Appendices Auschitzky

 

 

 

 

LES BARONS BALTES

 

 

Pour la civilisation, la culture, les mœurs, les Russes du milieu du XVIIIe siècle ont un retard de plusieurs siècles sur l'Occident, bien que Pierre le Grand ait ouvert les fenêtres de son Empire sur l'Occident : Riga et Petersburg, presque en même temps.

 

 

Extension du commerce balte

 

 

Il faut revenir sur l'importance de Riga, brillante création, fructueuse réalisation de la hanse. Toutes les routes commerciales du nord de l'Allemagne et les grands marchés de Novgorod et Smolensk passaient par Riga. La hanse, à l'origine, n'avait été qu'une association de marchands voulant se doter des moyens appropriés pour protéger les routes commerciales les reliant avec les pays lointains. Puis, elle devint une association de villes libres, de cités-État, type Hambourg, Lübeck, Danzig, ou de villes jouissant de grandes libertés comme Riga. A Riga arrivent ou transitent les produits rares et précieux de Byzance, provenant du Proche et du Moyen-Orient et même de l'Extrême-Orient. Les fourrures d'Arkangelsk, sels, étoffes et l'ambre des côtes de la Baltique, l'ambre des côtes de Courlande. Lorsque les ports de la hanse situés en Allemagne déclinent au XVIIe siècle, au profit des Pays-Bas  seuls au XVIe siècle ; des Pays-Bas et de l'Angleterre au XVIIe siècle ; l'activité de Riga continue à se développer. A la fin du XVIIIe siècle le déclin des ports allemands s'accentue, même pour Danzig (voir la lettre de Noldé à Mirabeau), et s'accentue aussi le commerce du port de Riga. Ce sont les anglais qui dominent le commerce de la Baltique, de beaucoup.[1]

 

Il convient de situer l'expansion du commerce maritime au XVIIIe siècle. Les progrès réalisés dans la construction des navires, l'augmentation de leur volume, de leur capacité de fret n'ont d'égaux que ceux de la navigation. Énorme augmentation du nombre des vaisseaux, augmentation très sensible de leur cubage, internationalisation du trafic. On verra nombre de navires américains en Baltique et à Riga dès la fin du XVIIIe siècle, avec la continuation de cet immense conflit de la deuxième guerre de Cent ans que se livrent Français et Anglais. Les besoins de ces flottes sont immenses eu égard à ceux qu'ils étaient au début du siècle. Pour commercer par toute la terre et pour faire régner leurs armes, les flottes hollandaises, françaises, mais surtout la gigantesque flotte anglaise, ont un besoin sans cesse accru des  produits du Nord, des munitions navales.

 

La Grande-Bretagne est le pays le plus déboisé de l'Europe au début du XIXe siècle. Pour les grands vaisseaux qui traversent les océans il faut des poutres et madriers de très grande dimension. Or la grosse exportation de ces bois pour la marine, la Russie l'a fait par Riga. Et la Russie fournit plus de la moitié des besoins de l'Angleterre.

 

Le terme « munitions navales » recouvrait, outre les bois pour coques et mâtures, le chanvre pour les cordages, le lin pour les voiles, la poix, le goudron et la térébenthine. La Russie fournit la presque totalité du chanvre à l'Angleterre, les fournitures de poix et de goudron se partageaient entre Russie et Suède (et les États-Unis à la fin du XVIIIe siècle).[2]

 

Nous reviendrons dans le chapitre 62 sur l'activité du port de Riga au début du XIXe siècle, statistiques à l'appui.

 

D'autre part, la Russie s'éveille. Elle sort de l'époque barbare pour essayer de se mettre à l'unisson du monde moderne grâce à Pierre le Grand. Nous savons qu'elle n'y parviendra pas encore à la fin du XXe siècle. Il lui aura manqué, sans doute, d'être passée par un Moyen Âge porteur de promesses. Cet énorme Empire qui pousse de tout son poids sur ses frontières du sud vers le Danube, la mer Noire, Constantinople et s'affirme en face des puissances de l'Europe de l'Ouest, se met à produire des richesses, à vendre à l'étranger et à importer ce qu'elle ne produit pas et lui fait défaut. La richesse appelle d'autres richesses. Cet enrichissement de la Russie passe par Saint-Petersburg bien sûr, mais pour la majeure part, par les Pays Baltes. C'est cette richesse des Pays Baltes qui les rend indispensables à l'expansion économique de l’Empire Russe. Aussi à la fin, du XVIIIe siècle, les classes dirigeantes de Livonie et de Courlande sont-elles riches, très riches, surtout en Livonie.

