LE DÉBUT DU XIXe SIÈCLE
I - LE PAYS
La Courlande, la République des Aristocrates de Pilten et Hasenpoth ont été annexées à l’Empire russe par Catherine II. Ce qui est aujourd'hui la Lettonie comprend deux provinces : la Livonie avec un gouverneur à Riga, la Courlande avec un gouverneur à Mittau. Cette dernière province comprend les anciens duchés de Courlande et Sémigalle, et la République de Pilten. La présence russe en Courlande va évidemment intensifier la population russe. Mais ici, comme en Livonie, les Courlandais vont conserver leur identité balte, et une culture qui les range dans la germanité. Catherine n'essayera pas plus de russifier les Courlandais qu'elle n'a essayé de russifier les Livoniens.
Riga en 1800, c'est 30 000 habitants d'après le recensement effectué cette année là, soit une population déjà importante pour cette époque où Vienne n'a guère plus de 40 000 habitants. La composition de sa population est la suivante : 43 % d'Allemands, 25 % de Lettons, 15 % de Russes. Les divers forment 17 %. Riga est donc une ville cosmopolite avec une communauté allemande proche de la moitié. C'est la tradition de la hanse.[1]
Nous n'avons de chiffres ni pour la totalité de la Courlande ni pour Mittau. Il est certain que la communauté allemande y est moins forte et qu'on y trouve une minorité polonaise peut-être plus importante qu'en Livonie : l'effet du lien de suzeraineté.
Il faut lire avec beaucoup de circonspection le mémoire de Mirabeau sur la Courlande pour avoir une idée précise de ce pays à la fin du XVIIIe siècle. Il nous donne une population d'un million et demi d'habitants pour la Courlande. Un chiffre très fantaisiste. En 1875 il n'y aura encore que 637 146 habitants.
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La Courlande est obligatoirement traversée par tous les voyageurs se rendant par voie de terre de Prusse à Saint-Pétersbourg. On emprunte la route par Memel, Telch (ou Telchi), Chavloui (ou Schavel) et Mittau, ou celle par Tilsit, Rossiena, Chavloui et Mittau. Entre la Prusse et la Courlande on ne peut faire autrement que de traverser la Samogitie, cette province devenue polonaise, annexée aussi par Catherine II, très peu peuplée et très misérable. Le contraste est grand entre la propreté de la Prusse aux fermes biens tenues, aux champs bien cultivés, enrichie par des siècles de tradition de travaux ruraux, et ce qui suit en Samogitie. Sans transition on passe d'une certaine aisance à une misère profonde.
Les voyageurs ont laissé tous les mêmes impressions :
« Je vais dans le pays des intrigues, des jalousies, des cabales, des despotes, des esclaves, des orgueilleux, des inconstants, des faibles et des fous » et encore « C'est un tourment pour moi que d'exister dans une République sans république où tout est au pillage ». C'est ce qu'écrivait Pierre-Samuel Dupont, l'ami de Turgot, entrant en Pologne en septembre 1744. Il passera à la postérité sous le nom de Du Pont de Nemours.2
Traversant la Samogitie en 1779, le chevalier de Corberon parle précisément de la Samogitie qui nous occupe : « Tout ce pays là est abominable ; on n'y voit que des sapins et du sable. Ces prétendues villes sont plutôt des villages ; les bâtiments ne sont que des planches que la fumée et la poussière noircissent entièrement, ce qui joint au coup d'œil de la misère celui de la malpropreté. D'ailleurs, les habitants, qui sont en plus grande partie juifs, achèvent le tableau ; au surplus, la détresse où ils se trouvent n'imprime point sur le front de ces malheureux la marque du malheur. Ils sont esclaves, pauvres et contents. Il est vrai que l'habitude adoucit peut-être la rigueur de l'esclavage ; mais, en même temps, elle avilit les hommes et leur ôte leur caractère. Nos gens battaient ces pauvres diables, qui ne faisaient qu'en rire et mettre plus d'empressement à nous servir de toute manière ; en même temps, ils cherchaient à nous voler s'ils pouvaient ».1
Se rendant, lui aussi, à Petersburg, pour devenir précepteur d'un enfant de huit ans (Paul Stroganov, fils d'un "Russe des Lumières", immensément riche comme il se doit), Gilbert Romme, fils de la Limagne, de Riom, futur Conventionnel, était atterré en gagnant Mittau : « Ce pays là rompait les os des voyageurs, même munis de tout ».2
Vingt ans après, rien n'a changé. En 1799 Victor Louis Alexandre de Toustain Frontebosc, de l'armée de Condé, au service de la Russie, se trouve au nord du Niemen, en pleine Samogitie. Avec le grade de major, il est l'aide de camp de son oncle, le comte de Vioménil, qui commande la première ligne de cavalerie russe. Il a gardé un souvenir pesant : « Le peuple est peut-être le plus malheureux qui existe sur terre ; absolument esclave, il ne possède rien en propre. Les seigneurs s'emparent du fruit de son travail et ne lui laissent que le strict nécessaire pour sa subsistance. Les juifs établis dans le pays, où ils se sont emparés de tout le commerce, achèvent de le ruiner par leur coquinerie », et, parlant des paysans : « (...) ceux-ci sont dans la misère la plus grande et le seul aspect de leurs chaumières attriste tout homme sensible ; ces malheureux, après avoir travaillé comme des nègres toute la journée, ne trouvent, pour se remettre de leurs fatigues, qu'une mauvaise natte étendue sur la terre ; leurs chambres sont d'une saleté affreuse ».3
L'abbé Georgel, à la même époque, sur le même pays entre Prusse et Courlande : « Ces maudits cabarets de Pologne, ou karschmats sont tenus presque partout par des juifs. La maison appartient au seigneur de la contrée qui la loue. Ces karschmats sont très multiples ; le seigneur en retire un grand profit ; on en rencontre de deux en deux lieues, quelquefois isolés, quelquefois faisant partie du hameau ou du village. Ce sont de grandes maisons en bois dont les écuries sont longues, spacieuses et élevées jusqu'au toit ; on s'en sert pour les voitures, les chevaux, les voyageurs, ainsi que pour le bétail du cabaretier. A l'extrémité de ce grand hangar est le poêle commun à la famille juive et aux voyageurs. Il est séparé de l'écurie par une cloison de poutres mises les unes sur les autres. C'est dans des taudis aussi dégoûtants qu'on est obligé de souper et de coucher. Dans les villes, nous avons trouvé des traiteurs pour renouveler nos provisions de bouche et nous fournir du vin. Dans ces mêmes villes, nous avons eu des chambres particulières, mais sans lit. Je conseille encore aux voyageurs de se munir de flambeaux et de bougies ».4
Brusquement, tout change - en sens inverse - en passant de Samogitie en Courlande. On retrouve un pays prospère, les fermes propres et les champs bien cultivés, les terres riches de Courlande. Tous les voyageurs sont frappés par ce contraste.
« En entrant dans ce pays, on remarque que les auberges ne sont plus tenues par des juifs ; on y est plus propre ; on y trouve des lits et à manger », et l'abbé Georgel fait son petit Bedecker : « Il y a une excellente hôtellerie deux lieues avant Mittau. L'Aigle Noir est la meilleure auberge : on y est bien logé, bien couché, bien nourri. Mittau, capitale des duchés de Courlande et de Somique (sic) est bien bâti, en bois et briques. »
La domination des Teutoniques a pris fin il y a plus de deux siècles et ce pays de Courlande reste totalement différend des provinces de la Pologne russe qui le touche (Samogitie et Livonie polonaise). En ce début de XIXe siècle, la Courlande vraiment n'a rien qui ressemble à la Pologne.
Le Dictionnaire Géographique du Royaume de Pologne (Tome III p 42 à 44) nous renseigne sur Hasenpoth et Pilten. Le territoire de ce qui fut la République des Aristocrates couvrait 5 400 km2 environ (un département français) avec deux villes, 113 domaines privés, 2 814 petites propriétés paysannes. C'est un pays de très grands domaines dans les mains de l'aristocratie qui l'a colonisé et développé.
Hasenpoth en 1794 : Ce sont 74 maisons ; onze propriétés de la puissante noblesse de la région, 43 appartenant a des bourgeois Allemands et 20 aux juifs. La majorité des maisons est allemande.
En 1780, la République des Aristocrates comptait 56 000 habitants, 46 000 protestants (Allemands et Lettons), 7 504 catholiques (les Polonais) 696 orthodoxes (les Russes) et 1 800 juifs.
II - LE ROI A MITTAU
Musée Condé. Chantilly
Monsieur, comte de Provence, par Duplessis.
Ce peintre était considéré comme le plus fidèle portraitiste de son époque.
