hommes : « Préparez-vous, dans 2 heures, rassemblement dans la cour, vous partez pour Berlin ».

Le chef vient me demander de la part de Richard (un ancien gardien) si j’avais un couffin à lui passer. J’en avais un et j’ai mis dedans quelques provisions qui me restaient d’un paquet d’Ania. Tiné me faisait demander si j’avais un peu d’argent à lui prêter. J’avais quelques francs laissés par les Boches et je lui envoyais par l’intermédiaire d’un gardien. Jamais après la guerre je n’ai eu le moindre remerciement, ni la moindre fleur de Tiné, pas intéressant. A 10 heures on vient chercher les hommes. Tardy demande l’autorisation de me parler.

Devant les allemands et devant les camarades, tous très émus, Tardy me confie sa femme et ses enfants, me demandant d’aller les voir dès ma sortie :

               - Je vous le promets, si je ne pars pas à mon tour.

               - Au revoir, Martha.

               - Au revoir.

Nous avons tous le cœur très serré. Et après leur départ la cour fut sinistrement silencieuse. Cafard difficile à surmonter.

King a fait parti d’un autre transport. Il a été mis, je crois, en résidence surveillée. Je ne sais où, mais n’a pas été envoyé dans un camp.

Le 7 avril, à notre tour pour la grande aventure. Rassemblement dans la grande cour. A part Charlotte Bachelet, je ne connaissais personne et je me sentais assez perdue avec comme tout bagage ma valise nécessaire de toilette achetée par Yves en Italie. Et j’étais catastrophée de ne pouvoir prévenir les enfants et Amia de mon départ. Dans une cellule du 1er il y avait la fille du général Giraud. Je montais vite la prévenir.

Et il fallait prendre sur soi, ne pas leur donner la joie de constater notre désarroi. Une prisonnière s’approche de moi, souriante :

               - Vous êtes Madame Perrussel ?

               - Oui.

               - Je connais très bien votre mari. C’est lui qui m’a défendue à Bizerte en même temps qu’Ella Athias.

C’était Odette Moreau. Yves m’avait souvent parlé de ces 2 prisonnières de Bizerte.

Dès cet instant nous ne nous sommes plus quittées. Nous avons fait équipe. Elle fût merveilleuse, un cran du tonnerre, un moral à toute épreuve.

Elle m’a sauvée.

Nous sommes donc parties neuf femmes françaises de la prison de la kasbah de Tunis.

Charlotte Bachelet (assistante médicale de la Gendarmerie),

Odette Moreau Moreau (mon inséparable),

Fernande Bataille (le mari, Titi parisien. Prenant tout du bon côté, avec le sourire),

Suzanne Achaume (solide, courageuse, très calme, un peu triste),

Catherine, je ne sais plus son nom de famille (la brave fille, démerdarde, très ficelle),

Florette Méry (gentille, se demandant pourquoi elle était-là),

Christiane Franché (une pauvre idiote, c’est elle qui le jour de son arrestation a hurlé des heures et cogné contre la porte de sa cellule comme une folle pour qu’on la libère),

Eliane de Chiabrando (curieuse, elle ne nous inspirait pas confiance. Elle prétendait vouloir partir avec tous ses bagages, une grande malle, des valises, etc.),

Et moi.

Départ dans un camion. Interdiction de prévenir nos familles. Direction inconnue. Nous n’en menions pas large, mais nous avons quitté la kasbah en chantant la Marseillaise.

De temps en temps, durant le trajet, l’une ou l’autre soulevait un coin de bâche pour essayer de voir où nous étions. J’ai ainsi pu apercevoir l’appartement de Marguerite Moraud et j’ai eu bien mal en songeant au chagrin d’Annick quand elle apprendrait mon départ de la kasbah et qu’on ne voudra pas lui dire où je suis partie. Mes camarades furent touchantes de gentillesse en voyant mon chagrin de quitter ma fille.

On nous débarque dans un aéroport.

 L’avion. Décollage. Arrivée à Naples.

Là ce fut très badin. Ahurissement des responsables de la sécurité : neuf femmes tombées du ciel. Personne n’avait reçu d’ordre, personne ne voulait de nous. Nous fûmes trimbalées de bureau en bureau. Tout juste si nous n’espérions pas être renvoyées dans nos foyers.

Finalement et malheureusement pour nous, ce sont les Allemands qui ont mis la main sur nous, et en attendant des ordres ils nous ont installées dans un hôtel réquisitionné et nous ont confiées à de braves soldats italiens qui, dès le départ des boches, se sont mis en quatre pour nous installer, nous apportant des oranges, des sardines, du pain, du vin. Ils ne savaient que faire pour nous aider. Nuit bonne dans de vrais lits, avec des draps propres. Jusque-là tout se passait bien.

Le lendemain soir les Allemands reviennent. Ils étaient quatre dont un de la gestapo de Tunis.

               - Nous partons demain pour l’Allemagne, je vous accompagnerai, nous dit celui qui avait assisté à mon interrogatoire avenue de Paris.

L’Allemagne ne nous disait rien de bon, mais nous n’avons pas accusé le coup. Nos copains italiens nous ont apporté des provisions de route.

La gare. Un train de voyageurs. Nous étions gâtées, nous n’avions pas droit aux wagons à bestiaux. Deux compartiments pour nous neuf et quatre gardiens. Après bien des palabres nous avons obtenu d’être toutes les neuf dans le même compartiment et régulièrement, à tour de rôle, l’un des gardiens ouvrait la porte du couloir et nous comptait. Tout d’un coup l’idée nous prend d’en cacher une et la nuit tombée, dès un contrôle passé, l’une de nous s’est glissée sous la banquette.

Le contrôle suivant arrive : il compte et recompte et part en trombe prévenir le chef qu’il en manque une. D’un bond elle sort de sa cachette et reprend tranquillement sa place. Ils reviennent à deux, ils comptent, recomptent : le compte est bon. Ils n’ont jamais compris. Le chef a traité le subordonné de tous les noms. Tête abrutie de ce dernier. Je ne sais comment nous avons pu garder notre sérieux.

Berlin. Prison Alexander platz.

Un énorme hall, et à notre grande surprise nous apercevons tous les hommes de la kasbah rassemblés pour partir.

Ils paraissent tous beaucoup plus inquiets que nous qui conservions encore toute notre inconscience. J’ai eu la possibilité de dire un mot à Samama, de l’embrasser ainsi que Tardy. Je ne devais plus les revoir. Ils sont morts au camp.

3 jours à Alexander platz. Toutes dans la même cellule. Le moral encore très haut. Le 4ème jour au matin : une trombe :

               - Schnell, schnell, habillez-vous, prenez vos affaires, vous partez.

Trouvant que nous n’allions pas assez vite, la souris nous poursuivait en nous frappant avec une serviette de toilette. Nos rires l’exaspéraient.

Un camion nous attendait en bas. De nouveau le train. Cette fois un vieux train dégoûtant. Le trajet ne fut pas long. Arrêt dans une petite gare sinistre. Des fritzs tous les mètres. En nous bousculant, ils nous font descendre du wagon et monter dans un autre camion.

La campagne, des champs, des arbres, des maisons, un grand lac et… un grand porche, une épaisse grille.

Ravensbrück. La grille s’ouvre, le camion traverse le porche, s’arrête. On nous fait descendre, toujours en criant et on nous range devant le Baden - où nous poirotons longuement -  une prisonnière de temps en temps réussissait à se faufiler vers nous et de loin nous criait :

- Françaises ? La vie est terrible ici.

Un instant, une autre… même parole réconfortante :

               - On va tout vous prendre : vos affaires personnelles, même votre brosse à dents et vos alliances.

Et ces femmes étaient curieusement habillées d’une triste robe rayée gris et bleu fané, leurs figures pâles, maigres, des airs de bêtes traquées… Mais rien encore ne pouvait nous abattre.

Nous pénétrons à la queue leu leu dans le bâtiment des douches.

Et en effet, ils nous font mettre à poil, nous confisquent nos valises, nos vêtements, tout notre linge, nos affaires de toilette jusqu’à la brosse à dents, nos alliances malgré nos protestations.

Ils nous font passer sous la douche et nous donnent à chacune cette fameuse robe rayée, une chemise… et quelle chemise en grosse toile, une culotte style nos grands-mères à petits volants, une paire de bas de coton bien rêche et une paire de socques.

On nous amène au bloc de quarantaine où nous sommes restées une quinzaine de jours. Le temps de se rendre compte sans doute si nous n’étions pas pestiférées. Rigolade. Nous avions quatre bas flancs côte à côte au 3ème étage des châssis. Fernande, notre Titi, nous a fait une démonstration de strip-tease, nous faisant admirer sa culotte avec volants de dentelle, tout en dansant, chantant et riant. Et, toutes, de comparer notre lingerie fine.

On couchait deux par deux. Etant neuf, nous nous sommes serrées pour ne pas en abandonner une. Odette était ma compagne de lit.

Les paillasses étant plutôt dures, nous n’avons guère dormi cette 1ère nuit.

Le lendemain matin la blokova venait nous donner une leçon pour bien faire nos lits au carré. Inouï.

Nous recevions presque journellement la visite d’une Polonaise mariée à un Français, Lydia. Elle était enfermée au camp depuis 3 ans, en connaissait toutes les ficelles. Elle nous a très vite adoptées. C’était une femme adorable. Elle s’est débrouillée pour nous trouver des brosses à dents, un peigne.

Elle nous conseillait de faire l’impossible pour conserver notre courage et notre optimisme. Nous en aurions bien besoin pour supporter la vie du camp.

Ce bloc de transition était propre, la discipline pas trop sévère et l’ambiance pas mauvaise.

