L’HÔTEL DE LA RUE FERRÈRE
Son acquisition remonte à l'époque où on avait la fortune ostentatoire. Vendu par Drouin, par acte de Me Perrot du 19 juillet 1913, au prix de 160 000 fr, c''était l'un des plus beaux et des plus luxueux de Bordeaux, avec ceux des Prom et des Nairac cours de Verdun, des Teyssonneau place du Champ de Mars, le château Labottière dans la rue du même nom, l’hôtel Lalande, aujourd'hui Musée des Arts décoratifs, et, peut-être, quelques autres dont je n'ai plus qu'un souvenir confus.
Imaginez, nous sommes maintenant dans les années 1930. Vous êtes devant le 36 de la rue Ferrère. Vous sonnez.
Un court instant s'écoule. Un groom vêtu d'une livrée bleue et jaune (les couleurs de mon grand-père) vous ouvre la majestueuse porte en chêne parqueté et s'efface.
Vous pénétrez dans un vaste hall dallé d'un assemblage de marbres rose et blanc, aux murs de pierres moulurées. De grandes niches encadrent les appliques en bronze doré... mais vous êtes soudain frappé par une curieuse odeur, celle de l'essence, de graisse ou d'huile de vidange. Le garage est mitoyen et Pierre, notre chauffeur, doit s'affairer autour de l'Hotchkiss ou de la petite Amilcar de mon père. La porte de communication n'était pas fermée lors de votre venue pourtant les instructions sont formelles.
Après avoir franchi un premier seuil fermé par une double porte en glaces translucides, vous voici dans les escaliers : une cage fort modeste jusqu'à l'entresol : pourquoi ? Une erreur ? Une fantaisie architecturale ? Mais passées ces quelques marches vite oubliées, on débouche sur un escalier magnifique de proportions. Jusqu'au troisième étage, ses paliers vont pénétrer dans les salons pour mieux l'intégrer (et rendre cette maison déjà inchauffable, plus glaciale encore). Les marches sont en pierres revêtues de laque blanche. La rampe est en fer forgé ouvragé, martelé, ciselé, comme seuls les artisans de Nancy et Bordeaux savaient le travailler. La main courante est en acajou verni au tampon. Au sol un tapis de haute laine bleu bordé de jaune. Il est fixé aux marches par des barres en cuivre qui brillent comme des bougeoirs espagnols. Dès les beaux jours, ce tapis est remplacé par un autre en toile écrue destiné à donner une impression de fraîcheur. Les murs sont couverts de tableaux, tels ceux d'un cabinet de peintures.
Ignorons l'entresol, principalement desservi par l'escalier de service, c'est le quartier des domestiques, une dizaine me semble-t-il. On y trouve la cuisine, la salle à manger du personnel, la souillarde, la soute à charbon, des réserves et de longs couloirs qui servent de vestiaire pour les réceptions, dans ce but leurs murs sont couverts de portemanteaux. Au fond de l'un d'eux, le passe-plats desservant l'office située à l'étage. J'ouvre ici une petite parenthèse pour signaler un détail significatif de l'époque, les domestiques qui entraient au service de mes grands-parents s'engageaient par écrit à ne pas porter de chapeau fleuri !
C'est également à l'entresol que se situaient les bureaux, mais desservis par une entrée séparée, le 34.
Nous arrivons au premier étage. Celui des salons. Vous allez voir, ils sont nombreux, je vais essayer de ne pas en oublier !
Après la colonnade en acajou peint en trompe-l'œil, nous pénétrons dans la salle de billard. Pas de plafond, mais une galerie, bordée de la même rampe que celle des escaliers, qui intègre cette pièce au second lui-même éclairé du troisième étage par une lanterne en "Patinglass", un matériau nouveau spécialement venu des Amériques pour l'occasion. Aux murs et un peu partout sur les meubles, une importante collection d'armes. Et... le téléphone (à l'époque, le 813.74) dont ma grand-mère faisait une consommation intense, surtout avec tante Berthe-Berthe qui avait le chic pour appeler au moment des repas.