A la mort de son frère devenu régent, le comte de Provence, dans sa vie d'errance, se trouvait à Ham, en Westphalie. Il partit chez son beau-père, le Roi de Sardaigne, à Turin. On lui fit comprendre que sa présence gênait, et il s'en alla au bout de quatre mois. La Sérénissime (la République de Venise) fut plus accueillante. Il put s'installer sur son territoire, à Vérone. C'est là qu'il apprit la mort de son neveu au Temple et devint roi. Son règne commença dans une République... mais les armées de Bonaparte dominèrent bientôt la plaine du Pô, et en avril 1796 on lui intima de quitter cette République.
Alors Louis XVIII partit pour la Brisgau, s'installa, à deux pas du Rhin, au château de Riegel, propriété du prince Schwartzemberg. Il y passa en revue l'armée du prince de Condé, son cousin, et contempla, par delà le Rhin, la plaine d'Alsace, le royaume de France, le sien. Hélas le 24 juin, Moreau brillamment passa le Rhin sous Strasbourg. La vaillante division du chevalier des Aix (Général Desaix) s'avançait en Brisgau. Ce fut la fuite royale, par le Val d'Enfer et la vallée du Danube.
Henri de Brunswick, le frère du prince souverain apprécié de Mirabeau, mit son château de Wolfenbütel (à 15 km de Brunswick) à la disposition du maréchal de Castries, grand serviteur de trois rois, dont l'errance l'avait conduit à Eisenach. C'est le 15 août 1796 que Castries arriva à Wolfenbütel pour s'y installer, accompagné de son secrétaire, un Agenais, de Léonard. Il avait vaincu naguère le duc de Brünswick à Clostercamp et en était devenu l'ami. Il obtint pour son roi le château de Blankenbourg, dans le Harz, véritable centre de l'Allemagne. Louis XVIII y arriva le 27 août 1796.1
Le Directoire, après Fructidor - fort de la victoire de ses armées en Italie - exigea du nouveau roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III, que le roi se retirât du territoire de la Confédération germanique. Louis XVIII sonda son cousin, l'électeur de Saxe... qui déclina l'honneur de le recevoir. En vain les princes souverains allemands furent sollicités. Seul le prince-évêque de Hidelsheim finit par se laisser apitoyer, encore qu'il précisa qu'il n'accordait au roi qu'une résidence provisoire.2
Le Comte de Saint-Priest, conseiller écouté de Louis XVIII, qui connaissait bien les chancelleries d'Europe, avait été envoyé en mission par le roi, à Saint-Pétersbourg. « Ma mission en Russie demeurait sans objet »3. Il représente le roi, cela suffit. C'est ainsi qu'il se trouva une place pour « prendre les arrangements relatifs à l'entrée du Corps de Condé au service de l'empereur Paul ». Celui-ci se souvint de la fastueuse réception que lui avait jadis réservée le Prince de Condé à Chantilly. Les troupes des émigrés furent soldées par l'Angleterre jusqu'au 16 septembre 1797, et la solde russe les prit en charge le 1er octobre. Le Duc d'Enghien conduisit le Corps depuis Uberlingen, (sur le lac de Constance) en descendant d'abord le Danube. Le 30 décembre le Corps franchit le Bug et entra dans la Pologne russe. Quelques jours après il prit ses cantonnements à Lutzko, puis à Dubno (Wolhynie). Les Français, entrant en Pologne russe, avaient prêté serment au tsar et endossé les uniformes russes (vert pour l'infanterie, blanc pour la cavalerie, casques pour les dragons d'Enghien).4
Et ce fut tout naturellement que Saint-Priest, lorsque le Directoire devint menaçant pour le roi, intéressa le Tsar à la sécurité de ce dernier. On pouvait craindre un coup de main des Républicains pour s'emparer de sa personne à Blankenbourg et la conduire en France. Le Tsar fut sensible à cet argument. Le Prince de Condé passait l'hiver 1797-1798 à Saint-Pétersbourg, à l'invitation du tsar. Enghien vint l'y rejoindre en janvier. « Le jeune prince fut reçu avec une grande affabilité. Le Grand-duc Alexandre lui témoigna aussitôt une sympathie qui devait se transformer rapidement en amitié ».5
Alors il fut possible d'intéresser vraiment le tsar au sort du roi. Il mit à sa disposition une demeure royale : le château des ducs de Courlande à Mittau. Saint-Priest prit « la liberté de lui représenter que la dignité royale exigeait une garde. Naturellement généreux, l'Empereur assigna 200 000 roubles pour solder à ses frais, cent gardes du corps tirés de l'armée de Condé »6. On choisit ces Cent-gardes parmi les plus âgés et les moins valides7. »Tous étaient Chevaliers de Saint-Louis ».
Louis XVIII avait fait ses préparatifs pour quitter Blankenbourg et gagner Hidelsheim lorsqu'arriva, de Petersburg, l'invitation à se rendre à Mittau. La Courlande certes était bien loin de la France, mais le roi au moins serait en sécurité là-bas, et la vie matérielle assurée, pour lui et sa cour, de façon convenable. Le 10 février 1798, Louis XVIII serrait contre son cœur son vieux serviteur Castries, usé, fatigué (il mourut à Wolfenbütel le 11 janvier 1800). Et il quitta Blankenbourg. Dans sa berline, avaient pris place le duc d'Angoulême et l'abbé Edgeworth Firmont (le dernier confesseur de Louis XVI). Des crues fluviales, causées par une précoce fonte des neiges, retardèrent le voyage qui dura 38 jours.1
Le tsar Paul Ier, successeur de Catherine II, va se montrer aussi généreux que la tsarine. Il offre au roi sans royaume l’asile du château de Mittau en Courlande et une substantielle pension.
Le 20 mars le royal convoi arrivait aux portes de Mittau. Les notables l'y attendaient. Les Cent-gardes présentaient les armes. Le gouverneur de la place, le Général de Fersen, accueillit le roi, au nom du tsar son maître. Les troupes russes rendaient les honneurs. C'était une vraie réception royale. Le descendant de Louis XIV y fut sensible.
Que fut la vie de Louis XVIII à Mittau ?
L'abbé Edgeworth est étonné : « tout à fait comme à Versailles », écrit-il le 24 mai à un ami.2
Le coup d'œil, en arrivant était splendide. « Le décor n'était pas sans rappeler celui de Versailles et de nobles architectures s'y reflétaient dans de vastes plans d'eau »1. « Un magnifique palais baroque »2. « Le château a de l'apparence », note le diplomate abbé Georgel. « Cet édifice avait dû être beau dans son ensemble », remarque Saint-Priest en y arrivant. Mais la réalité était moins brillante que les façades permettaient de l'espérer. « Une partie du château, brûlée depuis la mort du duc, n'était pas encore réparée », ajoute Saint-Priest3. Le lecteur aura rectifié : le duc n'est pas mort en 1798 mais il avait négligé son château depuis des années avant son abdication et l'annexion de la Courlande.
Les Russes, peu à peu, s'étaient installés dans le château. C'est ainsi qu'on y trouvait le gouverneur de la Province et son administration, les Archives, le Tribunal et, enfin, une aile avait été transformée fâcheusement, en prison.
Les Russes évacuèrent tous les bâtiments, tous les locaux qu'ils occupaient pour laisser la place nette au roi et à sa cour. Des crédits furent débloqués par le Gouvernement impérial pour permettre à Louis XVIII de faire aménager les lieux selon ses goûts et ses besoins. La garde extérieure du palais fut confiée à un régiment russe en garnison à Mittau.4
Car c'est un roi qui vit à Mittau. Il a une maison, forte d'abord de 108 gentilshommes et serviteurs du Roi (ministres, officiers militaires, courtisans et domestiques). Le cardinal de Montmorency, grand aumônier. Les ducs d'Aumont et de Fleury, premiers gentilshommes, de Gramont duc de Guiche capitaine des gardes, le comte de Cossé-Brissac capitaine des Cent-gardes, ducs de Villequier et d'Avaray. Tout le monde remplissait sa tâche avec la même exactitude et la même majesté qu'à Versailles.
Le chiffre de 108 se limite à ceux qui servent le roi. Il faut y ajouter les domestiques et les gens des courtisans, et aussi les dix à vingt courtisans et serviteurs attachés à chaque membre de la famille royale.
C'est ainsi qu'en 1805, alors que le roi n'avait plus que 53 courtisans et serviteurs attachés à sa personne à Varsovie, il revint à Mittau avec 150 personnes, trois fois plus. La cour c'est près de 300 personnes à Mittau. Les Cent-gardes sont en plus, bien entendu5. Le château de Mittau était vaste mais certains courtisans habitaient en ville.