Puis un jour on est venu nous chercher pour nous enfermer au strafblock. Le bloc des punitions. Pourquoi ? Nous ne l’avons jamais compris. Nous étions, paraît-il, des prisonnières importantes et dangereuses, et il fallait nous isoler. Interdiction de sortir du bloc et bien entendu, interdiction d’aller travailler.

Et nous voilà perdues au milieu de la pègre du camp. Des Allemandes condamnées du droit commun, presque toutes lesbiennes ; des Russes, de vraies sauvages ; des Tziganes méchantes ; des Polonaises. Toutes ces femmes plus sales et malsaines les unes que les autres. Une promiscuité vraiment très pénible.

Comme biens personnels, une cuillère, notre précieuse brosse à dents, un bout de chiffon en guise de serviette de toilette.

Sur notre robe 2 sacs confectionnés avec les moyens du bord et attachés autour de la taille. Dans l’un, la cuillère et la ration journalière de pain. Dans l’autre, la brosse à dents, un bout de savon quand nous avions la chance d’en avoir, et ce qui nous servait de serviette de toilette.

Toutes ces sauvages n’avaient qu’une pensée, chaparder tout ce qu’elles pouvaient, et il fallait sérieusement être perpétuellement sur le qui vive car perdre sa cuillère était dramatique, et se faire voler son pain représentait le jeune jusqu’au lendemain car ce morceau de pain était l’essentiel de notre nourriture. Les soupes étant un liquide abominable à base de rutabaga.

Le dimanche, nous étions gâtées : changement de nourriture. A déjeuner de la betterave et un morceau de fromage. Le soir un peu de pâté et parfois une pomme de terre bouillie. Ce jour-là, si on voulait, on pouvait aller se coucher à 6 heures, après distribution du dîner. Nous profitions de cette liberté pour organiser une petite fiesta, nous grimpions dans notre poulailler, et sur nos lits nous préparions des petits sandwichs dignes d’un grand traiteur, avec les rations de pain, betterave, pâté du soir, fromage, oignon quand Catherine avait réussi à en chaparder un. Le tout décoré d’herbes cueillies près du bloc et finement hachées après avoir été soigneusement lavées.

Il fallait bien se distraire comme on pouvait pour tenir le coup. Nous formions heureusement un bloc intouchable, à part Christiane Franché que nous considérions comme une minable. Elle n’avait même pas le courage de se laver et de se brosser les cheveux pour venir à l’appel. Elle nous faisait honte.

Je me considère maintenant comme une héroïne car, grâce à Odette, j’avais chaque matin, au petit lever, le courage de me jeter sous la douche glaciale. Le premier jet, un supplice à vous couper le souffle, et puis, en frottant très fort on s’habituait, on éprouvait finalement du bien être et c’était un bon coup de fouet pour affronter l’appel.

L’hiver, l’appel était un cauchemar, souvent par plus de moins 20 degrés, et la durée au bon vouloir des SS. L’appel terminé, pendant que les gardiennes essayaient de rassembler les femmes qui partaient en colonnes de travail, nous devions rester dans un coin de la cour, défense de renter dans le bloc et nous assistions à des scènes révoltantes – Les femmes se cachaient dans le bloc pour essayer d’éviter le travail très dur et les gardiennes les pourchassaient à coup de cravaches, aidées de chiens qui mordaient cruellement – Ecoeurant. Les colonnes parties, nous pouvions rentrer.

Nous étions transies. Et nous voilà assises sur nos bancs, rien à faire et la perspective d’une longue et triste journée. Nous étions des numéros perdues au milieu de cette horde de femmes, démunies de tout, sans nouvelles de nos familles, ce qui était le plus dur de tout.

Un très mauvais souvenir parmi bien d’autres : les poux. Je me souviens de mon désespoir quand un soir, ayant ressenti des chatouillis sous les bras, j’ai regardé de près les emmanchures de ma robe et, horreur, j’ai découvert la présence de ces sales bestioles. Une fois de plus Odette m’a remonté le moral car j’étais au bord des larmes. Et chaque soir, avant de dormir, nous faisions la chasse aux poux. Charmant.

Et quand ces petites bêtes devenaient trop envahissantes, il y avait dans la cour du Revier épouillage général. Par bloc. Toutes à poil, dehors, même s’il faisait très froid. Puis après on nous examinait, on rasait celles qui en avaient dans la tête (nous y avons échappé). Ça durait des heures d’attente debout, côte à côte avec toute cette vermine ; toutes ces femmes pleines de plaies purulentes. Comment n’avoir pas attrapé ni la crève, ni une infection quelconque ? Nos robes et linge allaient passer à la désinfection et on nous donnait une rechange propre.

Un autre souvenir guère plus agréable. Tous les 15 jours, sortie de tout le bloc pour aller aux douches. Corvée affreuse car il fallait souvent partager une douche avec l’une de ces déchets humains, sale, pleine de plaies et de pue, et qui n’avait qu’une idée, essayer de faucher votre minuscule morceau de savon, et au moment du rhabillage échanger sa culotte sale ou sa chemise sale contre les vôtres. Nous réussissions quelquefois à éviter cette sortie peu désirable, mais pas souvent.

La blokova du strafblock était une Allemande, communiste, enfermée depuis des années au camp, et, quoique allemande, une femme de classe, compréhensive, humaine, qui était pleine de pitié pour nous. Elle venait souvent parler avec nous et nous avions obtenu d’elle qu’elle essaye de trouver crayons et papiers pour nous apprendre l’allemand, ce qui occuperait ces heures mortelles – et, elle, ravie à la pensée de nous donner des leçons -. Mais cette distraction dura peu de temps, un jour un officier SS faisant une inspection surprise aperçoit à notre table papiers et crayons, il hurle. La blokova tremblante lui explique qu’elle nous donne des leçons d’allemand : « Nein, papier, crayon, défendu », et d’un revers de main il fait tout valser et fait supprimer papiers et crayons. Faut-il que ces fritz soient bornés et méchants. Méchants quand ils se croient les plus forts et tellement plats quand ils ont la trouille.

Par l’intermédiaire de l’Ambassadrice d’Espagne à Berlin, Yves avait réussi à m’envoyer une médaille de Lourdes en or. Le commandant lui-même me l’avait remise. J’avais fait le vœu d’aller à Lourdes après la guerre si nous nous retrouvions tous et cette médaille me donnait confiance. J’avais confectionné une chaîne en gros fil. Et à une de ces fameuses séances de douche, alors que j’étais nue avec pour seul ornement ma médaille, la bintz voit rouge, bondit sur moi et veut m’arracher ma médaille. Je proteste et lui fais comprendre que c’est le commandant lui-même qui me l’a remise. Ne me croyant pas, elle m’attendait à la sortie pour m’emmener chez le commandant et là j’ai triomphé car il a confirmé mes dires. La gueule de la bintz valait mille. Par la suite une sauvage de prisonnière a réussi à m’arracher mon précieux bien et les copines m’ont empêchée de réagir immédiatement. Bien entendu, je ne l’ai jamais retrouvée.

Le lendemain de notre entretien avec le commandant, la bintz sentant que j’étais recommandée, toute mielleuse, vient me parler après l’appel. Elle me proposait tout simplement de travailler à la cuisine des SS et des gardiennes : « Vous serez bien nourrie, vous aurez chaud et vous serez souvent dispensée de l’appel ». Inutile de vous dire que j’ai refusé. Je me voyais mal, épluchant les légumes de ces Messieurs et Dames. Elle n’a pas compris, je crois.

Un autre jour, une surveillante vient me chercher au strafblock pour m’amener au bloc de distribution des paquets où, parait-il, m’attendait une surprise. Toujours par l’intermédiaire de l’ambassade d’Espagne à Berlin, Yves m’avait envoyé 30 paquets, je crois, … Un magasin. De tout : des conserves, du chocolat, des biscuits, de la confiture et bouchant tous les creux, des amandes, des raisons secs ; du linge, des chandails, une paire d’après-ski sensationnels, une veste de mouton blanc manches tricotées grenat, une merveille de beauté et de confort ; des affaires de toilette, etc. Je n’en revenais pas, mais j’ai déchantée car ces salauds ne voulurent rien me donner et prétendaient me faire signer une bonne réception de tous ces trésors. Ce que j’ai refusé. J’ai réussi à obtenir 2 combinaisons, 2 slips, 2 chandails, 2 paires de bas et ces fameux souliers. Et tout le reste a été confisqué et allait faire la joie de ces fumiers. J’enrageais. Si Yves avait pu se douter ! Ces après-ski étaient bien trop beaux et trop confortables pour ne pas attirer sur mes pieds, si bien au chaud, les coups d’œil envieux de toutes les femmes. Malgré toutes mes précautions une brute, une nuit, a réussi à me les faucher. Ils étaient cachés au pied de mon lit sous ma robe, linge et couverture et le matin, voulant me chausser je fus désespérée en constatant leur disparition. La promiscuité de ce block était infernale et nous y avons vécu neuf mois.

Un épisode qui mérite d’être mentionné : j’avais interdiction de recevoir du courrier et des paquets, mais ils n’avaient pas pensé à tout. Un matin, la blockova elle-même très ahurie me crie : « Perrussel, tu as un télégramme ». Folle d’émotion ce télégramme ne pouvait m’apporter qu’une mauvaise nouvelle. Je l’ouvre en tremblant. Il était d’Yves et en français : « Tout va bien ». Inouï, depuis 10 mois sans nouvelles. Mes larmes ont coulé de joie. C’était merveilleux. La blockova m’embrasse, mes camarades tombent dans mes bras et le soir Fernande pendant le dîner se lève, prend son verre et le brandissant, me dit : Je baptise mon eau champagne et je bois à la santé d’Yves, de tes enfants et à ta joie. ». Des minutes qui vous donnent chaud au cœur.