Au fond, après une autre colonnade formant le pendant de celle des escaliers, le salon Empire. Un décor théâtral conçu pour la perspective, mais dans mon souvenir, pourtant la pièce la plus élégante de l'hôtel. Une pièce en boiseries encadrant des panneaux de soie bleu roi. Un salon dont les angles étaient à pans coupés pour former quatre vitrines renfermant des Saxe, des moulages de médailles et bien d'autres bibelots précieux que je n'ai plus en mémoire. Le mobilier était principalement composé de sièges en X à col de cygne et de chaises gondoles en acajou, l'ensemble garni de la même soie bleue mais ornée, cette fois, d'une passementerie tissée de fils d'or. Au-dessus de la cheminée, un trumeau Louis XVI, une pendule et des candélabres de Gouthière.
A gauche du billard, le grand salon donne, par deux portes vitrées, sur un balcon dominant la rue Ferrère. Aux murs, des boiseries Louis XVI gris pâle à rechampis d'un gris plus soutenu (comme les autres salons et les chambres du second). Le sol est en marqueterie de bois exotiques. Il a été fabriqué en mer par des charpentiers de marine, comme nombre de meubles de port... Mais ce parquet, fort beau, est caché par une savonnerie. Au plafond un gigantesque lustre Régence en bronze doré et ciselé. Les proportions déjà vastes de ce salon sont agrandies à l'infini par un jeux de glaces avec ou sans tain.
Cressent, Œben, Riesner. Ou encore van Risen Burgh, les Jacob... On entre dans ces lieux comme on feuillette un livre d'or : attiré par les signatures. Il est vrai que ce salon, où vingt-cinq personnes pouvaient s'asseoir à l'aise, a de la noblesse. D'un seul coup d'œil, grâce aux collections Flinoy, toute l'histoire passionnante du Grand Siècle est présente... On y trouve aussi un piano, mais celui-ci est exceptionnel. Je ne sais pas s'il avait une bonne sonorité car je n'ai jamais eu l'oreille musicale, mais il est très beau. C'est un Erard, un 1/4 de queue en bois moucheté. Il avait appartenu à la famille régnante de Belgique. Comment est-il venu échouer là ? Mystère. Je me rappelle d'Annick enfant, perchée sur la banquette de style Louis XVI, en bois doré, déchiffrant la "Méthode Rose" avec Monsieur Sillol, son professeur de musique. Sur ce piano, il y avait une cape en soie brodée, un vêtement religieux des temps lointains. Et aussi une lampe hideuse : un pied en bois tourné surmonté d'un abat-jour en parchemin barbouillé de gouache représentant peut-être des vitraux. Une "œuvre" conçue, réalisée et offerte par Herman Boué. Cette lampe a dû finir à la poubelle et la dernière fois que j'ai vu le piano il était à Paris, avenue Victor Hugo, dans le somptueux appartement des Perrussel. Pour compléter l'ameublement de ce vaste salon, il y avait aussi des bronzes de Barye, toute une collection de Delft, des porcelaines du Japon, des Saxe, et des Sèvres.
Fixées aux murs, trente-huit peintures : Dont un Hubert Robert, un Greuze, un Rigaud, une marine de Lacroix, une scène champêtre de Jean Niel, mais aussi des œuvres maîtresses des Écoles Italienne, Flamande, Hollandaise.
A droite et à gauche de ce salon, deux plus petits, le "salon Or" et le "salon Argent" appelés ainsi à cause de la garniture des sièges. Tout le panneau de l'un d'eux était occupé par un meuble Henri II, un meuble d'époque, aussi richement sculpté que noir. Quelque chose de sinistre mais aussi de très rare. C'est dans ce salon que Jean Courtois (à qui mes grands-parents ne refusaient rien), installait son train électrique et ses soldats de plomb qui allaient se livrer de terribles batailles.
Il y avait sur la cheminée de l'autre salon, deux personnages en Saxe de haute taille : une bergère et son prince charmant. Enfants, nous avions inventé un jeu très amusant, il s'agissait de briser des morceaux de la robe en dentelle de la bergère sans se faire pincer.
Nous devions être des as en la matière car pas une fois nous n'avons été soupçonnés, mais il est possible que ce jeu terriblement intelligent ait coûté leur place à un ou deux domestiques chargés de les entretenir. Ces Saxe ont été vendus depuis, ils ne valaient plus rien car la pauvre bergère était nue.
De l'autre côté du billard, au midi, les salles à manger. La grande et, séparée par deux colonnes corinthiennes, la petite.