Tout ce monde était logé, nourri, chauffé. Évidemment les traitements étaient limités. Les dignitaires recevaient cent louis annuels.6
Les ressources du roi à Mittau sont d'abord la pension du tsar, de 200 000 roubles par an, bien scrupuleusement versée jusqu'en 1801. 9 roubles valaient à peu près, à cette époque, une livre sterling. Par la suite vinrent les fonds versés par l'Autriche à Madame Royale. Enfin la Russie fournissait tout le bois de chauffage. Lorsque le tsar se prit d'admiration pour le Premier Consul, cette pension fut suspendue. Alexandre la rétablit, puis la limita à 75 000 roubles, enfin la réduisit à 55 000 roubles en 1807.7
Il faut limiter les dépenses. Le roi était gros mangeur, comme son frère (héritage de Louis XIV, et aussi d'Auguste le Gros, l'électeur de Saxe, roi de Pologne). Les repas seront simplifiés, la table du roi est réduite : on n'y sert plus, en 1801, que quatre plats, et le roi n'y compte plus, à côté du sien, que neuf couverts.7
Le principal ministre de Louis XVIII, le baron de Flaschlanden, était mort en 1807 dans le Brünswick où était resté Castries, à bout de souffle. Le marquis de Jaucourt était âgé, fatigué, il mourut en 1800. Il restait essentiellement le duc de La Vauguyon, ambassadeur sous Louis XVI, et le comte de Saint-Priest, ambassadeur, ministre de Louis XVI, rompu aux Affaires. Saint-Priest avait été ambassadeur à Constantinople (en 1769), mais aussi à Stockholm. Le roi, de Petersburg l'envoya dans cette capitale pour les fêtes du mariage du roi Gustave IV avec une princesse de Bade (au grand courroux de la cour impériale de Russie, car la Grande-Catherine avait arrangé le mariage de sa petite fille avec ce roi). Mais Louis XVIII envoya à Stockholm un courrier extraordinaire pour que Saint-Priest vienne à ses côtés, à Mittau. La traversée de la Baltique avait été bonne mais des vents contraires, à l'entrée du golfe de Riga, l'empêchèrent d'aborder à ce port. Il mit ses « effets sur un bateau à quatre paires de rames », et débarqua « au petit port de Windau, situé à 12 lieues de Mittau » ; une espèce de chariot le conduisit à la nouvelle résidence du roi.1
Louis voyait seul, tous les jours, son favori, le duc d'Avaray. Fils du marquis d'Avaray, maître de la garde-robe de Monsieur. Son père l'avait fait engager par ce dernier comme gentilhomme et il était resté attaché au régent, puis au roi. Il était « installé dans l'affectueuse intimité de son maître, qui l'appelait : mon ami, et le confident de toutes mes pensées »2 . « Il ne manquait ni de ce degré d'esprit qu'on acquiert par l'usage du monde, ni de ce vernis de littérature que donnait alors toute éducation un peu soignée. Il ne s'est jamais proposé qu'un but : celui de s'avancer dans les charges, dans la faveur de la Cour, en un mot de devenir un seigneur »1 « D'Avaray était devenu membre du Conseil. Le favori intervenait jusque dans la vie privée de Louis, se mêlait même de sa correspondance avec son neveu et sa nièce »3. Le roi en vint à changer ses habitudes de travail à Mittau. Il « ne tenait plus Conseil comme à Blankenbourg », et Saint-Priest explique : « Il m'était pénible de travailler avec le roi en présence de Mr d'Avaray, si différent de moi par le poids de l'âge, l'expérience, et sous mille autres rapports ; il s'arrogeait déjà des airs de premier ministre. Je ne pus m'empêcher de dire à Sa Majesté qu'il m'était impossible de servir sous d'Avaray. Je prenais quelquefois la liberté de faire des observations aux remarques du roi, ou plutôt du duc d'Avaray ; mais elles étaient rarement adoptées. Je vis avec douleur qu'il n'y avait plus rien à faire, je résolus de quitter Mittau »4. Et Saint-Priest regagna Saint-Pétersbourg.
La vie à Mittau depuis le départ du duc de Courlande, de sa cour et la disparition du gouvernement ducal devait être fort calme et la présence de cette petite cour royale vint remettre de l'animation dans l'ancienne capitale des ducs.
Quels en sont les souvenirs dans la mémoire de la Courlande et des Courlandais ? Les historiens lettons nous le diront.
Mme de Viomenil résidait à Saint-Pétersbourg. Elle manda à son neveu de Toustain, en juin 1798, qui séjournait à Bayreuth, de venir l'y rejoindre. Les émigrés lui remirent beaucoup de lettres de Louis XVIII, et il s'arrêta, comme il se devait, à Mittau : « Le roi était du moins décemment installé dans sa nouvelle habitation ; il avait même une cour relativement considérable ».5
Ce visiteur s'intéresse aux relations du roi avec la noblesse du pays. Il porte un témoignage très positif : « La noblesse de Courlande, dont le roi se fit adorer, augmenta l'agrément de sa petite cour, dont il bannit cependant tous les plaisirs bruyants qui eussent été peu conformes à sa situation ».5
Les événements du premier séjour
Les Français raffolent des petites histoires sur les couples royaux ! Le couple royal, ici, n'était pas tout à fait normal. Louis avait quitté Turin en 1794. Il n'avait pas revu, depuis, Marie-Joséphine qui vivait à la cour du roi son père à Turin. A Mittau, lorsque la petite cour de Louis XVIII se fut installée, après les aménagements indispensables, le roi allait marier ses neveux. Il n'était pas possible que cette cérémonie se passât en l'absence de Marie-Joséphine, qu'il est difficile de nommer la reine.
La raison d’Etat et des avantages financiers ont poussé le comte de Provence à accepter pour épouse Marie-Joséphine de Savoie. Elle ne sera jamais qu’une reine en exil et sombrera dans la neurasthénie.
Le roi de Sardaigne, Charles-Emmanuel, était à la fois le beau-frère et l'oncle de Louis XV. On s'était beaucoup épousé entre Bourbon et Savoie. Vénus n'avait pas comblé la comtesse de Provence. Mercy-Argenteau (l'ambassadeur d'Autriche à Versailles, mentor de Marie-Antoinette) écrit : « qu'elle n'avait nulle grâce, que sa figure n'était pas bien, son maintien peu agréable, qu'elle parlait peu et désagréablement ». « Elle avait l'ovale chevalin, le front mangé par une chevelure noire, plantée trop bas, la lèvre lourde, et, par surcroît, orné d'un fâcheux duvet. De petite taille, elle avait le teint trop mât des filles du Sud, manquait d'aisance dans les manières, de goût pour choisir ses toilettes ». Le lendemain du mariage, le Dauphin (futur Louis XVI) répondit franchement à Provence qui lui demandait comment il trouvait sa jeune épouse : « Pas trop bien, je n'aurais pas été jaloux de l'avoir pour femme »1.
On lui donne pour lectrice une dame Gourbillon, femme d'un maître de postes d'Amiens. Ce gendarme en jupons prît un ascendant particulier sur la princesse délaissée1. Les deux inséparables amies partagent la vie de Turin. Pour ne rien oublier, la Gourbillon avait un faible pour les boissons, avec une préférence pour le Tokay.1
Bien que Louis XVIII ait défendu à son épouse de venir à Mittau accompagnée de sa favorite, après un long séjour en Bohême, Marie-Joséphine accompagnée de Gourbillon gagna la Courlande. Le duc de Castries est très crû sur la Gourbillon, disant qu'elle « tirait son empire d'une initiation à des amours interdites »2. Louis XVIII s'était méfié. Il s'était fait délivrer un ukase du tsar interdisant à la Gourbillon d'entrer en Courlande. A l'entrée de Mittau, on fouilla les carrosses. « Madame de Gourbillon », comme on la dénommait par décence pour la reine, fut rudement appréhendée et ramenée manu militari aux frontières de la Courlande3. La police russe était impitoyable. Marie-Joséphine eut crises de nerfs sur crises de nerfs. Étouffa de rage plus que de douleur. Elle menaça de partir. Elle bouda, refusa de parler à Louis XVIII et à d'Avaray. Elle écrivait à longueur de journées des lettres passionnées à son amie.2
A peine Marie-Joséphine installée, au milieu de ses cris, la cour de Mittau est en grand émoi. Le roi allait recevoir sa nièce, Madame Royale, qui venait pour se marier avec son neveu, le duc d'Angoulême. Ce mariage n'a pas été improvisé...
Le roi avait voulu la présence de son épouse. Madame Royale avait d'abord refusé de la rencontrer, parce qu'elle avait détesté Marie-Antoinette, sa mère. A Vienne, la cour d'Autriche l'avait pressé d'épouser l'archiduc Charles, le stratège des Habsbourg. La princesse s'était défendue : elle ne pouvait se marier sans l'autorisation du chef de sa dynastie, de son oncle. Celui-ci voyait dans ce projet de mariage une manœuvre autrichienne pour récupérer la Lorraine. Louis XVIII voulait garantir l'intégrité de l'héritage des Bourbons, et le mieux pour cela était le mariage d'Angoulême avec sa cousine. Le roi avait imaginé d'envoyer son neveu à Prague ou à Vienne pour rencontrer sa cousine. Castries organisa une mission pour y parvenir. Elle échoua à l'automne 1798. Monseigneur de la Fare (ex-évêque de Nancy en 1789), représentant de Louis XVIII à Vienne, reprit les négociations. Elles aboutirent. Il fallait l'accord de Vienne, mais aussi celui de Saint-Pétersbourg, le mariage devant être célébré dans ses États. Un accord diplomatique entre Vienne et Saint-Pétersbourg fut nécessaire.4
Madame Royale fut amenée de Vienne par la Pologne jusqu'à la frontière russe. Le duc de Villequier, premier gentilhomme de la Chambre, depuis la mort toute récente de son frère aîné, le duc d'Aumont, alla recevoir la princesse à la frontière, avec les voitures de Sa Majesté. Le 3 juin 1799, le roi, avec une pompe royale, l'attendait aux portes de Mittau.