Quelques jours plus tard, second télégramme, cette fois transmis en allemand : bonnes nouvelles des enfants et tendres pensées d’Yves. La blockova avait reçu l’ordre de me le lire mais de ne pas le laisser. Pourquoi ? Mystère.

Un 3ème télégramme. C’en était trop. Je jus amenée à la Politish où le responsable n’a pas encore compris comment mon mari pouvait télégraphier à sa femme uniquement pour lui dire "mon amour". Il était persuadé que nous avions un code Yves et moi et que nous continuions à nous communiquer des renseignements : « Je ne sort pas du strafblock, je n’ai pas le droit d’écrire, comment voulez-vous que je corresponde avec mon mari ? ». J’ai vainement demandé la permission d’envoyer un télégramme à ma mère, ne sachant où joindre mon mari mais bien entendu ils m’ont refusé cette autorisation.

Si Yves avait téléphoné, qui sait, peut-être m’aurait-on passé la communication. Il a toujours regretté de ne pas avoir essayé.

Un jour, on nous réunit toutes les neuf et l’on nous annonce la libération, sauf pour Odette et moi. Nous nous séparons le cœur gros, mais heureuses pour elles. Elles nous promettent de donner immédiatement des nouvelles à nos deux familles.

8 jours plus tard nous revenait Charlotte. Par elle nous apprenions qu’en fait de libération on les avait enlevées du camp pour les faire travailler à Berlin, soit chez un coiffeur, un pâtissier ou tout autre commerçant. Elles devaient chaque soir rentrer à heure fixe et étaient obligatoirement logées dans le même asile. Surveillées à toute heure du jour et de la nuit. Charlotte ayant refusé, avait été immédiatement renvoyée à Ravensbrück.

9 mois de strafblock, puis on nous change de bloc. Nous regrettons de quitter Herika, notre blockova, mais soulagées de ne plus avoir à supporter ces horribles femmes et leur saleté.

Installées au block 3, tout y était plus propre. Le block lui-même, les douches, les W.C. (qui au strafblock étaient immondes). Les femmes mieux tenues, mais que des femmes, encore des femmes et toujours des femmes. Quelle indigestion ! Lydia, qui n’avait pu, pendant nos mois de block de punition, s’occuper de nous comme elle l’aurait voulu, nous a retrouvées avec joie. Elle était précieuse car au camp dans presque tous les postes clefs il y avait une Polonaise et elle les connaissait toute. Les Polonaises étaient sans doute souples et obéissantes pour avoir des postes de confiance. Les Françaises avaient la réputation d’être cabochardes, courageuses mais indisciplinées.

Je fus embauchée pour travailler dans le camp dans un atelier d’entretien et de confection de linge pour les prisonnières. Nous avons tout de suite prétendu, Odette et moi, que nous ne savions pas piquer à la machine et notre maladresse volontaire a coûté bien des aiguilles au Grand Reich, au désespoir de la surveillante qui nous trouvait vraiment gourde. Il y avait dans cet atelier toute une équipe de jeunes communistes très gentilles qui nous ont pris en charge. La bonne humeur régnait. Le travail n’était pas pénible, mais comme rien n’est jamais parfait, le fatiguant pour l’équilibre du sommeil était les heures d’embauche. Une semaine de jour, une semaine de nuit. Et bien entendu, matin et soir, les appels, cette fois dans la grande cour et tous les blocks réunis en groupes séparés par block.

 

Cahier abandonné une 2ème fois. Repris le 9 janvier 1986 à Boulogne.

 

Revenons à la corvée d’appel. Nous nous groupions le plus possible par nationalité. Un matin j’aperçois Geneviève De Gaulle qui semblait perdue au milieu d’étrangères. Je me glisse vers elle et lui dis de venir auprès de nous. Elle a eu cette réponse sublime : « Laissez-moi, je pense ». Inutile de vous dire que nous ne nous sommes jamais plus occupées d’elle.

Dans notre bloc, il y avait une vieille américaine, la sœur du maire de New York de l’époque La Guardia. Elle était gaie, pleine d’humour et nous avait pris en affection, Odette et moi.

En mai 44, à la fin d’un appel, la binz vient me dire : « Tu es appelée chez le commandant, tu ne vas pas à l’atelier ». Et me voilà seule, piquée au milieu du camp, attendant un peu inquiète, car c’était souvent mauvais d’être convoquée par le commandant. Curieuses, des déportées me demandaient ce que je faisais : « J’attends ». Une se croyant spirituelle me dit : « Tu es appelée chez le Commandant parce que ton mari vient s’échanger contre toi ». Mon sang ne fait qu’un tour, ce serait de la folie, c’est un bobard, jamais Yves ne supporterait cette vie. Enfin, après un temps, qui me parut un siècle, la binz arrive et me voilà parties vers les bureaux.

On me fait enlever mes socques et attendre dans un couloir.

Après des minutes qui me parurent interminables, une porte s’ouvre et je me trouve devant un officier de la wermarcht. Grand, bel homme, très aimable et souriant (bien plus tard, à la libération, Yves m’a dit qu’il s’appelait Joseph). Ahuri de me voir à pieds de bas et vêtue de la robe en coton rayé, d’emblée il me dit :

               - J’ai vu tout dernièrement votre mari et votre fille, ils vont bien.

Troublée à un point que je ne saurai exprimer, il me dit :

               - Vous ne me croyez pas ? Voici la preuve… une longue lettre de votre mari et en français.

Après m’avoir longuement parlé d’Yves et d’Annick, il me demande de lui décrire la vie du camp et il ajoute :

               - Je suppose qu’on vous amène vous baigner dans ce magnifique lac près du camp.

Moi, de sourire.

               - Non le camp est loin d’être une villégiature.*

Et de mon mieux je lui raconte notre vie dure, inhumaine, le froid, la faim, les travaux forcés, la brutalité des SS, les appels par tous les temps alors que nous sommes si peu vêtues, et le manque de courrier. La promiscuité vraiment pénible de ces hordes de femmes, pour la plupart malsaines et sauvages.

               - Mais surtout, si vraiment vous devez revoir mon mari et ma fille, dites-leur que je tiens le coup.

Puis il me demande de patienter, d’avoir du courage car ils ne tarderont pas à me sortir de là. J’étais assez sceptiques mais par la suite j’ai su qu’il disait vrai, mais le complot contre Hitler ayant échoué, il a du en vitesse prendre le large et je suis restée au camp.

Après une bonne demi-heure de conversation, il me dit :

- Je dois recevoir une autre prisonnière, vous allez vous installer dans le bureau de la Politish et vous écrirez à votre mari en français tout ce que vous voudrez, sauf bien entendu ce que vous m’avez raconté ici.

Et me voila dans le bureau voisin, face au SS qui m’avait interrogé au sujet des télégrammes. Exécutant les ordres, il me donne papier et crayon. Je sentais bien qu’il râlait.

J’écrivais depuis un bon moment, il a fini par éclater :

               - Vous avez assez écrit. C’est terminé.

               - J’ai aujourd’hui exceptionnellement la permission d’écrire à mon mari aussi longuement que je le voudrais, j’en profite.

L’officier Joseph a pris ma lettre, nous nous sommes quittés, moi retenant difficilement mes larmes. Cette visite m’avait beaucoup frappée. Je la racontais longuement à Odette en lui disant que j’avais prié cet officier d’envoyer de ses nouvelles à sa famille, et je demandais top secret à Odette sur l’espoir de ma sortie du camp.

Depuis, plus de nouvelles, cette visite m’avait évidemment émue, malgré peu de confiance j’ai conservé un certain temps l’espoir de la liberté.

Mais les jours, les semaines ont passé. J’étais toujours enfermée.

J’ai revu ce fameux Joseph avec l’émotion que l’on imagine facilement, quelques années après ma libération, avenue Victor Hugo à Paris. Minutes inoubliables.

Les derniers mois furent très pénibles. On sentait nettement ses forces diminuer chaque jour. Plusieurs fois je me suis évanouie et à ces moments-là, Odette venait à mon secours, me secouait, me giflait… Oh ! Gentiment, pour me faire vite revenir sur terre. Il fallait à tout prix éviter que ces sauvages s’en aperçoivent sans cela c’était tout de suite le Revier, ce qu’il fallait à tout prix éviter.

Les épidémies s’installaient dans les blocs, le typhus faisait des ravages. Journellement on croisait dans le camp des charrettes tirées par des déportées et ces charrettes, pliant sous un chargement de femmes mortes, entassées nues, les unes sur les autres, bras et jambes se balançant dans le vide. Spectacle révoltant. Ces pauvres loques allaient être jetées dans une grande fosse.

Les valides faisaient l’impossible pour aider les malades, mais pour toutes, tout devenait un gros effort. Il était temps que la fin arrive.

Par moment, nous avions un peu d’espoir car les nouvelles étaient plus réconfortantes, des raids importants d’avions passaient au-dessus du camp, se dirigeaient sur Berlin qu’ils bombardaient avec acharnement. Les SS devenaient nerveux et moins arrogants. On sentait qu’ils commençaient à crever de peur, et quand ils ont peur, ils sont lâches et plats.

Les déportées allemandes, dans l’ensemble des froussardes, se cachaient sous les tables quand les avions survolaient le camp assez bas et dans un bruit de tonnerre.

Un soir, à l’atelier, une petite communiste me dit qu’un transport important de Françaises était arrivé dans la journée et qu’elles étaient enfermées au bloc de quarantaine. Cette communiste avait réussi à me procurer la liste. « Lis là, me dit-elle, tu connais peut-être une des prisonnières ». Et en effet, je tombe sur le nom de Solange de Luze. Le lendemain, l’appel terminé, je me faufile jusqu’au bloc de quarantaine, je colle ma figure à une vitre, je tape très fort et je crie :

               - Appelez Solange de Luze de Bordeaux.