 

Au début du XVIIe siècle, Riga était déjà une ville foisonnante, avec ses rues bruyantes bordées de maisons à pignons élancés, ses magasins, ses échoppes, les hôtels des « guildes ». Le plus célèbre de ces derniers et le plus fréquenté, le Schwarzhaüpterhaus, d'une somptueuse architecture germanique, témoigne l'aisance des marchands, des artisans, des régisseurs et aussi des mercenaires qui s'y donnent rendez-vous pour leurs affaires, pour enlever des marchés, distribuer de la richesse. La Livonie, la Courlande ne sont pas des pays aux frontières étroites qui limitent leurs activités, ils ont tout au contraire une vision étendue du monde, car leurs activités n'ont pour limites que celles du commerce de l'Europe Occidentale, aussi ont-ils pour saint patron, Maurice l'Africain. La ville, fière de cette puissance, est dominée par le clocher aérien, en bois, à trois étages, de l'église Saint-Pierre que le XVIIe achève, clocher plus haut que les flèches de la cathédrale de Chartres.1

 

 

Classes dirigeantes allemandes

 

 

Trois siècles durant, les Teutoniques, les Chevaliers livoniens des porte-glaive, ont été les maîtres de cette région, des maîtres absolus, dans un État théocratique et despotique. Leur but originaire était de convertir les Lives, les Lettes, les Estes, les Coures. A toutes ces ethnies ils n'ont pas imposé que la religion catholique et romaine, ils ont aussi imposé la langue et la culture allemande, un esprit germanique. Leur si brusque conversion au protestantisme luthérien n'a rien modifié à cela. La présence polonaise en Livonie, à Riga, a amené des Polonais catholiques à vivre au milieu des Livoniens et Courlandais luthériens, sans entamer en quoi que ce soit la culture allemande dont les peuples livoniens et courlandais étaient nourris depuis des siècles. La présence suédoise en Livonie et à Riga y a mené quelques implantations de Suédois des classes supérieures et de nombreux mariages mixtes, ces descendants de Suédois, à fortiori les enfants issus de ces mariages mixtes, se sont très rapidement livonisés ou courlandisés.

 

Ainsi l'esprit germanique, la culture allemande ont très bien survécu à l'affaiblissement du pouvoir politique provoqué par la disparition de l'Ordre des chevaliers livoniens, sa sécularisation et l'avènement du luthéranisme, la création du duché de Courlande au début du XVIe siècle. Nulle montée de cultures lette ou coure, les classes populaires ont gardé une certaine identité démarquée des classes dirigeantes, mais à base de culture germanique dominant quelques ancestrales traditions lettes, lives, estes ou coures.

 

On pourrait penser que l'invasion russe, au XVIIIe siècle, qui soumet Estonie et Livonie et maintient une apparente indépendance du duché de Courlande, a pu infléchir cette civilisation quasi germanique. Il n'en fut rien.

 

Les églises baltes furent dépouillées de leurs ornements romains et devinrent les lieux de célébration de l'austère culte luthérien au XVIe siècle. Mais elles ne passèrent jamais au culte orthodoxe. La prédominance culturelle et linguistique allemande, avec bien sûr des parfums, des accents typiquement livoniens ou courlandais, ne fut jamais entamée par une quelconque russification.

 

Tout au contraire, les peuples baltes eurent un réflexe de défense de l'identité qu'ils avaient créée, développée, transmise de génération en génération ; ils opposèrent un barrage infranchissable à toute espèce de tentative d'influence russe sur la Livonie et la Courlande. Et, à la fin du XVIIIe siècle la prédominance culturelle et linguistique allemande s'en trouva renforcée surtout dans les classes dirigeantes : la noblesse terrienne, les puissants barons baltes, les bourgeois de la finance et du négoce, les grands propriétaires terriens.

 

L'esprit germanique fit donc plus que survivre aux invasions successives des Polonais catholiques, des Suédois, des Russes orthodoxes et à l'annexion à la Russie de l'Estonie et de la Livonie par Pierre le Grand, de la Courlande par Catherine-la-Grande.1

 

 

Les barons baltes

 

 

Les immenses domaines des Pays Baltes, après la disparition de l'Ordre des chevaliers, au début du XVIe siècle, avaient été sécularisés. Les anciens Chevaliers, tous obligatoirement issus de familles de la noblesse allemande, se partagèrent les dépouilles de leur Ordre, ou plutôt ses richesses. Ainsi, du jour au lendemain, naquirent les « barons baltes ». Rien d'étonnant par conséquent à ce que le pouvoir en Courlande, la puissance en Livonie, soient restés entre les mains de ces barons. Mais les barons issus de la croisade en Terre Sainte ne s'étaient-ils pas partagés les richesses et le pouvoir en Palestine, au Liban et en Syrie ?

 

Pendant les quatre vingt ans de domination suédoise en Livonie et d'influence suédoise en Courlande (1629-1710), les descendants luthériens des Chevaliers s'étaient alliés à la noblesse suédoise en Livonie et Estonie, mais peu en Courlande.