En voyant sa nièce infortunée, le roi, malgré la sécheresse de son cœur, pleura. Il ouvrit ses bras. La princesse, tragiquement orpheline, qui s'était inclinée un genou à terre devant le roi, se releva et se précipita en pleurant dans les bras de son oncle. La reine, enfin Marie-Joséphine, était présente. Elle essaya de sourire et s'avança pour un baiser furtif, visiblement plus empruntée qu'à l'ordinaire et contrainte.
En faisant à sa nièce les honneurs du château des ducs, Louis XVIII étalait sa joie. La réception qu'il donna à sa nièce fut délirante. Le 9 juin, Saint-Priest, en sa qualité de ministre de la maison du Roi, lut le contrat de mariage et recueillit les signatures. Le 10 juin ce fut la cérémonie du mariage dans la chapelle du château, enfin dans le temple des ducs transformé en chapelle. Le cardinal de Montmorency officiait, assisté des abbés Edgeworth et Marie. Paul Ier avait envoyé un présent à la princesse : un collier de diamants que Saint-Priest trouva d'une qualité médiocre. Pour Louis XVIII c'était un immense succès. Cossé-Brissac écrivait qu'il avait ce jour-là rajeuni de quinze ans.
Ces deux arrivées à la cour augmentèrent le nombre des occupants du château. Madame Royale était venue de Vienne avec Mme de Choisy, la duchesse de Sérent la rejoignit avec ses deux filles. Mme de Narbonne, et la nouvelle duchesse d’Angoulême
Louis XVIII avait certes suivi des motifs politiques pour vouloir se mariage. Mais il s'y mêlait aussi des mobiles économiques, une recherche d'intérêts.
Pour le roi, il fallait que sa nièce récupère la dot de Marie-Antoinette, qui n'avait jamais été versée, et ses bijoux confiés à l'empereur Joseph II par l'intermédiaire de Mercy-Argenteau. Vienne s'engagea à verser à la duchesse d'Angoulême 20 000 florins par an, en avance, à compter sur son héritage. La princesse mit cette aide à la disposition de son oncle.1
Souwarov, à Saint-Pétersbourg l'hiver 1798, s'était lié avec le prince de Condé, et plus encore avec son petit-fils le duc d'Enghien. En 1799, se rendant en Italie, aux frontières de la Suisse, prendre le commandement de l'armée alliée destinée à anéantir les forces de la République Française, il s'arrêta à Mittau. Saint-Priest, qu'il connaissait, fut chargé par le roi d'aller le saluer. Le Russe le reçut en sortant du bain, en chemise.2
Louis XVIII eut en 1799 la visite de La Trémoille. Il s'agissait de coordonner les soulèvements royalistes, dans l'ouest surtout, avec la poussée offensive de l'armée austro-russe de Souwarov.3
Au début de l'année 1800, les Royalistes se persuadèrent que le Premier Consul allait jouer le rôle de Monk. Louis XVIII écrivit à Mittau la lettre célèbre : « L'Europe vous observe, la gloire attend et je suis impatient de rendre la paix à mon peuple », lettre dont le style provoqua l'admiration de son destinataire. L'abbé de La Mare l'emporta, elle parvint par une filière de royalistes à Joséphine, et un deuxième exemplaire en fut remis par l'abbé de Montesquiou à Lebrun, le Troisième Consul.
Le premier séjour de Louis XVIII en Courlande se déroulait, somme toute, dans les meilleures conditions, et assurait à lui et à sa cour une vie décente. La Gourbillon allait tout mettre par terre. A Petersburg, elle se lia d'amitié avec deux aventurières : une actrice, Mme Chevalier et une créature galante, Adèle Riflon, qui se faisait appeler comtesse de Bonneuil. Elle avait les secrets de ses conquêtes à Madrid : Godoy, Pérignon ambassadeur de la République, et le duc d'Havre représentant de Louis XVIII en Espagne. Après avoir essayé d'intriguer à Blankenbourg, Adèle Riflon arriva à Mittau. Le roi refusa de la recevoir. D'Avaray, chargé d'aller la voir, lui conseilla de soumettre ses plans au tsar, pour s'en débarrasser. Malheureusement elle avait mis à profit la somnolence dans laquelle la fougue amoureuse avait plongé son amant, le duc d'Havre, pour lui subtiliser quelques lettres compromettantes, dont quelques unes rédigées par d'Avaray. La pseudo comtesse drivée par ses nouvelles amies s'introduisait partout à Petersburg, devenait la maîtresse du comte Panine, de Rostopchine. Enfin, les trois luronnes s'arrangèrent pour que les fameuses lettres soient lues par le tsar. D'Avaray, dans celles qu'il avait écrites, se moquait de Paul Ier et de ses manies. La colère du tsar fut terrible. Dans les deux heures il expulsa le représentant du roi à Petersburg, le comte de Caraman, et l'expédia en Courlande. Dans la soirée du 7 janvier 1801, Caraman se présentait au roi.
A l'échéance du 15 janvier, la pension du tsar ne fut pas versée à Mittau. Et le 20 janvier arriva l'ordre d'exil donné par le tsar. Le 21 janvier, jour déjà sinistre pour tous ces royalistes, fut l'une des journées de sa vie la plus dure pour le roi...
De sordides intrigues féminines ont incité le tsar Paul Ier à chasser du palais de Mittau
le roi proscrit et sa nièce, la duchesse d’Angoulême. Antigone des frimas
Il fallait partir. Partir pour où ? De plus les caisses étaient vides. Le roi expédia, le 21, Caraman pour Berlin avec une lettre sollicitant le droit d'asile. Un mot de la duchesse d'Angoulême pour la reine de Prusse, Louise, était joint. On se recommandait de la bonté de cette reine. Les russes arrêtèrent les Cent-gardes. Et le 22 janvier, ce fut le départ de Mittau. Le comte d'Arsenieff, gouverneur de Mittau, fut intraitable. Il n'accorda pas le moindre délai. Par contre il consentit une petite avance au roi sur le terme non payé de sa pension. Pouvait-on laisser partir le fils de Saint-Louis sans un sou vaillant, d'autant plus que le froid et le mauvais temps régnaient. Il neigeait à gros flocons.1
Le voyage vers la Prusse dura plusieurs jours : chemins abominables, auberges immondes, le froid, la neige. Le roi et sa suite endurèrent de cruelles souffrances. En outre le voyage fut marqué par un événement dramatique : le suicide de l’un de ses secrétaires, l'abbé Marie2. Au moment de franchir la frontière et d'entrer en Prusse, le roi confia ses papiers au duc de Fleury. Tout se passa bien, la garde rendit les honneurs.3
A Memel les infortunés voyageurs attendirent dans une auberge l'autorisation de vivre en territoire contrôlé par la Prusse. Frédéric-Guillaume III voulut l'avis du Premier Consul. Tallyrand suggéra Varsovie comme terre d'asile. De Memel, pour gagner Varsovie, la duchesse d'Angoulême déposa ses bijoux entre les mains du consul de Danemark qui avança deux mille ducats.
Et début mars 1801, le roi s'installait à Varsovie. La sœur du roi déchu, Stanislas Poniatowski, la Comtesse Zamoïska, vendit furtivement son hôtel au roi, et le roi de Prusse mit à sa disposition, pour la belle saison, le beau château de Lazienki.
La Providence vint au secours du roi : 90 000 livres de l'Espagne pour lui, 120 000 pour la reine, avec les fonds autrichiens pour la duchesse d'Angoulême, portés de 20 000 à 50 000 florins, puis 2 000 guinées,1 on pourrait vivre en réduisant considérablement le train de vie.
Le tsar Paul Ier était mort d'apoplexie, disait la cour, le 11 mars. L'une des premières tâches du roi fut d'écrire une lettre de condoléances à Alexandre Ier. Avec lui, les rapports pouvaient se renouer ! Ouf !
Deuxième séjour
Le tout puissant Premier Consul accentuait ses pressions sur la Prusse. Le 25 février 1803, le roi apprit que le bourgmestre de Varsovie allait lui transmettre les propositions de Bonaparte. En gros, il devait renoncer au trône de France. Il recevrait en compensation de grosses indemnités. Louis, le 28, donna sa réponse : il refusait. Il s'attendait à être expulsé et s'adressa au roi de Suède pour recevoir un asile. Mais le roi de Prusse prit le parti de continuer à fermer les yeux : le roi et sa très petite cour vivaient à Varsovie incognito. C'était commode pour tout le monde. Le tsar, dès la fin de 1801, avait fait reprendre le service de la pension réduite à 75 000 roubles par an.