Elle me crie :

               - Oh, Martha, qu’est-ce que tu fou là ?

               - Tu le vois, comme toi.

Son transport est resté peu de temps à Ravensbrück. Prévenue de leur départ, Lydia a réussi à me trouver un pull-over de laine et quelques friandises que j’ai pu passer à Solange… Et je ne l’ai revue que des années plus tard, chez elle, en Sologne.

Je crains d’avoir oublié de parler de Joseph, du calvaire vécu par un groupe de jeunes polonaises qui avait subi au Ravier du camp de monstrueuses opérations. Elles étaient handicapées pour la vie. Elles souffraient douloureusement. A ce même Ravier, des piqûres étaient faites journellement faites pour supprimer les femmes qu’ils jugeaient inaptes au travail.

Et tout et tant de traitements de sauvages, sans oublier la chambre à gaz.

A l’arrivée d’une horde de Tziganes, nous avons assisté au spectacle révoltant de la séparation des mères avec leurs petits-enfants. Les hurlements de ces pauvres gosses nous bouleversaient, mais nous ne pouvions rien… rien. Comment ne pas haïr.

Je ne me souviens plus exactement de la date, mais du jour où deux parachutistes, jeunes, arrêtées lors d’une mission, ont été amenées à Ravensbrück. Peu de jours après leur arrivée, l’une d’elle pendant une corvée a tenté de s’évader. Coup manqué. Elle a été reprise, d’où punition. Appel général dans la grande cour, les petites parachutistes plantées seules devant tous les blocs. Cet appel a duré des heures, puis on nous a fait rentrer toutes, sauf les parachutistes, nous avons supposé qu’elles ont du rester toute la nuit debout.

Le lendemain, une joyeuse distraction nous attendait. Ces salauds nous ont fait assister à la pendaison de ces deux résistantes. Difficile à imaginer, et pourtant… j’y étais. Et surtout difficile à supporter. Nous avons été longues à nous remettre et pendant bien des jours nous avons fait l’impossible pour être odieuses avec les SS et nos gardiennes. C’était peu par rapport à toutes leurs cruautés, mais que pouvions nous ?

Début avril. Non, pas avril, début mars, les SS sentant que la situation devenait mauvaise pour eux, et sachant qu’Yves avait remué ciel et terre pour moi, que les ambassades connaissaient mon existence au camp et s’étaient occupées de moi, ils ont sans doute voulu essayer de me retaper un peu physiquement pour ne pas libérer un squelette en m’enfermant au bunker.

Non, pas dans un cachot de punition, mais dans une cellule propre, avec lavabo eau courante chaude et froide, un WC particulier, un lit correct et, oh ! Joie, plus d’appel.

La vie de château.

L’émotion de la séparation avec Odette un peu atténuée, les premières heures furent une vraie détente. Retrouver le calme, ne plus vivre dans cette pénible fourmilière. Toutes ces femmes, une indigestion pour toute une vie. Mon installation fut vite terminée, mes bagages étant très "mesquins", mais quel soulagement de penser que je vais pouvoir me laver en paix, sans craindre le vol pour un bout de savon ou pour mon linge, que je vais pouvoir me laver à une heure correcte, ne plus s’endormir avec la hantise d’un possible appel en pleine nuit, une courte promenade journalière.

Dans la cour du bunker, lors d’une de ces sorties, j’ai croisé une femme jeune, jolie, qui me murmure :

               - Française ?

               -Oui.

Au jour suivant :

               - Je m’appelle Odette Churchill.

J’ai eu un coup. Je n’ai jamais su si elle était la femme ou l’amie d’un fils Churchill. Les jours suivants, de temps en temps, nous nous sommes aperçues pendant une promenade.

Lydia a réussi à venir me dire qu’Odette allait être rapatriée par la Croix Rouge via la Suède. Le tuyau était-il exact ? De tout cœur je le souhaitais.

A Neustadt, dernière étape de déportation, j’ai lutté contre d’autres déportées qui avaient la prétention de me voler ma peau de mouton. Je l’ai sauvée mais je n’ai pu récupérer qu’une partie de mes souvenirs. Ces femmes devenues de vraies bêtes enragées m’ont pris mes télégrammes, mes lettres reçues au camp… Quel intérêt pour elles ? Pour moi, c’étaient des trésors.

Je vais donc recopier ces impressions écrites au crayon dans ma cellule du bunker.

 

Samedi 7 avril 1945

Il y a deux ans j’arrivais dans ce camp, ne pensant certes pas, et fort heureusement que je devais y faire un si long séjour. Il y a un an, je recevais ta carte de Madrid avec le petit mot d’Annick. Je me souviens de la joie que m’avait apportée les nouvelles rapidement arrivées et remises la veille de Pâques. Cette année, ce 7 avril, ne m’apportera rien, si ce n’est un pâle rayon de soleil.

Pas de nouvelles de vous, pas de nouvelles des événements, pas de paquet. Rien, le grand vide. J’ai vraiment l’impression de n’avoir plus ni famille, ni amis, d’être seule perdue tout près du pôle…

Que me réserve avril 1946 ? Serai-je encore ici ? Pour la nième fois, je viens de relire tes lettres, tes télégrammes. L’an passé j’avais de temps en temps la surprise joyeuse de recevoir une dépêche. Cette année pas la consolation de nouvelles rapides et pourtant étant si anxieuse j’en ai bien besoin.

Il faut seule tenir le coup. Ce n’est pas toujours facile. L’entourage ne porte guère à l’optimisme. Tous ces boches avec leur horrible voix rauque et leur langage peu musical. Comme ils sont peu sympathiques.

Il y a un SS qui a le don de m’exaspérer… Il a des fers à ses souliers et marche à un pas rapide et décidé qui me fait penser à toi, quand, entre deux visites de client, tu venais faire une courte apparition à l’appartement. Entendre ton pas, entendre ta voix, te voir… quand, quand.

Je perds souvent espoir.

Deux jours encore de congé mes enfants chéris, et il va falloir reprendre le collier pour le dernier trimestre. Courage, 2 mois ½ de liberté, c’est vite passé.

On ne peut soupçonner, avant de l’avoir vécu, la détresse des journées de prisonnier en pays étranger.

Tu vois mon amour, tu me croyais courageuse. Si jamais tu lis ces lignes, tu seras bien déçu. Il faut comprendre Yves que je vis dans une terrible inquiétude pour toi et Jean, et dans ma cellule rien ne vient me tirer de mes sombres pensées, il faut que ce soit moi seule qui réagisse et souvent je vous chasse de ma pensée pour ne pas sombrer.

A ces moments là, je me plonge à corps perdu dans mon Assimil espagnol. Quelle patience, quelle patience et tout supporter sans pouvoir dire un mot. J’enrage, quelle envie de cogner ! Comme ça me ferait du bien.

Depuis hier, je suis fatiguée, j’ai des douleurs. Pas étonnant dans ce foutu pays. Ce ne sera rien, mais deux jours sans culture physique ça manque.

J’ai pris dès ma rentrée en cellule l’habitude de faire quelques exercices le matin. C’est une excellente détente. Je voudrais bien avoir la volonté de continuer à la maison (si je retrouve notre maison) et j’aimerais en faire faire aux enfants.

Je regrette de ne pouvoir triompher auprès d’Odette. Je ne suis pas encore une vieille rombière. C’était un gros sujet de discussion. Elle prétendait que cet arrêt prolongé était le signe de mon âge mûr. Ça me vexait terriblement et je râlais férocement, ce qui avait le don de la mettre en joie et d’augmenter ses taquineries.

Le temps semble se rétablir. Ce sera un peu moins triste.

4 heures ½ promenade. Soleil, nouvelles. On dit que 300 Françaises sont parties en vue d’échange. La Croix Rouge les attend, paraît-il, à peu de distance du camp. Tu vas avoir de mes nouvelles, mon amour, par Olive qui est parmi les heureuses, mais tu seras déçu que je ne fasse pas partie du convoi. Odette, pas plus que moi n’est dans le lot. On parle aussi, paraît-il, d’évacuer le camp la semaine prochaine. L’ennemi avancerait-il ? Depuis mon isolement au bunker, presque un mois, les événements ont peut-être marché bon train, alors… espérons. Et surtout ne pas se laisser impressionner par la sombre hantise de beaucoup de déportées qui ne cessaient de répéter que nous serions toutes exterminées avant l’arrivée de nos sauveurs.

Tout à l’heure, tout en faisant les cent pas, les mains dans les poches serrant ma rogne, ma vue se heurtant contre les hauts murs gris, surmontés de fils barbelés chargés d’électricité, je pensais à l’espace que je dévorais, à l’air que je respirais quand, juchée sur ma séduction et toi sur La Fille ou sur ton Master Bob chéri, nous piquions nos galops fumants. Mon Dieu, que c’était beau et bon.

J’en ai bien profité, car chaque fois que je retrouvais ma jument, j’éprouvais un plaisir toujours nouveau tant elle était vivante et amusante.

Qu’est-elle devenue ? Prise par les Allemands sans doute ainsi que La Fille. Les enfants ont du te raconter notre regret de devoir donner à l’occupant ton Bob et leur petit cheval – réquisition -. Si tu avais vu nos trois mines revenant de la réquisition… Annick pleurait son petit cheval. Guy le Bob. Car bien entendu ils ont confisqué les 2 chevaux. Nous étions obligés de les présenter pouvant difficilement les cacher. Mais ça ne leur portera pas chance !

 

Lundi 9 avril.

Un mois de cellule. Courage, un mois de passé. Combien encore à supporter ? 