 

Autour des grands barons baltes, par des alliances répétées et suivies, tout un réseau patriarcal de grands propriétaires terriens va se tisser à travers les Pays Baltes, créant une communauté vivante. Toutes les familles étaient plus ou moins alliées, se connaissaient, entretenaient des liens, depuis le pays des Coures au sud-ouest, jusqu'au delà des terres livoniennes à travers le pays des Estes. Que ces barons et grands propriétaires terriens soient de souche pure germanique ou de souche suédo-germanique, tous sont unis, se connaissent.

 

Si d'aventure des éléments non germaniques venaient à s'introduire dans cette société balte (Polonais, principalement en Livonie et Courlande), ils étaient absorbés par cette culture germano-livonienne ou germano-courlandaise prédominante.

 

 

Évolution de la culture. Ouverture des barons

 

 

L'Europe du XVIIIe siècle, du milieu du siècle, se met à bouillonner. C'est l'éveil de toutes les sensibilités, de toutes les sciences, de tous les goûts, de tous les appétits.

 

Dans une ville comme Riga, ville de commerce et d'argent, règne un esprit particulier. Ce n'est pas une copie conforme de l'esprit allemand, ici c'est l'esprit balte. Cette ville est un carrefour de mondes, de civilisations. Cet esprit est empreint de souplesse et de tolérance. On se plie à l'occupation, fut-elle suédoise, polonaise ou russe, comme on s'est plié aux Teutoniques. On est moins austère que les luthériens allemands. On est étranger, plus, hostile à tout ce qui est abus. L'abus, pain quotidien des Moscovites à moitié asiates même après qu'ils se soient changés en Russes. Et, en sus, en Courlande, dans le comté de Pilten et d'Hasenpoth, il y a l'identité particulière des Coures, des Rois coures. Riga est très ou­ert sur l'extérieur, c'est sa vocation.

 

En 1764, le disciple favori de Kant, Johann Gottfried Herder, quitte Königsberg pour s'installer à Riga. Ce grand philosophe enseigne à la Domschule, vénérable institution et témoignage éclatant du double aspect mercantile et libéral de Riga. Il s'indigne : « Tout ici, y compris le savoir, se pèse et se chiffre. » et il se réjouit aussi : « Jamais, peut-être, de toute ma vie, il ne me sera donné d'agir et d'enseigner avec la liberté et l'absence d'entraves que j'ai connues en Livonie. »1 (Herder. Journal Meiner Reise im Jahr. 1769. Edition Johannes Nohl. Weimar. 1949, p. 26).

 

Les idées nouvelles, les idées des philosophes ont pénétré dans les familles des barons baltes, des propriétaires terriens. Elles ont dérangé certains dans le plus profond de leur conscience, et particulièrement le côté luthérien de cette conscience.

 

C'est ainsi que dès 1764 le baron balte livonien, Karl Schuls von Asscheraden, libère tous les serfs de son immense domaine en leur accordant un statut de tenanciers liés à la terre par devoir et non par des liens de servitude. Le résultat ne fut peut-être pas très probant sur le plan des réalités mais il y avait là une démarche de l'esprit très remarquable, lourde de promesses pour l'avenir.

 

En 1776, une fillette de onze ans sort de la Livonie et découvre l'Allemagne. Son père est le baron balte, livonien, Otto Herman von Vientinghoff. On appelle ce baron « le demi-roi de Livonie », tellement il est riche. Plus de cinquante mille serfs étaient, disait-on, attachés à ses terres. Cette Juliette s'exclame : « Dieu merci ! Ici les hommes sont libres ! ». Elle épousa un diplomate, le baron Krüdener et elle fut célèbre. Sans elle, personne ne se serait souvenu du nom du baron, son mari. Mme de Krüdener n'est pas le résultat d'une génération spontanée, on lui consacrera une courte monographie plus loin.2

 

L'impact de Pierre le Grand sur la noblesse livonienne et la classe bourgeoise fut réel. Il y avait chez cet autocrate une réelle et profonde recherche d'ouverture. Il copiait ce qui se faisait en Europe occidentale avec une immense soif d'apprendre et de se perfectionner pour pouvoir reproduire les produits des Pays-Bas, de l'Angleterre, de la France, de l'Allemagne. Et cela non sans une certaine analogie avec la quête de civilisation industrielle et capitaliste à laquelle se livra le Japon avant que ne disparaisse le XIXe siècle. Pierre le Grand se méfie de ses Boyards, il ne trouve guère d'appuis chez eux pour entreprendre l'œuvre gigantesque de la mise en marche de son immense empire. Il a besoin de gens intelligents, cultivés, de compétences. Il n'en trouve pas chez lui, il les fait venir de l'Europe occidentale.