Les mois s’écoulaient. Bonaparte avait franchi le pas, passant de la faute au crime, il avait fait fusiller le valeureux Enghien le 21 mars 1804. Le duc de Piennes, devenu premier gentilhomme de la Chambre du Roi, en juillet avait été l'objet d'un - maladroit - chantage pour que soit perpétré un attentat contre le roi.2
Alors le roi voulut frapper un grand coup : faire signer une déclaration par les Bourbons, les Orléans et les Condé, que l'histoire récente avait quelque peu désunis. Le 30 juillet 1804, le roi quitta Varsovie pour la Suède, la réunion aurait lieu au château de Kalmar. Les ducs d'Angoulême, de Piennes, d'Avaray l'accompagnaient. Blacas était parti en avant pour préparer les gîtes. Le tsar avait autorisé la traversée de ses États. Le roi et sa petite suite devaient embarquer à Riga, mais l'Angleterre avait refusé au roi son passeport. Il ne pouvait traverser la Baltique. Que faire ?
Nous avons la preuve du bien fondé de la remarque faite par Toustain sur les bons rapports de Louis XVIII avec la noblesse de Courlande :
Le roi ne rebroussa pas chemin. Il alla s'installer au château de Blankenfeld où la famille von Königsfelden lui offrit l'hospitalité. Il y resta trois semaines. Le temps d'envoyer Blacas à Petersburg, de charger Joseph de Maistre, ministre du roi de Sardaigne en Russie, de lancer une proclamation2. Il serait intéressant d'avoir quelques précisions sur le séjour royal à Blankenfeld qui a dû laisser des traces dans la mémoire de la famille Königsfelden. Blankenfeld se trouve aux frontières sud de la Courlande, un peu à l'ouest de Mittau. En 1819, Louis XVIII voulut marquer sa reconnaissance à ses hôtes. Il décerna à Königsfelden l'Ordre du Lys, et par la suite celui de comte. Mais le comte fut indigné de constater qu'il n'avait pas été le seul Courlandais à recevoir cette distinction. Il avait été décerné au moins à deux autres habitants du pays : un sellier et un forgeron1. Louis XVIII n'était pas facile à saisir. Le trait de son caractère le plus déplaisant étant l'hypocrisie. C'est ce qui avait fait noter à Mme de Königsfelden parlant du roi : « ce qui lui manquait le plus, c'était le naturel ».1
Le tsar Alexandre Ier de Russie
Le 14 septembre le roi, enfin, put embarquer. La Baltique était démontée. Après une mauvaise traversée il touchait la Suède à Kalmar et y reçut les honneurs royaux. Il attendit son frère, Artois, dans un petit village, à Rysby. Le 7 octobre, les deux frères, qui ne s'étaient pas revus depuis onze ans, s'étreignirent en présence du duc et de la duchesse d'Angoulême2. Au rendez-vous manquaient les Orléans et les Condé. L'Angleterre s'était opposée à la délivrance de leurs passeports pour la Suède. Rude humiliation pour le roi ! Une proclamation fut rédigée, approuvée par les deux princes. Mais, prise sur le sol suédois, il fallait l'accord du roi de Suède pour la rendre publique. Celui-ci ne se déplaça pas et envoya pour le représenter le comte Axel de Fersen, le défenseur de Marie-Antoinette. Fersen faisait les honneurs du château de Kalmar et de la petite ville fortifiée1 . Il fit connaître l'accord de son maître, mais à la condition que la proclamation ne fut pas datée ni lancée du territoire de Suède. La puissance du Premier Consul suspendait le souffle de l'Europe pour assister à la cérémonie qui, le deux décembre 1804, allait faire de lui Napoléon Ier.
Alors le roi eut une idée grandiose ! Il daterait la proclamation du 2 décembre précisément, et la lancerait du bateau qui le ramènerait à Riga ce jour là, « du sein même de la mer ». Il ignorait encore quel serait son sort et séjourna à Riga.2
Tout changeait. Une coalition se formait contre la France, l'Angleterre avait pour elle deux champions sûrs, la Russie et l'Autriche. Alors, en janvier 1805, Louis XVIII retrouva le château de Mittau mis à sa disposition une deuxième fois par le tsar. Alexandre avait proposé un établissement dans la région de Kiev pour l'été 1805, le séjour à Mittau ne devait être que provisoire, dans la pensée du tsar. Mais Louis XVIII était décidé à rester en Courlande, pays tourné vers l'Allemagne et l'Europe Occidentale, tandis que Kiev...
La nouvelle installation à Mittau n'avait plus rien de la première. La vaisselle, l'argenterie, une partie du mobilier avaient été vendus. On camperait dans quelques pièces. Les ressources, malgré les florins de l'Autriche, ne sont plus les mêmes (75 000 roubles du tsar, au lieu de 200 000). On restreint tout, à commencer par la table. On supprime un plat, trois au lieu de quatre. Puis un autre, deux au lieu de trois.
Les armées du tsar n'avaient pu vaincre. Les deux Empereurs réunis assistèrent à la défaite de leurs armes à Austerlitz suivi d'Iéna. L'écroulement en trois semaines de la Prusse. Les combats se rapprochaient et la Courlande était le théâtre de concentrations et de passages de troupes qui descendaient sur le Niemen et la Prusse.
Au milieu de ces perturbations la vie était lente à Mittau. Le roi, dans sa solitude, lisait beaucoup. La duchesse d'Angoulême s'était découvert une vocation d'infirmière. Elle soignait les blessés russes, preuve qu'un hôpital militaire avait été installé à Mittau. La reine, enfin Marie-Joséphine, était encore là, quelque peu démente, errant dans les allées d'un parc à l'abandon. On se battait en Prusse, à moins de 300 km de Mittau l'hiver 1806-1807.
Partant pour le front de Prusse, Alexandre 1er passa à Mittau en 1807. C'est le 30 mars qu'il entra dans la cour d'honneur du château des ducs où le duc d'Angoulême l'attendait. Au pied du grand escalier se tenait d'Avaray (déjà marqué par la tuberculose qui l'emporta en 1811 à Madère). Il conduisit le tsar au premier étage où Louis XVIII était immobilisé par la goutte.
Une heure de tête à tête entre les deux souverains : le Français - qui avait tant de sang saxon et autrichien dans les veines - et le Russe - qui n'avait sans doute aucune goutte de sang slave dans les veines -.
Ils conversèrent. Louis XVIII demanda sa reconnaissance comme roi de France, et sollicita un débarquement de coalisés sur les côtes françaises, dans l'ouest de la France. Le Tsar lui demanda des précisions sur les endroits où les troupes pourraient débarquer et le soutien qu'elles recevraient. Le roi n'en savait rien3. Finalement le Tsar fut évasif et Louis égal à lui-même : toujours royal. Puis on présenta au tsar la reine et la duchesse d'Angoulême... Alexandre n'avait plus envie de prolonger sa visite. Il demanda à se retirer.4
Après cette triste rencontre le tsar eut un mot terrible : « Je viens de rencontrer l'homme le plus nul en Europe, et le plus insignifiant. Il ne montera jamais sur le trône »1. Les deux souverains se retrouvèrent sept ans plus tard, le premier mai, au château de Compiègne. Louis XVIII se montra plus souverain que jamais : « au dîner, le roi eut un fauteuil, on offrit une chaise à l'empereur Alexandre »2. Ce dernier emporta de cette deuxième entrevue une impression encore plus mauvaise que de la première, et confia : « J'arrive à l'instant de Compiègne. Vous me voyez triste. J'aime la France ; je désirais son bonheur et je crains que cette famille de Bourbon ne puisse le faire ».3
Louis XVIII, expulsé de Russie par le tsar tombé sous la coupe de Napoléon, contraint l’Angleterre réticente à abriter son exil au château d’Hartwell, près de Londres
Mais Mittau eut, pendant quelques mois, la présence de la duchesse de Courlande. On en parlera plus loin. Et nous verrons comment elle vit la cour qui vivait dans son palais, et les témoignages d'affection donnés par le roi à Dorothée. Nous n'avons rien sur le sentiment que pouvait avoir la duchesse de Courlande, comblée de moyens financiers, quand elle se retrouvait dans son palais, quelque peu abandonné, en face de cet homme ventripotent qui jouait au grand monarque et se trouvait privé de toutes ressources personnelles.