La grande salle à manger était meublée d'une table Renaissance entourée de douze chaises Napoléon III : l'horreur ! Le reste du mobilier, provenant des collections Flinoy, était de grande qualité. Sur une commode que l'on disait "portugaise" mais qui était en réalité française et d'époque Louis XVI, la radio... pardon, la T.S.F. Mon grand-père adorait entendre les "réclames" et elle était réglée sur un poste bordelais qui en distillait à longueur de journée : "La Quintonine, nine, nine, vous rend costaud et beau", "Dewatcher, ses vêtements chics et pas chers" ou encore "Bien l'bonjour M'sieur Lévitan, vous avez d'beaux meubles...".
Une fois par an, pour notre anniversaire, nous étions invités à la grande table, c'était un honneur que nous attendions fiévreusement le restant de l'année mais il était gâché par les recommandations préliminaires : "les enfants se taisent", "les enfants ne mettent pas les coudes sur la table", "ils ne se curent pas le nez", et j'en passe. Une fois, ce devait être le jour de mon anniversaire puisque je déjeunais avec les parents, Maÿlis, la petite blonde qui aidait au service, s'est entravée dans le tapis et elle a renversé la soupière : quel somptueux souvenir ! Lorsque nos parents voulaient se confier un secret qui ne concernait pas les domestiques trop nombreux dans la salle à manger, ils se parlaient en anglais et ça donnait quelque chose comme : "I am été to the bank holliday and the bourse a baissé. I am ruiné".
De l'autre côté des colonnes en stuc rose, la petite salle à manger, celle des enfants où nous prenions nos repas une demie heure avant les parents. Nous étions entourés par des bonnes qui nous bourraient de tapioca. Notre table occupait un côté de la pièce. L'autre était aménagé en petit salon. C'est là que nos parents prenaient le thé autour d'une table cabaret (un joli meuble bordelais). Une institution. Ils étaient assis en rang d'oignons, serrés les uns contre les autres, sur une méridienne Directoire tendue de soie. Un jour ils ont découvert le pain de mie, quelque chose, ont-ils dit, de délicieux parfaitement adapté une fois grillé à la marmelade d'oranges amères...
Au fond des salles à manger, trois portes fenêtres donnant, OUI, inutile de vous frotter les yeux vous avez bien vu, SUR UN JARDIN (nous sommes pourtant au premier étage au-dessus de l'entresol). Un jardin de plein pied, de vastes proportions, animé et rafraîchi, en son centre, par une fontaine, tandis qu'une pergola parfumée de chèvrefeuille est située dans le fond. Plusieurs allées en gravier bordent les massifs remplis des fleurs les plus belles. Ce jardin est amoureusement entretenu par un fonctionnaire de la ville. En dessous, nos entrepôts. L'un d'eux a été prêté aux Scouts de Bordeaux. Jean Courtois en a fait partie. A 4 heures, lorsqu'il y avait des réunions, on lui passait, par un puits de jour, un panier, retenu par une longue ficelle, renfermant son goûter : une bille de chocolat et du pain beurré.
Et puis la bibliothèque. Une pièce triste car sa fenêtre était revêtue de vitraux qui occultaient la lumière. Deux meubles sombres d'époque Louis XV renfermant des livres, Oh ! Ni Montesquieu, ni Montaigne. Chez nous, on n'était pas intellectuels ! Mais des collections entières de revues contemporaines très bien reliées.
A cet étage aussi, l'office. Sans intérêt. Alors, passons au second et visitons ensemble les appartements privés.
A droite de la galerie, qui surplombe le billard, l'appartement des grands-parents, dont une vaste chambre donnant sur une agréable terrasse qui domine le jardin suspendu. Un lit, bien sûr, qui faisait partie de la dot. Moderne à cette époque il avait mal vieilli (c'est un euphémisme : il était atroce !). Beaucoup de bondieuseries sur les murs, dont une toile peinte représentant une Vierge à l'Enfant plus grande que nature. Juste en dessous, une magnifique commode-secrétaire Régence en acajou. Un meuble de port, mais le seul que j'ai rencontré de cette facture. Lui faisant face, une imposante et très belle armoire remplie de linge sentant bon la lavande et... un grand bocal en verre rempli de caramels Pierrot Gourmand. Il était convenu de longue date que chaque fois que nous allions embrasser ma grand-mère dans sa chambre, nous avions droit à un bonbon : c'est fou ce que nous devions être affectueux car ce bocal atteignait souvent la côte d'alerte.