 

Pierre Ier avait été éveillé à cette civilisation occidentale par un Genevois rencontré à Moscou alors qu'il n'avait encore que dix-neuf ans. Il s'appelait François Le Fort. Ses ancêtres étaient Piémontais, devenus réformés ils durent s'enfuir d'Italie, s'installèrent à Genève. François Le Fort (né à Genève en 1656, mort à Moscou en 1699) fut le mentor du jeune tsar, le soutien de son trône, réforma et instruisit l'armée russe, après avoir créé un corps d'élite dont le tiers recruté parmi les huguenots français exilés. Le terrible tsar pleura son favori, disparu prématurément, comme un frère et il l'honora d'une pompe funèbre telle qu'on en fait aux grands souverains.3 

 

Pierre le Grand par conséquent respecta pleinement, parfaitement, les barons baltes et les propriétaires terriens de Livonie. Il avait besoin de la richesse des barons, de leur savoir, de leur compétence, de leur culture, de tout le passé qu'ils représentaient, comme il avait besoin du dynamisme et du savoir faire du négoce de Riga. Il n'opprime ni les barons, ni les bourgeois de Livonie et d'Estonie. Il sait le peuple entier de ces pays encadré depuis des siècles par cette classe dirigeante allemande tout à fait supérieure  aux Russes. Leur identité sera préservée, pas tellement pour ce qu'elle représente que dans l'intérêt de la Russie. Pas besoin d'appeler en Russie autant d'Allemands d'Allemagne, de Hollandais, de mercenaires de tous pays. La Russie, dans son sein, a deux provinces baltes riches d'une classe dirigeante allemande parfaitement performante et qui entraîne ce peuple balte nourri de culture allemande.

 

Les Baltes garderont leur identité, leur culture, leur langue et toute leur cohésion. Ils resteront luthériens...

 

Pourquoi aller chercher des généraux d'origine piémontaise, nés à Genève et calvinistes, quand on a en Livonie et Estonie les barons baltes ?

 

La bienveillance de Pierre le Grand, pour les Baltes, va croître par son mariage avec la Livonienne. Cette Catherine élevée par un pasteur luthérien, allemand, qui, devenue orthodoxe et impératrice restera naturellement très ouverte aux Allemands, aux Luthériens et aux Baltes.

 

Anna Romanof, cette duchesse de Courlande, a vécu, a régné à la cour de Mittau. Elle connaît les Baltes et devient impératrice entourée d'Allemands de Courlande et de Livonie. Elle a besoin des Baltes et les respecte.

 

Elisabeth Romanof, l'impératrice célibataire (Oh ! mais pas du tout vierge) voudra balancer l'influence de l'Allemagne et des Allemands par l'influence française. La cour parlera français. C'est commode pour continuer une conversation devant ses gens trop familiarisés avec l'allemand. Le français sera la marque de l'homme de qualité, du cercle des élites, des conférences des grands états-majors, du salon de la haute aristocratie, des échanges des philosophes et des savants de renommée internationale. Les barons baltes, s'ils veulent en être, apprendront le français.

 

Les intellectuels français pauvres partent gagner des sous dans les grandes familles aristocratiques. En Russie, ils sont des outchitel, des précepteurs, tel Gilbert Romme, natif de Riom, parti à l'été 1781 chez le comte Stroganov, qui avait au printemps 1780 accompagné Catherine II dans son voyage à Mohilev pour y rencontrer Joseph II. Et Romme va enseigner, éduquer un enfant de huit ans, Paul Stroganov, qui deviendra un des principaux conseillers du tsar Alexandre Ier1. Modeste précepteur en Pologne, à Zelazowa-Wola, à 6 heures de Varsovie, Nicolas Chopin aura un fils bien célèbre, Frédéric !

 

Les barons baltes éclairés ont des précepteurs français, tel le baron von Vientinghoff, le père de Juliette, future baronne de Krüdener.

 

Dès 1725, la classe dirigeante de Livonie et d'Estonie a compris qu'elle devrait vivre désormais sous la domination russe. Respectée, sollicitée, voyant ses affaires prospérer avec l'ouverture de la Russie sur le commerce international, et grâce aux besoins du développement de l'économie russe, cette classe dirigeante fait allégeance à la Russie. En Courlande, le mouvement se fait avec un certain décalage, la Courlande a suivi le même chemin que la Livonie mais avec une quarantaine d'années de retard. Nous avons vu l'oncle de Noldé (le secrétaire de Mirabeau), l'homme fort de la Courlande en 1787, se soumettre aux Russes. Il les déteste. Il les hait. Il a passé des années en Sibérie. Enlevé par des soldats russes en plein Varsovie, lui qui était diplomate courlandais, en poste à Varsovie ! Il se soumet et il sert les Russes parce que la vie même de la Courlande dorénavant se décidera d'abord à Petersburg. Howen fait, en 1787, ce que les barons livoniens ont fait déjà soixante ans avant lui.

 

Mais la noblesse de Courlande s'était soumise en 1711 à une Romanof, la duchesse Anne et après, peu à peu, la diète de Courlande avait été domestiquée par les trois tsars en jupon de ce XVIIIe siècle déconcertant.