Le 9 juin 1807, à la bataille de Guttstadt, les deux fils du comte de Saint-Priest, officiers dans l'armée russe, furent blessés. Une jambe cassée pour l'aîné, la poitrine traversée par une balle pour le cadet. On les croyait morts. Ils parvinrent à Mittau de façons différentes. L'un fut d'abord recueilli, avec un autre officier français, par le marquis d'Autichanp, et soigné par la marquise. Les d'Autichanp vivaient en ville. Saint-Priest est précis. Il dit que le marquis « reçut chez lui les deux blessés ». Puis, lorsque son fils put faire quelque mouvement, le roi eut la bonté de le faire « transporter au château »1. L'autre manqua de peu l'amputation. Le roi le fit soigner par ses chirurgiens. Le 14 juin, c'était Friedland. Le 25 l'entrevue historique, à Tilsit, sur le Niemen, des deux empereurs. « Les affaires ayant ainsi changé de face, le roi ne pouvait plus rester à Mittau. Mais dans quel lieu porter sa destinée ? ».
la malheureuse comtesse de Provence, épouse frustrée et souveraine sans royaume, meurt à Hartwell dans une semi-démence et dans le plus complet dénuement. Ses obsèques seront cependant royales.
Le 31 mai Gustave IV, très antinapoléonien, avait déjà invité Louis XVIII à venir en Suède. Curieusement, après Tilsit, il le pressa de venir s'installer à Stralsund, en Pomranie suédoise. Depuis longtemps le roi voulait partir, maintenant il allait être expulsé de Russie. Le 3 septembre 1807, Louis s'embarqua avec la reine, d'Angoulême, d'Avaray et de Gramont, à Liébau, sur le navire suédois « Troya » en route pour Stralsund. Et ce fut une effroyable tempête, telle qu'on n'avait pas vu la même depuis vingt cinq ans. Le bateau faillit se briser sur la côte allemande et finalement fut rejeté sur la Suède. Le 16 septembre le roi touchait terre à Karlkrona, la base navale de Suède.1 La Providence avait bien fait les choses.
Le maréchal Brune avec une armée de 30 000 hommes venait d'occuper la Poméranie suédoise et de s'emparer de Stralsund. A quoi tient la destinée d'un roi ? Sans la fantastique tempête Louis XVIII aurait été fait prisonnier par les soldats de Napoléon. D'autre part, à Kalkona se trouvait le roi Gustave IV. Celui-ci était engagé contre Napoléon et prêt maintenant, à aider le roi.
Louis XVIII avait pris sa décision. Il ne voulait pas se fixer en Suède mais gagner l'Angleterre, bien qu'on ne l'y attendit pas et qu'il n'eut pas sollicité de s'y rendre, sachant bien qu'un refus aurait suivi sa demande. Après entretiens avec Gustave IV, le roi donna ordre au Troya de repartir. Le mauvais temps, encore, immobilisa trois semaines le navire dans le port de Göteborg. Enfin on put mettre à la voile pour l'Angleterre. Le 29 octobre le Troya entrait dans le port de Yarmouth. Après force discussions avec les autorités anglaises, le 2 novembre, le roi débarquait sur le sol anglais, accueilli avec une pompe impressionnante.
Marie-Joséphine, dont l'état va empirer, devait s'éteindre, lamentablement, le 10 novembre 1810.
III - LE BLOCUS CONTINENTAL
En 1803, en un siècle, les exportations avaient triplé en Grande-Bretagne, les revenus des terres doublé, et la dette nationale était multipliée par vingt huit fois. Le point vulnérable de l'Angleterre c'était son système financier.
« Tant d'or avait été drainé hors d'Angleterre au temps des coalitions contre la France républicaine que la banque était désormais hors d'état d'envoyer sur le continent l'argent nécessaire pour solder les dépenses de la marine, des garnisons, des subsides, l'intérêt de la partie de la dette publique aux mains des étrangers. C'est le commerce d'exportation qui fournissait les ressources nécessaires. Lui fermer effectivement le continent c'était amener l'Angleterre par la banqueroute à implorer la paix. »1
« C'est seulement si les exportations anglaises étaient maintenues à un niveau suffisant pour assurer une balance des paiements fortement positive que l'Angleterre pouvait intervenir en Europe. »2
Et, le 21 novembre 1806, de Berlin, Napoléon décrétait le blocus continental : « Tout commerce et toute correspondance avec les Iles Britanniques sont interdits. Le commerce des marchandises anglaises est défendu. »
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Tout au long du XVIIIe siècle le commerce s'était considérablement accru entre la Grande-Bretagne et les pays de la Baltique, la Prusse et la Russie.
Après les Etats-Unis, c'est la Russie qui est le deuxième fournisseur de la Grande-Bretagne : la quasi totalité de ses importations de chanvre, de suif, de soies de porc, les trois quarts de celles de lin, plus de la moitié de celles des graines de lin, près de la moitié de celles de poix, goudron et fer. Les importations de bois par les Anglais venaient de la Baltique et des Etats-Unis. La Grande-Bretagne était dans la dépendance des Pays du Nord pour les bois si nécessaires à sa marine. Elle en recevait plus de la Prusse que de la Russie, mais achetait à cette dernière les deux tiers de ses mâts. L'ensemble des matières premières servant à la construction et à la réparation navale était compris sous le terme de munitions navales. Pour l'ensemble des munitions navales la Russie était le premier fournisseur de la Grande-Bretagne. Pour les céréales la Russie était le quatrième fournisseur des Anglais, le premier rang revenait à la Prusse (cet État est en possession des terres à blé de la Pologne qu'elle exportait par Dantzig)3
En revanche, la Russie achète relativement peu à la Grande-Bretagne. Parmi les pays européens elle n'est que le quatrième. Le premier client, et de beaucoup, étant les Etats-Unis qui absorbèrent 13 % de ses exportations en 1802, 21 % en 1805.4
La balance commerciale de l'Angleterre avec la Russie était donc très défavorable à la première qui lui achetait beaucoup et lui vendait peu. Les règlements entre ces deux pays se faisaient en grande partie par un schéma triangulaire à Hambourg. La balance de l'Allemagne était favorable à celle-ci sur la Russie, les Allemands vendaient plus qu'ils n'achetaient aux Russes, et défavorable avec l'Angleterre qui vendait plus à l'Allemagne qu'elle ne lui achetait.
Les Anglais doivent aux Russes, eux-mêmes débiteurs des Allemands, lesquels doivent aux Anglais. Le règlement triangulaire c'est cela. Les exportateurs Russes pour toucher leurs créances sur les Anglais tiraient des lettres de change sur des négociants de Hambourg. C'est le commerce avec la Grande-Bretagne qui assurait l'activité des ports russes, faisait vivre leurs maisons de commerce. On trouvait à Petersburg grand nombre de commerçants de nationalité ou d'origine anglaise. la noblesse, pour bonne part, dépendait aussi bien des Anglais qui achetaient les produits de ses domaines.1
Du point de vue des importations anglaises le secteur essentiel est celui de la Baltique, et du point de vue des exportations celui de la mer du Nord2. « C'était le long des côtes de la mer du Nord et de la Baltique qu'allait se livrer la bataille du Blocus Continental ».3
Sur le plan financier, la fermeture du marché russe se ressentirait de façon négligeable pour les Anglais alors que la rupture des exportations russes pour l'Angleterre n'était pas supportable pour l'économie russe. En imposant à son nouvel ami, Alexandre Ier, après Tilsit, d'adhérer au Blocus Continental il le condamnait à périr par asphyxie. La Russie pourrait-elle trouver une compensation à la perte de ses marchés avec les Anglais en vendant davantage aux Etats européens du Système Napoléonien ? La Royal Navy opérait en Baltique, le commerce maritime étant aléatoire restait le commerce par voie terrestre. Il « s'avéra incapable de remplacer pour la Russie le commerce maritime. Les produits russes se trouvèrent sans débouchés. La noblesse ne vendait plus les produits de ses domaines aux Anglais et fut rapidement accablée par les dettes ».4
Il ne faut pas oublier que l’Empire Russe a deux ports importants sur la Baltique : Saint-Pétersbourg et Riga. La rivière Aa rejoint la Dwina à Riga. L'Aa c'est vraiment la rivière de la Courlande utilisée par la navigation. Le commerce courlandais, pour large part, passe par Riga. Riga exporte vers l'Angleterre du chanvre, du lin, des suifs, des planches, toutes munitions navales et aussi des grains. Il en vient de Livonie, mais aussi beaucoup de Courlande. Les deux ports spécifiquement courlandais, directement sur la Baltique, sont beaucoup plus modestes : Libau a une petite activité avec l'Angleterre, celle de Windau est certainement négligeable. Le Blocus Continental va donc avoir des répercussions sur la vie économique en Courlande.
Voici le cours des événements :
Le commerce de la Baltique est dominé par les anglais. En 1805, sur 11 537 bâtiments qui passèrent le Sund, 5.986 (52%) se rendaient en Grande-Bretagne ou en revenaient.5 1805 se terminait par Austerlitz.
1807. 27 juin, l'entrevue sur le Niemen. Le 7 juillet le traité de paix avec la Russie, et le 9 juillet avec la Prusse.
En octobre, à Saint-Pétersbourg, une dizaine de bâtiments entrent dans le port au début du mois, une soixantaine entre le 10 et le 28. Les envois vers l'Angleterre se font dans la fébrilité. Tous les navires disponibles sont affrétés pour cette destination et mettent rapidement à la voile. Ainsi les exportations de chanvre en 1807 y furent de même importance qu'en 1806.