Ce mois-ci, je peux t’écrire, mais pas longuement comme j’aimerais pouvoir le faire. J’ai tant de choses à te dire mon amour. – quelle détresse de ne rien savoir de vous – Où es-tu ? Etes-vous en bonne santé, toi, Jean, les petits. Que d’heures angoissées je vis. Cette absence de nouvelles est la plus cruelle dans notre éloignement. Si je vous savais bien, si j’étais certaine de vous retrouver ce serait tellement moins pénible, mais j’ai si peur.

 

Mardi 10 avril.

Ma petite Annick chérie, tu m’as causé une douce émotion ce matin. J’ai reçu une petite lettre de toi du 14 novembre. Elle est bien ancienne, mais elle est écrite en français et de ta main. Tu devines ma joie. Une joie, oui, et pourtant j’ai pleuré. On ne peut pas être toujours courageuse et quand on est seule en cellule on peut laisser couler ses larmes si souvent refoulées. Vous me manquez tellement ma petite chérie. Toi, ton frère, Guy. Je suis si privée de vous, d’Yves et si inquiète pour Jean et Yves. Dont je suis sans nouvelles depuis décembre. Ne rien savoir, tu comprends ma peine. Si au moins j’étais avec toi et Guy, je trouverais en vous un réconfort. Mais seule, et vous aussi vous êtes seuls, Guy pensionnaire, toi chez des amis.

Mon pauvre chou, tu as été triste pour ton anniversaire, je t’assure que la pensée de ta mamy était bien près de toi.

Tant et tant de fêtes que nous passons isolés les uns des autres.

Et ça ne finit pas.

Comment avez-vous passé vos vacances de Pâques ?

Serons-nous encore séparés pour les grandes vacances – j’en crève de peur -.

Travailles-tu bien ? Tu sais que je tiens à ce que tu passes ton bachot, que tu fasses ta philo. Oui parfaitement, et dis-toi que tu me remercieras plus tard.

Non, mon petit je n’avais pas reçu de lettre de toi depuis celle d’avril 1944.

Je suis content que tu t’entendes bien avec Régine. J’avais un peu peur d’étincelles entre vous deux.

Ne soyez pas jaloux, mon amour, si ma lettre d’aujourd’hui est adressée à Annick. Elle m’a écrit … elle … tandis que vous … vous ne m’écrivez pas. Taisez-vous. Embrassez-moi, je vous adore.

J’ai pris ce matin une douche bouillante. J’ai lavé ma tête, je me suis raclée de mon mieux. Tout cela avec un minuscule morceau de pierre qu’ils osent appeler savon. Et cet échantillon est la ration pour un mois. Ce matin il faisait un brouillard de plein hiver – doux pays – puis dans la journée un pale soleil de temps en temps.

En ce moment il y a l’alarme, beaucoup d’avions, aussi notre sortie fut écourtée. Il a fallu rentrer très vite. L’après-midi sera plus longue à tirer.

Que de temps perdu, de jours sinistrement vécus. Quand je pense qu’il y a 27 mois que je n’ai vu ni Yves, ni Jean, et 27 mois sans Annick et Guy. Plus de deux ans. Et maman que je n’ai pas embrassée depuis 1939. C’est effrayant.

 

Mercredi 11

11 heures ¼. Je reviens de ma promenade de santé. L’appétit ouvert… prête à prendre un bon apéritif avec sandwichs, olives, chips, amandes, etc. etc. Tout cela avec Toi, bien entendu, sur la terrasse de la Soukra ou à Kerizur au bord de la mer. Quelle envie de retrouver tout ça avec vous. Sortie ce matin, l’après-midi sera longue. Ce matin, parmi un group de femmes venues chercher le linge, il y avait des Françaises. Quel plaisir d’entendre notre langue. Je n’ai malheureusement pu leur parler mais elles paraissaient un peu détendues et plutôt optimistes. Les nouvelles donneraient-elles de l’espoir ?

Je vais faire un peu d’espagnol étendue sur mon lit. Je viendrai vous retrouver après déjeuner, mon amour.

Ironie, alors que j’avais une faim de loup, la leçon du jour traitait de l’arrivée d’un voyageur à l’hôtel et de son repas, car ayant très faim, avant tout, il voulait manger.

Sous mon nez, sans m’en offrir, il a mangé une soupe (que je lui abandonne), des olives, du saucisson avec pain et beurre, du poisson frit, bifteck frites et des fruits. Le tout arrosé d’une bonne bouteille de vin. Et moi je mangeais de tristes pommes de terres bouillies avec un drôle de liquide qu’ils appellent ici… sauce.

On doit sortir, très gourmande, de prison. On est tellement privée de tout. Songe que je n’ai pas bu une goutte de vin depuis le 19 janvier 1943. Où est notre Nalhi ?

Il fait aujourd’hui une très belle journée. J’ai complètement décroché ma fenêtre pour que le soleil rentre le plus possible. Il est avare de ses rayons dans les cellules. Mais enfin j’ai ainsi une barre lumineuse au lieu d’un minuscule triangle. J’ai enlevé mes bas et j’ai pris un bain de soleil sur les jambes. On tout étonné quand, ici, on n’a pas froid. C’est tellement rare.

J’ai par instant un spleen terrible de notre chez nous. Il faut être exilée et prisonnière pour savoir ce qu’est le cafard – la liberté – vous retrouver tous les cinq, Maman, revoir mon pays. Tout ce qui au cœur et ce à quoi on a été littéralement arrachée.

Nos soirées de Tunisie, à la Soukra, à Hammamet, nos soirs de Bretagne, quand, assis sur la terrasse nous admirions les phares s’allumant les uns après les autres. Et les soirs calmes aux Glénans et nos nuits sur le Quo Vadis, car tous les deux à la barre, nous naviguions jusqu’au petit jour. Comme c’était beau ! Piquey me revient aussi à ma mémoire, atmosphère moins marin que le Finistère, mais comme je me suis amusée à la pêche à la fouëne, la nuit avec Frank et Paul le marin. Nous ramenions soles et mulets à faire pâlir d’envie un Breton. Toutes ces images défilent en moi… J’ai envie de revivre… Vivre mon amour avec Toi et les enfants.

 

Jeudi 12 Avril.

Ce matin, au réveil, ma gardienne m’a apporté un colis de la Croix Rouge canadienne. Contenant : conserves, beurre, lait en poudre, confiture, sardines, saumon, pâté de foie, chocolat, biscuits, sel, oignons…  Il ne manque que du savon… Dommage. Moi qui, justement hier, étais en passe de gourmandise, je vais pouvoir apaiser mon estomac. Un regret, ne pouvoir inviter Odette à partager toutes ces bonnes choses ; nous mettions tout en commun.

Cette fois on m’a remis le paquet entier : bon signe, le vent tourne mal sans doute pour eux.

Justement ce soir jour de repas froid, je vais pouvoir le dédaigner et m’offrir un extra. Dans le paquet, il y avait également des pruneaux, des raisins secs que je grignote sans arrêt, du thé mais aura-t-on la bonté de m’apporter de l’eau très chaude et une théière… ça c’est une autre affaire.

Tu ne peu savoir le plaisir qu’apporte un paquet, en outre de l’aide physique qu’il apporte, il est une preuve que quelqu’un a pensé à vous et on a l’impression d’être moins seule.

Hier soir on m’avait donné la traduction en allemand de ma lettre d’avril, je l’ai recopiée et j’ai pu ajouter l’arrivée de ce colis. Si tu reçois ma lettre tu en seras content.

 

Vendredi 13 avril.

Pas de chance d’être en prison aujourd’hui, vendredi 13, j’aurais pu prendre un billet de la loterie, et, qui sait, gagner peut-être le gros lot. Pourquoi pas ! J’en connais une qui doit, ce jour, courir toutes les voyantes et cartomanciennes de Tunis. Si elle vit encore, car j’ai souvent la crainte en pensant à Marguerite qu’il a du lui arriver un gros ennui à elle ou à Alexandre.

J’ai l’impression qu’on va être privée de sortie. Pourtant j’aurais bien aimé me secouer un peu. Ça ne va pas. Depuis déjeuner je sombre dans le désespoir. Ne plus entendre ces voix peu harmonieuses, ne plus voir ces barreaux, ce ciel gris, voir enfin vivre autour de moi des êtres chers, entendre les enfants rire, les voir s’amuser, s’amuser avec eux. Je pense très souvent à Danièle. J’ai très envie de la revoir. Je ne sais si elle a eu un petit frère ou une petite sœur.

Je ne sais plus rien, ni de vous, ni des amis qui m’intéressent, ils sont peu nombreux.

Je ne sais rien de la marche des événements. Un seul espoir sur lequel je m’accroche : je trouve que les SS et les gardiennes ont une attitude moins triomphante.

Si au moins j’avais des livres, ça me sortirait de moi-même.

J’aimerais pouvoir penser à l’avenir, faire des projets… Mais je n’ose. On peut s’attendre à tout avec ces brutes.

Et tant de bobards entendus quand j’étais encore dans les blocs.

Sortie à 5 heures ½. Rentrée pour avaler une soupe sucrée faite de millet (pour les oiseaux), cuit dans du lait avec des petites pâtes, c’est la grande spécialité du pays.

Sortie de nouveau ½ heure après la soupe. Il ne faisait pas chaud, mais ça m’a fait du bien.