 

Ces fiers barons baltes ne pouvaient que plaire à la petite princesse allemande, élevée à la prussienne, luthérienne bien sûr, devenue Catherine II. Évidemment, elle n'aurait pas hésité à les sacrifier si cela eût été de l'intérêt de la Russie, mais c'était le contraire ; elle-même et la Russie avaient besoin des barons baltes, de la culture de la Livonie, de la Courlande et des ports, car à la fin du XVIIIe siècle le drapeau russe ne flotte pas que sur la citadelle et le port de Riga, il flotte aussi sur les ports de Libau et de Windau, les ports courlandais moins bloqués par les glaces que Riga.

 

En 1800 la Livonie est devenue un morceau de l'Empire russe, même si elle y tient une place à part, la Courlande est entrain de le devenir également. Mais ces provinces russes que sont Livonie et Courlande refusent la loi du Knout, celle aussi de l’Église orthodoxe russe. Refusent l'obscurantisme et tout au contraire restent ouvertes sur les lumières et l'Europe occidentale et, enfin, gardent leur identité balte, que cette identité soit au parfum livonien ou au parfum courlandais.

 

Vues de l'ouest, les provinces baltes (les trois provinces baltes avec l'Estonie) de l'empire russe apparaissent comme l'antichambre de la Russie, c'est vrai. Mais vues de Petersburg ou de Moscou, il en est tout autrement : les pays issus de la colonisation des Teutoniques ne se distinguent guère de l'Occident, elles sont une antichambre de l'Allemagne.

 

Laharpe, le précepteur suisse d'Alexandre Ier, dans une lettre adressée à son ancien élève devenu tsar évoquait le haut niveau de culture et d'opulence des provinces baltes. Il osait même une comparaison entre Riga et Petersburg et expliquait que cette heureuse combinaison de lumières et de prospérité était redevable de l'influence allemande.1

 

 

Un baron balte, prince russe

 

 

 

Le 13 décembre 1761, en Courlande, à soixante dix verstes (soit presque soixante quinze kilomètres en plein sud de Riga), dans l'ancienne partie de Samogitie annexée par les Chevaliers livoniens, près de la localité de Jeime, dans un petit domaine appelé « Pamushis », est né Mickhaïl Andréas Barclay de Tolly.

 

Un examen rapide de la vie du personnage, de son ascendance, de sa famille sera très utile pour comprendre les familles des barons baltes.

 

Sa carrière

 

15 ans (1776) Entre au régiment des mousquetaires de Pskov,

25 ans (1786) Lieutenant au     "        "       "

26 ans (1787) Lieutenant de chasseurs,

27 ans (1788) Capitaine. Aide de camp du lieutenant-général prince Victor-Amadeus Anhalt-Bernburg, à l'armée chargée sous le prince Potemkine de prendre la ville-forteresse turque d'Otchakov. Il se distingue et reçoit sa première décoration,

29 ans (1790) Suit le prince Anhalt à l'armée de Finlande. Le prince, blessé, meurt dans ses bras. Promu premier major.

30 ans (1791) Commande un bataillon de régiment de grenadiers à Petersburg.

31 ans (1792) Sert en Pologne. Lieutenant-colonel, commandant le 1er Bataillon de chasseurs estoniens.

35 ans (1796) Colonel au 3ème Régiment de chasseurs,

38 ans (1799) Major-général,

44 ans (1805) A l'armée de Bennigsen, en Pologne, sur la frontière prussienne, Commande l'avant-garde,

45 ans (1806) Commande la même avant-garde. Campagne de Pologne. Commande l'aile droite à Pultusk (décembre),

46 ans (1807) S'illustre à Eylau. Lieutenant-général et l'Ordre de Saint-Vladimir de 2ème classe (commande la 6ème Division à Friedland,

47 ans (1808) Commande la 21ème Division en Finlande,

     48 ans (1809) Commande le front de Vasa et réussit un fabuleux exploit : Après reconnaissance par une patrouille à ski, il franchissait sur la glace les cent kilomètres du détroit de Kvarken, au départ d'une île occupée par les russes, enlevée par surprise... et, débouchant sur la côte suédoise, s'emparait de la ville d'Uméa (début mars). Nommé gouverneur et commandant en chef en Finlande,

     49 ans (1810) Le premier janvier, ministre des Forces armées de terre (ministre de la guerre). Il prépare la guerre contre les turcs et... Napoléon,

     51 ans (1812) Tout en restant ministre, il prend le commandement de la 1ère Armée. La plus nombreuse. Q.G. Vilna. Il veut faire accepter un plan de repli général et progressif conçu par lui en 1807 : pas de bataille rangée avant Moscou. Après la prise de Smolensk, il perd le ministère. Il commande la droite et une partie du centre à Borodino (la Moskowa). Il s'expose, dirige lui-même la cavalerie sur la Grande Redoute, a trois chevaux tués sous lui. Après la chute de Moscou, sollicite son congé pour maladie.

     52 ans (1812) En janvier commande la 3ème Armée de l'Ouest et prend Thorn, sur la Vistule. Plaque de diamants de l'Ordre de Saint-Alexandre. Neski. Combat à Bautzen. Le 19 mai, commandant en chef de toutes les armées russes, l’armée prussienne sous ses ordres. Drèsde. La reddition de Vandamme en Bohême. Reçoit l'Ordre de Saint-Georges de 1ère classe. Leipzig.