Riga, le 12 septembre, avait reçu 270 navires anglais depuis la reprise de la navigation (après la débâcle, car le golfe de Riga est pris par les glaces en hiver). Là aussi les expéditions de chanvre avaient atteint le niveau des années précédentes. En octobre, il arriva encore dans ce port de nouveaux bâtiments. Le 31 octobre, 52 navires étaient mouillés dans le port.
La rencontre des deux empereurs à Tilsit.
Le volume global du trafic anglo-russe fut à peu près exactement le même en 1807 qu'en 1806, avec une augmentation pour les exportations de chanvre, de lin et de bois. Mais les gens avertis savaient à Petersburg, en Russie, à Riga et en Courlande, que le tsar devrait rapidement se plier aux exigences de Napoléon, que les exportations russes interrompues allaient compromettre les finances de l’État et ruineraient la noblesse.1
1808. Les Anglais vont s'assurer la maîtrise de la Baltique grâce à l’omniprésente Royal Navy.
En février 1808 partent pour la Baltique les premiers bâtiments de l'escadre de l'amiral Saumarez. Leur mission sera d'escorter en Baltique les bâtiments qui auront hiverné pour les ramener en mer du Nord. Le gros de l'escadre rejoignit la Baltique en avril. En tout : 13 vaisseaux, 5 frégates et de nombreux petits bâtiments. Une partie gardait le passage des détroits danois et escortait les convois. Une autre observait l'escadre russe. Les points de ralliement étaient : Göteborg, Karlskrona (base de l'escadre suédoise), et la baie d'Hano.1
La suprématie de la Navy était totale. Déjà, en mars 1803 les danois avaient perdu une bonne part de leur flotte, à la suite d'une attaque surprise d'une escadre sortie de Yarmouth (11 vaisseaux et 11 frégates) commandée par l'amiral Parker et le vice-amiral Nelson. Les Danois, avec acharnement, avaient reconstitué leur escadre. Au lendemain de Tilsit, le 4 août, pénétra dans le Sund une immense flotte anglaise : 29 vaisseaux, 12 frégates et 500 transports qui mirent à terre une armée de 32 000 hommes. Une des plus fortes opérations amphibies des anglais de toutes les guerres de la Révolution et de l'Empire (la deuxième après l'expédition de Walcheren en 1808). Les faibles forces terrestres danoises battues le 29 août, Copenhague bombardée le 2 septembre, signait la capitulation. Les Anglais en se retirant ramenèrent avec eux la flotte danoise : 18 vaisseaux, 21 frégates ou bricks, tout ce qu'ils purent emporter du matériel et des matériaux des arsenaux de la marine, et ils détruisirent tout ce qu'ils ne purent charger sur leurs vaisseaux. Le roi de Danemark jura une guerre à outrance aux Anglais.2
Après la disparition totale de l'escadre danoise, on comprend mieux comment la Navy allait et venait en maître dans les détroits danois. Mais rendus furieux, les Danois avaient armé de nombreuses chaloupes canonnières. Leurs marins, très habiles, lançaient d'audacieuses attaques à bord de ces chaloupes sur tous navires attardés et faiblement armés. C'est pourquoi les Anglais devaient faire passer les détroits en convois, sous la garde de la Navy, pour garder les navires de ces attaques.
En avril 1808, pas moins de 1 200 navires de toutes nationalités se trouvaient en rade de Göteburg, le grand port suédois.3 Le trafic est presque nul dans le golfe de Finlande. A Kronstadt, dans l'année, 25 bâtiments entrent et 16 en sortent.3
Par contre, le commerce anglais est présent non seulement à Riga, mais aussi à Libau. En mai et juin de nombreux navires arrivent dans ces ports, battant pavillons américain ou hanséatique. Quelques uns furent renvoyés, d'autres furent saisis, mais le plus grand nombre furent admis et déchargés. Avant fin juillet, de nombreux bâtiments chargés de chanvre et de lin faisaient voile de Riga pour l'Angleterre.3
Au 22 juillet, ce sont 62 bâtiments qui sont entrés dans le port de Riga. Il en est arrivé plusieurs de Libau qui n'avaient pas osé entrer auparavant dans les ports prussiens (Pillau et Memel sans doute). Tous ces navires étaient munis de certificats d'origine, sans doute faux, délivrés par Bourrienne, consul à Hambourg, ou par d'autres consuls.3
Au deuxième trimestre, il entra en Baltique, venant de Grande-Bretagne, 14 convois et 245 bâtiments. Au troisième trimestre, 18 convois et 303 bâtiments.
Le trafic est devenu plus facile au cours de l'été, il s'accroît avec un très grand nombre de navires sous pavillons neutres. Et l'on note un grand développement du trafic portuaire de Riga. Entre le mois de juillet et la prise des glaces dans les ports russes ce sont 700 navires qui y entrèrent.4
1809. En mai les Anglais occupèrent, dans le Kattegat, l'îlot danois d'Anholt qu'ils fortifièrent. Il ne joua un rôle - d'ailleurs peu important - qu'en 1811-18121. On assiste à un réveil du trafic cette année là. 60 navires venus de Grande-Bretagne arrivent à Petersburg en 1808 et 367 en 1809. Il en sort 338 contre 73. Le grand gagnant est Riga : le trafic porta sur 600 navires, doublant celui de 1808.2
1810. 1 678 navires partis de Grande-Bretagne atteignent Göteburg. « La supériorité de la Royal Navy demeure incontestée. Elle permet à la Grande-Bretagne de tourner l'obstacle du Blocus en maintenant ouverts les détroits danois »3. Cette année est le point culminant du trafic entre la Grande-Bretagne et les pays de la Baltique. Les importations en Grande-Bretagne venant de Russie sont à l'indice 107 en 1810, 79 en 1809 et 32 en 1808. La valeur officielle des exportations de la Grande-Bretagne vers les pays de la Baltique fait de même : un bond impressionnant. De 4 997 milliers de livres en 1809 à 8 345 en 1810. Les importations en Grande-Bretagne en provenance de Baltique passant de 2 775 milliers de livres en 1809 à 4 109 en 1810.
En 1809 les exportations britanniques avaient été plus importantes vers la mer du Nord. En 1810 ce sont celles vers la Baltique qui prennent la place prépondérante.4
600 navires, chargés pour l'Angleterre, se trouvaient à Göteborg début octobre. Il en partit d'immenses convois les 5 et 12 octobre. Des tempêtes effroyables se levèrent en Baltique. 150 navires sombrent. 150 sont jetés sur les côtes danoises. 60 arrivent à Pillau où ils sont confisqués par les Prussiens. Une centaine se réfugie dans les ports russes, surtout à Riga, et sont saisis. Dure loi de la mer !
Et le 17 novembre 1810 le roi de Suède, Charles XIII, déclarait la guerre à l'Angleterre et lui interdisait ses ports. Cela eut été un coup terrible pour l'Angleterre, si les autorités suédoises n'en avaient usé qu'avec un très grand laxisme en faveur des Anglais.5
1811. La politique russe, à la fin de 1810, avait franchi un pas décisif. Alexandre publia le 31 décembre un ukase rompant le Blocus Continental. Les ports russes s'ouvraient aux navires neutres, surtout américains, mais toute relation restait sur le principe interdite avec les anglais.
200 navires furent ainsi admis en 1811 dans les ports russes, dont une grosse majorité authentiquement américains. Les articles manufacturés anglais n'entraient que clandestinement et en petites quantités, les Russes contrôlaient assez bien les importations. Par contre le gouvernement du Tsar fermait les yeux sur les expéditions russes vers l'Angleterre. La valeur officielle des exportations anglaises vers la Russie, sur la base 100 en 1806, tombe à 43 en 1811. Celle des importations russes en Grande-Bretagne chute de 107 en 1810 à l'indice 59 en 1811.