A côté de la chambre, la salle de bains, certainement la pièce la plus importante pour mes grands-parents. C'est là qu'ils vivaient, loin de leurs salons d'apparat, des domestiques... et au chaud. La pièce était spartiate. Meublée de deux fauteuils anglais un peu défoncés situés de chaque côté d'une table Louis XIII fabriquée en 1900. Là se trouvait aussi la drôle de machine à coudre, une Singer, fonctionnant à l'aide d'une pédale. Là aussi était l'appareil Salvator. Un machin qui devait révolutionner la médecine. Une sorte de flacon de verre, rempli d'eau du robinet traversée par un courant électrique qui faisait des étincelles bleues. Dès que l'un de nous s'égratignait, on nous aspergeait de Salvator, mais Grand-Mamie venait ensuite avec son baume des Pyrénées, l'antidote. J'ai bu des litres et des litres de Salvator. Cet élixir devait être efficace puisque cinquante ans plus tard je suis toujours en vie et en bonne santé. Il y avait encore, dans cette pièce, un imposant meuble en pitchpin. Sur son plateau en marbre rouge, deux coupelles de porcelaine pivotantes. C'est là-dedans qu'ils faisaient leur toilette. Mais on n'arrête pas le progrès, un jour ce meuble est parti à la casse et il a été remplacé par deux lavabos en faïence. Dommage. C'est là aussi que Monsieur Paul, premier coupeur chez Monsieur Auguste, le coiffeur du Tout-Bordeaux (son salon était situé sur les allées de Tourny, à l'angle de la rue Mautrec, au-dessus de l'Intendant) venait chaque jour raser mon grand-père. Ce vieil ami vivait et travaillait encore il y a une dizaine d'années. Il a coupé les cheveux de Bertrand, mon fils, "la cinquième génération de Flinoy/Auschitzky sur laquelle j'ai exercé mon savoir" nous a-t-il rappelé. Un record sans aucun doute.
En face, tout en grisâtre, l'appartement de mes parents : leur grande chambre banale. Mitoyenne, notre chambre banale, et en face, le fumoir banal. C'est dans cette dernière pièce que se tenaient les parents, nous n'avions guère l'autorisation d'y aller car nous "leur cassions les oreilles". Cette pièce avait une particularité plus curieuse que jolie, les murs étaient couverts de cendriers publicitaires dont mon père faisait collection. Suis-je distrait ! J'ai évoqué les trésors de papa et j'allais oublier le lit de maman. Une copie Louis XVI garnie de toile de Jouy rose. Dans ce lit est né Christian. C'est au-dessous de ce lit, quelques années plus tard, qu'il faudra nous déloger lorsque le docteur Rocaz, un éminent pédiatre, viendra nous piquer contre je ne sais trop quelle maladie infantile. Christian, Michelle et moi, nous nous étions noués les uns aux autres afin de former un bloc indestructible. Tout y contribuait : les jambes, les bras, les mains, les doigts, la rage et la peur qui décuplait nos forces. De plus, Christian, qui était le plus costaud des trois, nous avait ancré au pied du lit : impossible de nous dégager... Jusqu'au moment où est intervenu insidieusement un balais : l'arme des lâches.
Au troisième étage, le hall dont le centre était, nous l'avons dit, en "Patinglass", servait de salle de jeux lorsque tante Martha était à Tunis. A cet étage se trouvait également son appartement : une grande chambre donnant sur le jardin, meublée de deux gros fauteuils en velours côtelé gris et d'un salon Directoire garni de tissu rose. Y attenant, un cagibi tendu de papier argenté sur lequel étaient fixées des miniatures chinoises représentant les supplices chinois : quelle imagination avaient ces gens-là. Plusieurs fois j'ai voulu m'en inspirer pour éliminer ma sœur.
A côté, la chambre d'Annick (ou de Jean?) dont je n'ai d'autre souvenir que les merveilleux livres illustrés qui contaient l'histoire de l'aviation naissante. Jean était alors en sixième à Longchamps (aujourd'hui lycée Montesquieu) et Annick, au cours Ruello.
Il y avait aussi, à cet étage, de nombreuses chambres de domestiques. La lingerie où Berthe, à longueur de journée, raccommodait chaussettes et torchons. Au-dessus le grenier qui nous était interdit et dans lequel je ne suis jamais allé.
Les caves voûtées, pendant la dernière guerre, nous ont souvent servi d'abri.
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Cet hôtel est aujourd'hui défiguré. Il a été transformé et vendu par appartements.
Hubert AUSCHITZKY
publié dans
les 6 et 7 août 1993.