Je crois que je dois connaître à peu près toutes les pensionnaires. Aujourd’hui, le lot était particulièrement amusant. Cinq femmes : une grande girafe, le cou démesurément

 Long, la démarche bête de cet animal. Une autre, petite, mal bâtie, le derrière touchant presque terre, un tas de chaire et de graisse surmonté d’une grosse tête presque difforme. Une 3ème, portrait frappant d’une guenon. La 4ème, j’ai dû chercher longtemps pour arriver à lui trouver une ressemblance animale afin de continuer ma collection, mettons qu’elle descendait de la chèvre et avait la démarche bondissante du cabri. Quant à la 5ème, une espèce d’hystérique qui riait, qui pleurait, qui poussait de temps en temps de petits cris nerveux. Il y avait tout ce qu’il fallait pour monter une baraque de foire. Je me suis demandée à quoi je ressemblais dans cette ménagerie.

Dis-moi à quoi je ressemble ?

Le jour tombe. Je vais faire mon lit et me coucher.

 

Samedi 14 avril.

Sortie aussitôt déjeuner par un très beau soleil, mais un nouveau coup dur à encaisser.

Un second départ de 300 Françaises ce jour, également pour la Suède et cette fois Odette est partie. Je suis contente pour elle, mais pourquoi pas moi aussi ? Il me faut attendre, attendre encore. Charlotte et Odette étaient du même transport que moi, alors pourquoi ne suis-je pas dans le lot des libérées ? Quelle joie elles doivent éprouver et Toi, mon pauvre amour, comme tu vas être triste d’apprendre le retour de ces femmes et pas le mien.

Mais tu vas avoir par Odette des nouvelles plus précises de moi, tu seras rassuré ce qui est déjà beaucoup. Tu sauras que je suis toujours dans le même camp mais que j’ai changé d’installation et que je vais bien.

C’est peu à côté du bonheur de se retrouver. Espérons que ce jour nous est réservé comme aux autres et que d’ici-là il n’arrivera rien, ni à Toi, ni à Jean.

C’est dur de savoir que petit à petit toutes mes compagnes vont partir et que moi je continue à me dessécher entre mes murs et derrière mes barreaux.

Quelle rage j’ai au cœur !

 L’après-midi va être longue à tirer, je ne peu m’empêcher de penser qu’elles roulent vers la liberté et vers leurs familles.

Ce jour viendra-t-il pour moi ?

 

Dimanche 15 Avril.

Du jour au lendemain la température change brusquement dans ce pays. Hier il faisait beau, presque doux. Aujourd’hui il fait froid. Ciel gris. Je gèle dans ma cellule et pour me distraire je vais calculer combien il faut faire d’aller et retour pour parcourir l’équivalent de 1 Km. Ma cellule mesure dans sa longueur 3 m. 30. Donc aller et retour 6 m 60. Pour arriver à 1.000 mètres, il faut donc que je fasse autant de tours que 6 m 60 sont contenus dans 1.000 m.

C’est bien ça, n’est ce pas, mes futurs bacheliers ? J’ai trouvé, un peu plus que 151 tours. J’en ferai donc 152. C’est peut-être idiot comme idée, mais comme il faut compter ce sera un excellent exercice physique et moral, ça me forcera à ne plus penser et à ne pas momentanément ressasser mes souvenirs. Nos beaux dimanches de la Soukra, nos chevauchées dans les dunes de Gamart, nos galopades sur le bord de la Sebkra, et le bon parcours dans la propriété de M… (Impossible de retrouver son nom). Tu sais, là où Djémoune est tombé dans un puits. Tu l’avais si adroitement tiré de ce mauvais pas en le hissant avec une brise… Et pour nous remettre, un vermouth dans le sympathique bistro du village.

J’ai vraiment compris ici, pendant mon année d’atelier, le prix du dimanche pour ceux qui travaillent. Dès le jeudi, on pense à ce jour de repos.

Et ici, pas de projet de déplacement… Non, je dirai même que souvent le dimanche nous réservait de magistrales corvées, comme par exemple un appel général, qui pouvait durer trois ou quatre heures par n’importe quel temps. Mais enfin d’autres fois nous avions l’autorisation de ne pas nous lever. C’était une grande volupté. Une fois réveillées Odette et moi nous parlions… parlions sans nous arrêter.

L’après-midi on avait l’autorisation d’aller d’un bloc à l’autre, ou faire les cent pas dans l’allée centrale, à condition de ne pas se donner le bras. Un certain dimanche, Odette et moi marchions, bras dessus, bras dessous, quand sans avertissement je reçois un magistral coup de bottes dans les fesses. Je me retourne furieuse et éclate de rire en me trouvant face à face avec la binz qui n’a pas apprécié notre désinvolture : « Défendu de donner le bras. » Mon dieu qu’ils sont bêtes.

Quand je pense qu’il y avait des Polonaises, des Tchèques, des Allemandes enfermées depuis des années, et des pauvres gosses âgées maintenant de 20 à 22 ans, prisonnières à 17 ou 18 ans. Cette pensée qu’Annick aurait pu être parmi les déportées, et Guy dans un autre camp, et Jean Aussi, cette pensée m’a souvent donnée du courage et me faisait supporter ces heures sinistres.

Je me souviens avoir respecté le plus possible le dimanche pour les domestiques, maintenant ce sera sacré. Si c’est un arabe, il aura tous ses vendredis.

Et Toi, mon cher amour, comme je comprends avec quelle hâte, le samedi, tu bouclais l’Etude pour vite venir à la propriété. Ces fins de semaine te faisaient du bien, et pourtant tu apportais toujours du travail. Tu travailles trop à mon avis.

A mon retour, je serai (me voilà repartie à faire des projets), tu vois, l’espoir fait vivre) meilleure et moins égoïste. Vraiment. Je m’occupe trop peu des pauvres. Oh, ne crois pas que je songe à devenir dame d’œuvres. Oh ! Non, trop de femmes, trop d’histoires, de potins, de chichis. Je ferai ma petite charité toute seule en aidant des gens dans le besoin. Je sais maintenant ce que c’est que d’avoir froid, d’avoir faim, de manquer de tout, même de savon. Je n’avais jamais mangé de vache enragée. Cette épreuve sera peut-être un bien, mais elle a assez duré car j’ai compris bien des choses. Il ne faut rien exagérer. Faut ce qu’il faut, mais trop c’est trop. Je suis pleine de remords vis-à-vis de Dada, la nurse suisse d’Annick, qui, pendant des années a été pour ma petite d’un dévouement extraordinaire. Ne se reposant pas un seul dimanche prétextant que nulle part elle ne pouvait être mieux qu’auprès de son "Mignon doré". Depuis des années je ne lui écrivais plus et ne veillais pas à le faire faire par Annick. Si je sors de ce camp, je demanderai à Yves de nous amener en Suisse.

La nurse de Jean, française, elle aussi très dévoué, m’avait fait par la suite marraine de son fils. Les premiers temps, je suis restée en relation suivie avec lui. Puis les mois ont passé et plus rien de ma part pour cet enfant.

J’ai une dette de reconnaissance vis-à-vis de ces deux femmes et je m’en suis bien mal acquittée. Je me promets de réparer si ce n’est pas trop tard.

Si… si… si…, quelle litanie de si ! Je voudrais tellement que tout le monde soit heureux après ces années terribles. Tant de familles sont comme nous complètement désorientée.

Les libérations commencent, mon tour arrivera peut-être, et sans trop tarder, c’est tellement triste et mon inquiétude devient si douloureuse.

 

Mardi 17 Avril.

Je m’étais ce matin réveillé optimiste, car, j’avais rêvé de parfum et toutes les fois que je rêve de parfum, j’ai toujours en moi une lettre de Toi ou un télégramme. Aujourd’hui j’ai vainement espéré. Rien n’est venu rompre la monotonie de la journée. Pourtant j’avais rêvé avec tant de précision que j’arrivais libérée chez les Wante qui me recevrait, tout en me déshabillant (j’avais encore mes vêtements de déportée), je lui demandais comment allait Ginette : « Oh ! Me répondait-elle, elle est devenue odieuse, exigeante, jamais contente ». Si mes rêves se mettent à me tromper, si je ne pense plus avoir confiance en eux, alors… flutte ! On rêve beaucoup en captivité et on s’en souvient très souvent avec beaucoup de netteté. Combien de fois ce fut notre distraction avec Odette de nous raconter nos rêves. Une brave Belge nous amusait beaucoup en nous donnant la clef de nos songes et elle terminait toujours : « Songes et mensonges », de peur de nous impressionner par ses oracles.

Je viens d’apprendre qu’on préparait en vue de libération, la liste des femmes nobles et artistes.

C’est bête, je ne suis ni noble, ni artiste, et encore, artiste… Qui sait ? Si on voyait mes beaux dessins… peut-être ! Mais voilà, on ne les verra pas et je suis sans titre de noblesse, si ce n’est celui de t’aimer passionnément et d’être ta femme. Mais voilà, l’embêtant, c’est que, aux yeux de certains ta femme est une personne dangereuse et importante. Tout t’abord on l’enferme dans une prison militaire près de 3 mois. Puis on la déporte à Ravensbrück pour 25 mois dont les derniers au bunker où j’écris ces impressions. Est-ce le dernier stage ? Espérons, car j’en ai plus que marre.

Oui, dommage que je n’ai aucun don, quels chefs-d’œuvre sortiraient de mon séjour en cellule. Si j’étais poète, j’écrirais pour Toi de merveilleux poèmes.

Si j’étais écrivain, je pourrais pondre de beaux récits.

Si j’étais compositeur, mes symphonies seraient émouvantes, mes symphonies dignes de Beethoven.

Si je savais dessiner et crayonner des caricatures…

Mais rien, bonne à rien et ça me vexe terriblement. Enfermée, on voudrait être pleine de ressources qui permettent de passer des journées moins ternes, non, ternes n’est pas mot juste car ta pensée les remplit de vie, de souvenirs, mais elles sont tristes et sombres. Je passe tant d’heures inutiles.