Le Blocus Continental ne fut pas seul responsable des chutes d'importation en Grande-Bretagne de produits baltiques. Il en existait d'énormes stocks à la fin de 1810, leurs prix étaient tombés très bas ce qui ne stimulait guère de nouvelles importations. C'est ce qui explique, pour bonne part, la chute de l'arrivée des produits baltiques dans les ports britanniques en 1811.6
1812. La rupture est latente entre les deux empereurs, dès l'été 1811. Et la Suède, désormais sous la conduite du louvoyant Prince Royal - né à Pau - a retrouvé la fonction d'entrepôt des marchandises anglaises qu'elle avait de 1808 à 1810. Dès le 26 mai, le contre-amiral Martin écrivait de Göteborg que le commerce était redevenu « aussi important qu'à aucun autre moment » et ajoutait : « l'amiral Morris a appareillé il y a quelques jours avec 170 navires. J'aurai probablement 200 voiles à faire passer (par le Belt) dans quelques jours. Quatre convois sont attendus d'un jour à l'autre de Leith et de différents ports de l'Angleterre ».1
Officiellement les ports suédois et russes ne furent ouverts aux Anglais qu'à une date assez tardive, après les traités d'Orebo du 18 juillet, mais les négociants britanniques n'avaient pas attendu. Les relations directes Angleterre-Russie avaient repris, donc, dès le mois d'avril. Elles ne firent que s'intensifier pendant l'été. Il n'était plus besoin de recourir au pavillon d'un Etat neutre. Fort heureusement, car les Etats-Unis avaient déclaré la guerre à la Grande-Bretagne à la veille du passage du Niemen par la Grande Armée.1
Fin juillet un convoi de 73 navires entrait à Petersburg.1
Mais on craignit de voir les ports de la Baltique occupés par l'aile gauche de la Grande Armée commandée par Macdonald. Les milieux d'affaires, comme les milieux politiques, s'attendaient à voir la côte de la Courlande et Riga aux mains de cet envahisseur. Le contre-amiral Martin fut envoyé à Riga pour prendre les mesures nécessaires. Il y était le 7 juillet. L'armée prusso-franco-polonaise de Macdonald s'apprêtait à entrer en Courlande. Martin fit évacuer « vers Petersburg les biens britanniques qui se trouvaient à Riga, en Courlande et en Livonie. Il fit charger en toute hâte sur plus de 200 bâtiments les stocks de blé, de chanvre, de bois, et autres matières navales qui y étaient entreposées ».1
C'était bien la preuve que Russes et Anglais pensèrent que Riga serait occupée et Libau également.
On peut imaginer que les perturbations du Blocus Continental eurent des effets quelques peu atténués sur la Courlande en 1808, faibles en 1809. Si l'économie courlandaise souffrit gravement en 1812 ce fut la conséquence de l'occupation de Mittau et de la plus grande partie de la Courlande par les divisions prussiennes, et des combats qui se déroulèrent en Sagomitie autour de Bauske et de Mittau. Toute expédition de marchandises par Riga, objectif de l'armée de Macdonald, était évidemment exclue. Il en était de même des ports courlandais.
Nous ne savons rien de l'occupation de Libau par les Prussiens.
La Courlande relativement peu touchée par le Blocus ne fut pas épargnée par la guerre, c'est ce que nous verrons dans le chapitre suivant.
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La conséquence directe de la paix de Tilsit et de l'adhésion du tsar au Blocus fut la hausse des prix. En quatre ans le rouble perdit près de la moitié de son pouvoir d'achat, passant de 2F 90 en 1807 à 1F 50 en 1812. La Russie ne pouvait plus payer ses importations, ses exportations ayant considérablement baissé.2
En 1812, bien entendu, ce fut une flambée des prix en Russie. « En 1812, tout le monde reprochait aux boutiquiers la hausse subite et vertigineuse sur toutes les marchandises, et surtout sur les objets de première nécessité »3. C'est la conséquence de l'arrêt des importations de l'étranger et des énormes achats de fournitures pour l'armée russe. Hausse vertigineuse du coût des armes : le prix d'un sabre passe de 6 roubles à mi-juin 1812 à 30 ou 40 roubles fin juillet, et le fusil fabriqué à Toula, de 11 ou 15 roubles à 80. « Les marchands profitèrent impudemment de l'occasion pour faire fortune », écrit E. Tarlé, le grand historien russe.
La hausse des prix due à la perte du rouble eut-elle de fortes conséquences sur les prix en Courlande entre l'été 1807 et juin 1812 ? Elle se fit sentir, sans doute.
[1] - Josselson. "Le Général Hiver. Barclay de Tolly". p 23.
2 - Ambroise Jubert. "Magnats polonais et Physiocrates français". p 64.
1 - "Journal intime du Chevalier de Corberon, chargé d'affaires de France en Russie. 1775-1780". I. p 52.
2 - Claude Manceron. "Les Hommes de la Liberté". Tome II. "Gilbert Romme en Russie". p 446.
3 - "Mémoires du Marquis de Toustain. 1790-1823". p 171
4 - "Mémoires" de l'abbé Georgel. Paris 1820, in les Mémoires Toustain op. cit. p 171 et 172, note et p 115. Note 2 : Cet abbé, fin diplomate, fut secrétaire du cardinal de Rohan lors de son ambassade à Vienne.
1 - Duc de Castries : 1 "La fin des Rois". Tome I p 180/181. 2 "Maréchal de Castries". p 219.
2 - Ghislain de Diesbach. "Histoire de l'Emigration". p 367.
3 - Comte de Saint Priest "Mémoires". Tome II. p 179, 174.
4 - Henri Welschinger "Le duc d'Enghien". p 123 à 134. René Bittard des Portes "Histoire de l'Armée de Condé". p 321 à 331.
5 - Welschinger op. cit. p 136.
6 - Saint-Priest op. cit. p 176.
7 - Henri Welschinger. "Le duc d'Enghien". p 123 à 134. René Bittard des Portes. "Histoire de l'Armée de Condé". p 321 à 331.
1 - Castries. "Maréchal Castries". p 219 et 225.
2 - "Letters from the abbe Edgeworth to his Friends". p 126.
1 - Castries. "La Fin des Rois". Tome I. p 196/197.
2 - Philippe Mansel. "Louis XVIII". p 90.
3 - Saint-Priest op. cit. p 184.
4 - Toustain op. cit. p 115.
5 - Mansel op. cit. p 98, 99, 93, 101.
6 - Castries. "La Fin des Rois". Tome I. p 196.
7 - Mansel. op. cit. p 98, 99, 93, 101.
1 - Saint-Priest. op. cit. p 182 à 184 et 185, 186.
2 - Daudet. "Nouveaux Récits Révolutionnaires". p 140.
3 - Mansel. op. cit. p 108.
4 - Saint-Priest. op. cit. p 187 et 189.
5 - Toustain. op. cit. p 115, 116.
1 - Jean François Primo. "La vie privée de Louis XVIII". p 22, 23 et 31.
1 - Jean François Primo. « La vie privée de Louis XVIII ». P 22, 23 et 31.
2 - Mansel. op. cit. p 116/117.
3 - Castries. "La Fin des Rois". I. p 149.
4 - Duc de Castries. "La Fin des Rois". I p 200, 201. Mansel op. cit. p 115, 116. Duc de Castries. "Les Hommes de l'Emigration". p 237 et 240.
1 - Castries. op. Cit. 200 et 237. Mansel op. cit. p 93, 94.
2 - Saint-Priest. op. cit. II p 195.
3 - Mansel. op. cit. p 136.
1 - Castries. op. cit. p 254, 255. Diesbach. op. cit. p 374, 375 et 377.
2 - Mansel. op. cit. p 99.
3 - Vicomte d'Hardouineau. "Mémoires sur l'exil et les infortunes des princes de la Maison Royale". p 189.
1 - Marguerite Castillon du Peron. "Louis Philippe et la Révolution Française". p 554.
2 - Castries. op. cit. p 247 à 255.
1 - Philip Mansel. p 320 et 146.
2 - Eric Le Nabour. "Charles X". p 170.
1 - Françoise Kermina. "Fersen". p 368-370.
2 - Castries. op. cit. p 256 à 261 et Saint Priest. op. cit. II p 207 et 208.
3 - Mansel. op. cit. p 140.
4 - Castries. op. cit. p 262.
1 - Castries. op. cit. p 262.
2 - Pasquier. "Souvenirs du Chancelier Pasquier". Tome II. p 399 à 401.
3 - "Mémoires de la Reine Hortense". Tome II p 226.
1 - Saint-Priest. op. cit. Tome II p 210, 211, 212.
1 - Mansel. op. cit. p 150 à 152.
1 - Maurice Dunan. "Napoléon et l'Allemagne. Le Système Continental et les Débuts du Royaume de Bavière". p 275-276.
2 - François Crouzet. "L'Economie Britanique et le Blocus Continental". p 119. C'est sur cette étude considérable, très documentée, que va s'appuyer ce petit exposé.
3 - Crouzet. p 93, 96, 99 et 100.
4 - Crouzet. p 153.
1 - Crouzet. p 128 et 129.
2 - Crouzet. p 152.
3 - Crouzet. p 161.
4 - Bertrand de Jouvenel. "Napoléon et l'Economie Dirigée. Le Blocus Continental". p 277 et 278.
5 - Crouzet. p 128 et 129.
1 - Crouzet. p 254.
1 - Crouzet. p 284 à 287.
2 - Abel Hugo. "France Militaire". Tome IV. p 46 et 47. Cet auteur militaire, fils de général, avait un frère célèbre : Victor.
3 - Crouzet. p 291 à 293.
4 - Crouzet. p 292 et 293.
1 - Crouzet. p 284 et 287.
2 - Crouzet. p 424.
3 - Jean Tulard. "Napoléon".
4 - Crouzet. p 433.
5 - Crouzet. p 599-601.
6 - Crouzet. p 654 à 656.
1 - Crouzet. p 659.
2 - Curtis Cate. "1812. Le duel des deux Empereurs". p 51.
3 - E. Tarlé. "La Campagne de Russie. 1812". p 221 et 222.