     53 ans (1814) La Rothière, Brienne, Bar-sur-Aube. Est de l'avis d'une marche sur Paris. Bataille sous Paris. Le soir promu feld-maréchal... entre dans Paris, suivant les empereurs François et Alexandre, aux côtés du grand-duc Cons­tantin et de Blücher, et arborant son bâton de maréchal,

     54 ans (1815) A Paris, en août, avec le tsar. Le 18 août, Wellington lui remet l'Ordre de la Jarretière. Le 25 août, aux côtés du tsar, c'est la revue monstre de l'armée russe à Vertus (connu en Champagne pour la qualité de son vin), 570  canons, 145 000 hommes, 87 généraux. A la fin de la cérémonie qui suivit la revue, Alexandre Ier le fait "Kniaz Mickhaïl Bogdanovitch Barclay de Tolly". Il est prince sérénissime Barclay de Tolly,

     57 ans (1818) Souffrant, il prend un congé pour aller prendre les eaux en Bohême. Il part en voyage de son domaine de Beckof en Estonie, s'arrête à Stolben, domaine qu'il vient d'acheter et dont la demeure et le parc sont dignes d'un prince ; il continue sa route par petites étapes et meurt en Prusse à Insterburg, sur la Pregel, le 1er mai 1818. Le tsar qui partait en voyage va s'incliner sur sa dépouille. Les deux impératrices, la mère d'Alexandre et son épouse, font le déplacement de Petersburg pour lui rendre hommage. Le prince repose dans sa propriété de Beckof, au milieu d'un vaste et imposant mausolée.1

 

Un mot sur sa culture : Lorsque, à dix-sept ans, il fut promu cornette, ses supérieurs notèrent : « Lit et parle le russe et l'allemand, et connaît "les fortifications"». Il ne réussit pas à se débarrasser totalement de son accent germano-balte, ce qui fut un obstacle majeur à ses longs débuts dans la carrière. Il s'intéressait aux questions financières et se montra excellent gestionnaire.

 

Mais aussi à dix sept ans il prit conscience de l'insuffisance de sa formation et consacra ses loisirs à la compléter. C'est ainsi qu'il put acquérir une bonne connaissance du français, indispensable pour fréquenter la haute société, la cour de Petersburg, les grands états-majors.

 

Il faut bien noter que toute sa correspondance officielle, à commencer bien sûr par celle avec le tsar, est rédigée en français.

 

Le baron balte de la fin du XVIIe parle, comme son père, le russe et l'allemand. Mais s'il veut fréquenter les sphères les plus hautes, il doit aussi parler français à la fin du XVIIIe siècle. Et ceci est un éclatant exemple de ce que nous avions dit plus haut à ce sujet.2 

 

Son ascendance

 

Les Barclay ne sont pas d'origine courlandaise ou livonienne, mais d'ascendance écossaise.

 

La souche d'origine est normande et s'installe au manoir de Berkley, dans le sud de l'Angleterre, en 1086. Puis cette famille vint habiter l’Écosse au XIIe siècle. Les descendants passèrent au protestantisme, ils durent quitter l’Écosse restée catholique et émigrer.

 

Un David Barclay combattit dans l'armée suédoise sous Gustave II Adolphe. Un William Barclay of Towie eut en Suède un fils qui devint général et fut anobli.

 

En 1621 on trouve à Rostock, port sur la Baltique, dans le duché de Mecklembourg, deux frères, Peter et John Barclay, protestants, établis dans le commerce. John partit s'installer en Norvège et y fit souche (sa lignée s'est éteinte en 1907). Johann Stephan, fils aîné de Peter, quitta Rostock pour la Livonie, se fixa en 1664 à Riga et se fit admettre au barreau de cette ville. Luthérien, rompu à la culture allemande, il n'a aucune peine à se livoniser. Il signe « Johann Barclay de Tolly » et il épouse une descendante d'aristocrates germano-livoniens : Anna Sophia von Derenthal, fille d'un avocat de Riga. Trois fils naquirent de ce mariage :

 