Les premiers jours, je redoutais la tombée du jour, maintenant je l’attends avec impatience. Petit à petit tout se tait. Ma cellule s’assombrit. Je me couche. Je pense ardemment à Toi et certains soirs j’ai l’impression que nous arrivons à réunir nos pensées à travers l’espace. D’autres soirs, tu es insaisissable et c’est très pénible.     

Ces derniers jours j’ai moins mal le soir que durant la journée, je regagne un peu d’espoir. Je me couche plus confiante et je dors comme une marmotte jusqu’au petit matin mais réveillée de très bonne heure la perspective d’une longue journée m’épouvante. Je voudrais dormir, dormir jusqu’au jour où l’on viendra ouvrir ma porte pour le grand départ.

Dormir, ne plus penser, le nez contre le mur, la tête sous les couvertures, ne plus voir personne ici, ne plus se lever, ne plus bouger, ne plus vivre jusqu’à l’heure du retour.

Par instants je n’arrive pas à retrouver tes traits ni ceux des enfants, ce qui me donne une pénible impression de vide en moi.

Bonsoir mon amour, tachez de venir me retrouver, soyez gentils, ayez pitié de moi.

 

Jeudi 19 Avril.

Je viens d’avoir, exceptionnellement, une longue sortie. Près de deux heures. Malheureusement le temps n’était pas agréable. Beaucoup de vent qui soulevait en tourbillons une poussière noire. Je suis rentrée avec une figure de charbonnière, les mains dégoûtantes. Je suppose ma tête et mes cheveux et mes cheveux dans le même état. Tout le sol du camp est recouvert de résidu de charbon aplani au rouleau aussi quand il fait sec et du vent, on vit dans un nuage de charbon. C’est très agréable, surtout avec le manque de savon, la distribution n’est plus tous les 3 jours mais une fois par semaine.

Dans la cour aujourd’hui, en même temps que moi, une grande femme mince, les épaules tombantes, habillée d’un tailleur rayé, exactement la silhouette de Zette. Vraiment de dos la ressemblance était frappante.

Je vais ce soir coucher dans un lit propre. Ce matin changement de draps et de taie d’oreiller. Je suis bien contente car j’ai toujours l’impression que les draps de l’arrivée avaient déjà servi au prédécesseur.

Aussi ce soir ce sera bon de se coucher.

 

Vendredi 20 Avril.

Les bras m’en tombent.

Une gardienne vient de m’apporter ma peau de mouton. Inouï, n’est-ce pas. Je n’en reviens pas. J’ai envie de sauter de joie car je la croyais perdue à jamais.

Et je les remercie d’avoir eu la bonté de me la garder car avec ces fumiers de déportées elle aurait eu certainement le même sort que mes beaux souliers.

 

Samedi 21 Avril.

Jour de ténèbre. Le temps est complètement bouché. Depuis ce matin il pleut sans arrêt. Ma cellule est dans la pénombre.

Aussi ce matin, une fois ma cellule lavée, une douche froide prise, ma gymnastique terminée, je me suis recouchée et j’étais juste prête pour l’ouverture du guichet pour la soupe de midi.

La tête sous les couvertures, j’ai ardemment pensé à vous, mon amour, j’ai un peu pleuré, à Toi je le dis, ne le répète pas, mais si tu savais comme j’ai soif de tendresse, comme j’ai besoin d’être entourée par toi, par les enfants.

Encore une semaine de passée et toujours pas de nouvelles, pas de lettres.

Ma détresse est infinie. Si je n’avais cette cruelle inquiétude, je t’assure que je serais plus courageuse. Je me cramponne car je veux conserver mon moral, mais c’est dur. Je veux tenir.

Tu vois, c’est moi qui avais raison de juger illusoire ton espoir de ma libération. Ici, aussi, on m’a fait souvent des promesses de départ. Heureusement je n’y ai jamais beaucoup cru et je n’ai pas voulu me laisser bercer par cette douce espérance ? J’ai bien fait.

Toi, qui depuis des mois remues ciel et terre pour moi, tu dois être bien déçu. Toi aussi garde ton courage, pas de coup de tête, je saurai attendre… Mais comme ce serait plus facile si j’avais de vos nouvelles.

J’espère qu’à l’heure actuelle tu as été rassuré par ma lettre de mars. De plus tu vas avoir des détails par les Françaises libérées.

La pluie tombe toujours. Pas gai. Il faut que je fasse mon Km. à travers ma cellule.

Au revoir mon cher amour.

 

Dimanche 21 Avril.

Entre mon temps de prison à Tunis et ma déportation, c’est mon 118ème dimanche de prisonnière. Au fond qu’est-ce que c’est que 118 dimanches. C’est tout de même plus de deux ans de vie, et de quelle vie.

Il ne pleut plus, le temps est moins bas, mais beaucoup de vent, de gros nuages menaçants et ce fichu froid qui ne veut pas nous abandonner.

J’en ai assez, plus qu’assez d’avoir froid. Mes vieux os auront bien besoin de se réchauffer à notre bel astre tunisien. Ce n’est pas vrai, ce n’est pas le même soleil ici que là-bas. Ce n’est pas le même ciel… Quel est l’homme qui a raconté un bobard aussi inconcevable ? Ne me parle surtout jamais de faire une croisière en mer Baltique… Dire qu’il y a des humains qui vont à des stations balnéaires au bord d’une telle mer.

Vu la température d’ici on doit avoir l’impression quand on se baigne de nager dans un frigidaire.

Je ne sais pourquoi aujourd’hui il n’y a pas de sortie. Deux jours sans promenade. Je vais comme hier faire mon Km… Ma voisine du dessous va me prendre pour un mille-pattes.

Cette nuit, grand branle-bas dans la maison. Beaucoup d’arrivées. De gros verrous qui s’ouvraient, des pas pénétraient dans une cellule, et vlan… les verrous se refermaient… et au tour d’une autre cellule.

Qui sont-ils ou qui sont-elles ? D’où viennent-ils ? De quelle nationalité sont-ils ou sont-elles… mystère.

Je fais un peu d’espagnol mais la leçon du jour m’ennuie. C’est un passage d’une pièce de théâtre que tu as peut-être vue jouer à Madrid, "El balcon de la felicidas". Une scène entre mère et fils. Vivement ce soir que je retrouve mon lit et que je dorme pour oublier.

La journée est longue.

 

Mardi 23 Avril.

Le vent est tombé, il pleut par averses et il fait très froid. Je rentre de la promenade de santé le nez tout rouge, comme en plein hiver. La nuit a eu au moins ce bienfait de laver la cour de cette affreuse poussière noire.

Je termine aujourd’hui ma neuvaine à N.D. de Lourdes. Neuvaine commencée le dimanche 15 avril. J’ai éprouvé un besoin urgent, un appel irrésistible de danser la grâce de votre protection. J’ai dit cinq chapelets par jour, un pour Toi, un pour Jean, un pour les deux petits, un pour maman, et le cinquième pour qu’un jour proche nous soyons tous réunis.

De plus, je me suis imposée quelques efforts.

Je tombe dans la bigoterie penses-tu ? Non. Je veux de toutes mes forces vous retrouver.

Chaque matin en me réveillant, chaque soir en me couchant je dis une prière pour vous.

C’est moche, c’est dans les moments de désespoir que l’on implore Dieu… Tout au moins pour moi et je fais amende honorable. Sais-tu que depuis mon arrestation à Tunis, j’ai promis d’aller à Lourdes… Si je vous retrouve tous, et d’y aller à pies et à bicyclette. J’étais si inquiète pour Toi. Si inquiète pour Guy et Annick qui vivaient au milieu des bombardements et qui ont été si exposés le matin où des bombes sont tombées sur la gare et les immeubles avoisinants. Ce jour-là fut un jour sinistre… Je n’ai été rassurée que le lendemain matin, le gardien Henriquet ayant eu la bonté d’aller aux nouvelles chez Ania, le soir son travail terminé.

Je savais que Jean me causerait un jour bien des inquiétudes. J’ai donc fait ce vœu de tout mon cœur et je le renouvelle d’ici. Je partirai donc de Bordeaux, pas dès mon retour car je ne serai pas en état d’entreprendre une telle performance, mais j’attendrai d’avoir repris du poil de la bête. Ne pousse pas de hauts cris, je n’ai pas dit que tu serais du voyage. Je n’ai promis que pour moi, mais, bien entendu rien ne t’empêchera d’écouter la chanson : « Qui m’aime me suive ».

 

Mardi 24 Avril.

Sortie rapide. Temps triste.

Je n’ai pas rencontré ces jours-ci dans la cour Odette Churchill. Est-elle encore-là ? Qu’est-elle devenue ?

Ne rien savoir – rien de personne – pas de nouvelles.

Peut-on conserver de l’espoir et continuer à s’accrocher pour tenir le coup ou bien baisser les bras. Comme c’est pénible cette solitude angoissée.

 

Vendredi 27 Avril.

Je n’ai pas eu envie d’écrire noir sur blanc tous ces jours-ci, le moral étant trop bas.

Et aujourd’hui je me sens plus forte. J’ai l’impression qu’il y a beaucoup de va et vient dans le bunker. Serait-ce bon signe… Mijotent-te-ils un départ ou un grand lessivage, que penser, que croire. Avec eux on peut tout craindre ou s’attendre à la grande liberté.

 

Samedi 28 Avril.

Grande agitation dans le bunker. Un sérieux remue ménage. Il se passe sûrement du nouveau. J’ai l’oreille à l’écoute.

10 heures du matin.

Ma porte s’ouvre brutalement : « Schnell, schnell, préparez-vous vite, vous allez partir ». En vitesse je fais mon baluchon.

J’attends en piaffant.

Vers 6 heures du soir, camps de Melckow, à 80 Km. de Ravensbrück.

J’ai donc quitté Ravensbrück ce matin vers midi en voiture cellulaire avec Odette Churchill et quatre prisonniers sous la surveillance du commandement de Ravensbrück.

Campement dans une baraque avec 4 prisonnières, une Française, Odette Churchill et moi. Inconfort mais moral excellent, nous prenions cette installation avec l’esprit sportif et un sérieux espoir de liberté.

 

Mardi matin, 1er Mai.

Changement.

De nouveau, voiture cellulaire avec Odette Churchill, les 4 déportés et notre commandant. Départ pour où ?

 

Mercredi 2 Mai.

Arrivée hier à 11 heures ½ à Neustadt. Coucher sur des tables dans un petit bureau. Pas question de se laver. Camp misérable, malpropre. Les malheureuses déportées couchées sur le parquet, sans paille, une seule couverture, serrées les unes contre les autres pour se réchauffer.

Maigres, sales, effrayantes. Une soupe infâme que nous n’avons pu manger. Rencontrée plusieurs Françaises. Vers 2 heures ½ le commandant de Ravensbrück a fait appeler Odette Churchill… Quelques minutes plus tard elle revenait très émue me disant que le commandant l’emmenait avec lui pour –soit disant – la remettre aux autorités américaines.

Elle a demandé de ne pas se séparer de moi. Il a refusé n’ayant pas d’ordre pour moi.

Nous nous sommes embrassées, depuis je ne sais rien d’elle.

Les SS, les surveillantes avec enfants et bagages partent en vitesse. La grande débâcle. Ils ne pensent plus à nous engueuler, à nous vexer. Ils pensent à sauver leur peau et on constate avec une bien grande joie qu’ils crèvent de trouille. Après avoir accompagné Odette Churchill à la porte du camp, je reviens au bloc pour prendre mes sacs pour aller trouver les Françaises du camp.

Je me trouve au milieu d’une horde de sauvages en train de piller mes affaires qui se trouvaient dans la pièce réservée à la blokowa (chef de bloc). A coups de poing j’ai récupéré ma peau de mouton et mon petit carnet de notes… mes autres affaires introuvables, mes lettres, mes chères lettres, mes télégrammes et les rares choses que j’avais sauvées des multiples fouilles. J’ai vainement cherché. Le camp, dès le départ des SS fut un vrai carnage. Les femmes se battaient, criaient, hurlaient, la figure en sang, les mains écorchées. Des sauvages. Je me réfugiais auprès d’un petit groupe de Françaises : « Vite, vite, venez, nos petits Français nous attendent ! » et j’ai vécu cette minute inoubliable. Des prisonniers de guerre français nous attendaient, de grosses tenailles à la main, et en moins d’une minute les fils de fer furent coupés… LIBRES ! NOUS ETIONS LIBRES !

J’étais émue jusqu’aux larmes, mais je n’éprouvais aucune joie. Une angoisse plus forte que jamais m’étreignait. Pas de nouvelles des miens. Etaient-ils vivants ? Accueil touchant au commando. 8 déportées dont une très brave femme de Saint-Dié, 15 prisonniers français, des braves campagnards, des ouvriers, le chef M. Brunié (de la Shell) nous ont recueilles avec une franche affection. Ils se sont mis en quatre, ne sachant que faire pour nous installer aussi confortablement que possible, pour nous soigner, nous faire oublier nos misères et nos souffrances. Pour ne pas surcharger nos estomacs, ils nous nourrissaient comme des bébés par petites doses

Nous sommes restées 3 jours au commando.

Le premier jour, occupation par les Américains.

Le deuxième jour, occupation en force des Russes.

Le premier matin, je suis partie au village avec 2 déportées. Nous en sommes revenues avec un vrai butin : poules, lapins, cochon, une pleine charrette de bocaux de fruits et légumes en conserves, des bouteilles que nous espérions être du vin mais qui étaient une infâme boisson sucrée.

 

Le Vendredi 4 Mai,

Nouvelle expédition au village et avec joie j’assistais au pillage des maisons, de la fuite éperdue de tous les habitants – quelle revanche -. Cette fois nous revenions avec des prises vestimentaires que nous avons distribuées aux plus nécessiteuses d’entre nous. Grand conciliabule le soir : faut-il rester et risquer de rester longtemps avec les Russes ou… faut-il partir et aller vers les Américains ?

A 11 heures décision de départ pour le lendemain matin.

Minimum de bagages. 20 Km. à faire à pieds. Les bagages et provisions mis dans deux petites charrettes à bras. Etendue dans une troisième charrette, une déportée très malade incapable de faire ce trajet à pieds.

Etape sans trop de fatigue. Beau temps, pas froid ni trop chaud. Si j’avais de vos nouvelles, mon moral serait au beau fixe.

Les routes encombrées d’Allemands fuyant dans des équipages comiques… crevant de peur devant les Russes.

Nous avons vu (avec quelle joie) la Grande Armée en déroute, officiers, soldats, mêlés à la population civile.

Les Russes, des brutes sauvages avec tous, sauf avec Français et Françaises.

A 20 Km. barrage américain.

Tous dans une immense caserne où nous sommes restés du dimanche 6 mai au mercredi 9 mai. Toutes les femmes dans une pièce, nous étions 24 de Neustadt.

 

Mercredi 9 Mai.

Départ en camion. Poussière, soleil. Arrivée à Celle.

2 jours dans ce camp. Mes souvenirs me font défaut. Impossible de retracer Celle, l’installation, la vie pendant ces deux jours. Je ne sais plus.

 

Vendredi 11 mai.

Départ, toujours en camion. Soleil magnifique, temps chaud.

Arrivée à Sulingen. Camp inconfortable, tout nouvellement installé à la hâte pour accueillir les déportés rapatriés. Prise en charge par un officier Belge, très service, qui nous traite sèchement, en prisonnières militarisées. Ordres à coup s de sifflet.

Lavage inexistant, mauvais dîner. Pour dormir, planches sans paillasse, mais qu’importe, une étape de plus vers la France.

Impossible, parait-il de téléphoner à Paris.

 

Samedi 12 mai.

Départ pour […], immense camp. Une foule de prisonniers. 8 heures de retard sur le convoi notre camion étant tombé en panne. Les prisonniers nous aident à nous installer. Réception très sympa. Tous aux petits soins. Pas de paille pour coucher, mais on nous apporte des masses de couvertures, si bien que nous avons dormi comme des reines. Les 25 restées ensemble, presque toutes gentilles.

De ce camp, également impossible de téléphoner à Paris. Je râlais.

 

Dimanche 13 Mai.

Départ pour Kevelaer? Dernière étape en camion.

Admirablement accueillies par des officiers anglais et des femmes soldats françaises.

Tout d’abord installées dans une vieille église, vitraux cassés par les bombes, murs lézardés, de la paille dans la grande nef et les bas côtés. Très pittoresque, mais pas assez confortable pour nous de l’avis du commandant anglais, qui, quelques instants après notre installation nous déménageait pour nous loger dans un hôtel, l’Hôtel des Trois Rois. Rien que ça ! Mais hôtel fortement amoché par les bombardements, et des lits nous attendaient. Mais des lits si douillets, que, habituées à la dure, nous n’avons dormi ni les unes, ni les autres.

Dîner excellent. Coucher.

Quand j’ai entendu le nom Hôtel, j’ai aussitôt pensé que peut-être je pourrais enfin téléphoner à Wante. Espoir une fois encore déçu.

 

Lundi 14 Mai.

Ça devient sérieux. Départ en train pour la France via la Hollande et la Belgique où nous sommes entrées à 11 heures, acclamées sur tout le parcours.

A Bruxelles, nous avions eu une réception touchante en gare, et sublime émotion, la France. Minute émouvante, le train s’arrête. La Marseillaise chantée en coeur sur le quai. Les gosses, les femmes nous apportant des fleurs, des fruits. Le train repart.

Lille 9 heures du soir. Parquées dans une grande salle, j’ai enfin l’autorisation de téléphoner à Paris. En tremblant j’appelle Wante  qui me jure qu’Yves, Jean, les 2 petits et maman sont vivants. Me voilà transformée en fontaine, mais cette fois avec des larmes de joie.

Dans la nuit, papiers, formalités sont faits afin de prendre dès le lendemain matin le train pour Paris. Dormir en attendant le départ, mais j’étais bien trop sous pression pour trouver le sommeil… Paris demain matin !

Et dans cette ville de l’élégance, nous allions débarquer vêtues comme des misérables, mais aucune importance.

 

Mardi 15 Mai 1945.

Paris.

Nous avons gagné la guerre avec nos amis américains et anglais !

Le cauchemar est terminé. Je vais retrouver Yves, Jean, Guy, Annick et maman.

C’EST MIRACULEUX.

 

 

Martha s’est éteinte

A Boulogne-sur-Seine

Le 7 janvier 1987



[1]-  Marthe, dite Martha était la fille de Maurice AUSCHITZKY (1865-1940) et de Léontine FLINOY (1871-1948). Elle a eu de son premier mariage, Jean et Annick COURTOIS.

Yves PERRUSSEL (1903-1968), son second mari, grand avocat-défenseur en Tunisie, a été le dernier maire français de Tunis. A l’époque de la déportation de sa femme, il était chef d’état-major du général Giraud, soutenu par les Américains pour tenter de supplanter De Gaulle à la tête du Comité français de Libération nationale, constitué à Alger en juin 1943.

[2] - Ministre du régime de Vichy dès le 23 juin 1940, il organisa l’entrevue de Montoire entre Hitler et Pétain. Renvoyé le 13 décembre 1940, il revint au pouvoir de 1942 à 1944 et mena une politique de collaboration avec le Reich. A la Libération, il fut jugé et fusillé.