L'aîné, Wilhelm, fut alderman de la Grande Guilde et finit intendant-général de Riga, connu sous le nom de Barclay de Tollie, il possédait deux domaines en Livonie. Wilhelm eut deux fils. L'aîné, Gotthard, né en 1726 à Riga, fit une courte carrière dans l'armée russe ; lorsqu'il eut atteint le grade de lieutenant, à vingt quatre ans, ce qui lui ouvrait le droit d'un statut de gentilhomme, il démissionna. Gotthard avait acquis dans la région de Walck, en Livonie centrale, le domaine de Luhde-Grosshof et à vingt neuf ans il épousa Margareth Elisabeth von Smitten. Le mariage fut cé­lébré à Beckhof, le domaine des Smitten, à une heure de cheval de Luhde-Grosshof. Ces Smitten sont issus d'une vieille lignée d'officiers aristocrates de l'armée suédoise. Comme beaucoup d'officiers et de hauts fonctionnaires suédois à l'époque de la grande expansion de la Suède, du rêve de la Baltique lac suédois, ces Smitten se sont fixés en Livonie, mariés avec des aristocrates allemands et très rapidement ont été livonisés, étant luthériens. La mère de la mariée s'appelle Renata von Stackelerg, d'une vieille famille livonienne. La femme de Gotthard avait une sœur, Augusta Wilhelmine von Smitten. Elle avait épousé Georg Wilhelm Vermeulen dont l'oncle, mathématicien réputé, lui avait ouvert les portes de la cour de Postdam, grâce à quoi il entra dans l'armée prussienne. Lorsqu'il eut atteint le grade de lieutenant, il regagna la Livonie, prit du service dans l'armée russe et devint général de brigade sous Catherine II. Grièvement blessé, pendant la guerre de Sept ans, il fut réformé à quarante ans et le ménage habita Petersburg, puis quelques années après acheta une propriété en Livonie, à Enge, et partagea son temps entre Petersburg et la Livonie. Lorsque la femme de Gotthard mourut, en mettant au monde sa fille, le problème de l'éducation de ses enfants se posa et d'autant plus qu'il avait eu de gros revers de fortune. Le ménage Vermeulen accueillit deux d'entre eux et se comporta véritablement en parents adoptifs car leur couple, heureux et uni, restait sans enfant. Ainsi l'oncle et la tante du futur prince Barclay doivent figurer dans son ascendance, les deux sœurs von Smitten étaient très intimement et affectueusement liées.

 

Les collatéraux

 

Le ménage Gotthard eut trois fils et une fille qui vécurent :

 

·       Erich, l'aîné, qui fit une carrière militaire, fut major-général attaché à la suite du tsar, mort en 1819.

·       Le deuxième, Mickhaïl, fut sérénissime et feld-maréchal.

·       Le troisième, Heinrich (1765-1804), finit sa carrière colonel d'un régiment d'artillerie.

·       Le dernier enfant, Christine Gertrude Anna (née en 1770), épousa Magnus von Lueder, un aimable militaire qui atteignit le grade de major et faisait des vers, propriétaire de Köllitz.

 

Nous retiendrons deux des neveux et nièces du prince :

 

·       Andréas, fils d'Erich, aide de camp du prince durant la campagne de 1812

·       et Christel, fille de Christine, que nous retrouverons dans les « filles adoptives ».

 

Nous retiendrons aussi qu'Erich épousa une cousine des von Smitten : Margareth Sophie von Lilienfeld.

 

L'épouse

 

Mickhaïl Barclay épousa, à trente ans, Hélène Auguste Éléonore von Smitten (cousine de sa belle-sœur susnommée), née en 1770 dans le domaine livonien des Smitten, à Beckof et le mariage de Mickhaïl fut célébré, comme celui de son père, à Beckof. A la suite d'arrangements de famille, de rachats de parts successorales, par la suite ce domaine devint celui du prince et de son épouse.

 

Descendance

 

Le seul enfant de ce couple heureux fut Ernst-Magnus-August, souvent appelé Max, né en 1799. Nous le trouvons dans sa quatorzième année, en 1812, servant dans le corps des pages à la cour de Petersburg. A dix sept ans, cornette dans la cavalerie de la Garde.

 

En 1825, le maréchal Barclay étant mort depuis plusieurs années, le prince Magnus, ou Max, tomba amoureux, à vingt huit ans, de Léocadie von Campenhausen. Le père de celle-ci, le baron Christoph, faisait partie du milieu très fermé descendant des premiers et plus puissants barons baltes. Aussi se montra-t-il très réticent au mariage de sa fille, le titre de prince que portait magnifiquement Magnus, resplendissant dans l'uniforme rutilant de colonel de la cavalerie de la garde, malgré la demeure princière de Stolben, malgré le domaine de Beckhof, malgré le somptueux hôtel dont le tsar avait doté le prince Mickhaïl à Petersburg, le titre de prince de Magnus apparaissait d'une légitimité douteuse au baron von Campenhausen, lui un authentique baron balte.

 

Ce descendant des teutoniques mésalliait sa fille en la mariant à un prince russe de très fraîche date en dépit du sang aristocratique suédois des Smitten et de l'entrée des Barclay dans la petite noblesse livonienne. Il y a un fossé entre cette dernière, qui s'est alliée avec des éléments immigrés de Suède, d'Allemagne depuis le milieu du XVIIe siècle et l'expansion de Riga, et les vrais barons baltes. Il y a deux sortes de barons baltes au début du XIXe siècle.

 

Mais le mariage fut quand même célébré, à Wesselhof, le 13 avril 1825, dans l'un des nombreux domaines des Campenhausen. Jusqu'au mariage, le vieux baron refusa obstinément de reconnaître le titre de prince à Magnus, le nommant seulement colonel et disant : « Qu'est-ce qu'un prince qui n'a point de terre ? Qu'il se dépouille de son titre ! ».1

 

Le couple s'installa dans l'opulent Stolben aménagé pour recevoir une centaine d'invités. L'un des premiers à venir les visiter fut le tsar Alexandre, l'été 1825, et Magnus quitta l'armée pour voyager avec sa jeune épouse. Elle avait dix sept ans.

 

Léocardie mourut en 1852 à Baden-Baden. Le ménage n'eut pas d'enfant. Le prince Magnus se remaria, sa deuxième épouse : Alexandra von Cramer, veuve du baron Georg von Tiesenhausen. Et mourut en 1871 sans postérité.

 

Les filles adoptives

 

Pour combler le vide d'un foyer où ne vivait qu'un enfant, Magnus, le couple accueillit plusieurs petits Livoniens venus de Petersburg pour apprendre à lire, à parler et écrire le russe.

 

Quand il sut qu'il ne pouvait plus avoir d'enfant, alors le couple adopta quatre jeunes Livoniennes :

 

Carolina (Lina) von Helfreich, Catherine Mouravev, Jenny von Tornauw, et Christel von Lueder.

 

La première, fille d'un propriétaire terrien estonien. La deuxième, fille d'un aristocrate russe marié à une cousine germaine de Mickhaïl Barclay et d'Auguste von Smitten, une Smitten. La troisième, nièce de la femme de Barclay, dont le père était un notable de Riga. La quatrième était la nièce de Barclay, la fille de sa très chère sœur Christine.

 

Toutes furent demoiselles d'honneur à la cour, sauf Jenny qui épousa Hans Dibitsch, général qui fut l'un des meilleurs divisionnaires de Barclay en 1813 et 1814, et devint feld-maréchal.

 

Christel épousa, en 1822, Wilhelm Peter von Weymarn. Ce dernier, maître du domaine de Kaskowo, mourut lieutenant-général en 1846. Son frère Ferdinand, major-général attaché au grand état-major, épousa Christel Elisabeth Amélie von Lueder, sœur de la fille adoptive des Barclay. Ces von Weymarn étaient issus de Lübeck, s'appelaient à l'origine Weimar ou Weimer ; arrivés en Courlande vers 1600, établis ensuite dans l'île d'Œsel, ils furent anoblis en 1693. Le fils aîné de la fille adoptive des Barclay, Alexander Magnus von Weymarn, général fixé à la cour en 1871, avait 46 ans à la mort du prince Magnus. Le titre princier lui échut et il devint le prince Barclay de Tolly-Weymarn. Le titre passa à son fils Alexander Ludwig, officier de l'Armée russe, puis au fils de ce dernier, Nicolas, capitaine de cavalerie à la révolution russe. Le prince Nicolas demeura maître de Beckof, domaine des Smitten, après la révolution et l'occupation allemande de 1918. Il mourut en Suède en 1964, sans héritier mâle, et fut le dernier prince Barclay.

 

Un dernier trait, au passage : la femme du prince Mickhaïl Barclay avait un frère, Erich von Smitten, lieutenant colonel en 1810.

 

Cette revue de détail de la famille Barclay a été fastidieuse mais combien exemplaire. On y voit comment se créèrent et développèrent les familles de la société aristocratique germano-livonienne. Elles vivent entre elles et se renforcent par leurs alliances. Bien sûr elles ont des relations avec la Courlande, y ont vécu parfois. Les Barclay y ont une propriété. Sauf un mariage avec un aristocrate russe, il n'y a que des alliances entre germano-livoniens, pas un seul mariage avec un Lette, un Livonien. Enfin cette société d'aristocrates est très sollicitée par le pouvoir russe qui manque d'élites en Russie. Elle a vraiment sa faveur et cette société collabore très largement avec l'occupant russe. Elle n'a aucun avenir en dehors de la Russie, les provinces baltes non plus d'ailleurs. Cette aristocratie s'enrichit avec les Russes, mais tout l'ensemble des provinces baltes s'enrichit avec les Russes. Cependant cette société garde parfaitement, non seulement son identité, mais en plus et surtout, son âme. On sent une grande solidarité, un grand esprit de famille chez ces germano-livoniens. La veuve du prince Barclay vieillira entourée d'une nuée de petits-fils et petites-filles d'adoption, de neveux, d'une immense parenté livonienne.

 

La religion luthérienne, très profondément pratiquée par ces aristocrates les protège de la russification. C'est autre chose qu'une barrière, ou même une muraille de Chine. Et lorsqu'ils sont à Petersburg, ils pratiquent toujours avec une très stricte ponctualité : le temple luthérien n'est pas, à Petersburg, dans un faubourg mais sur la perspective Nevski. Là se retrouvent au culte, Baltes et Suédois, Allemands aussi. L'autocrate de Russie a été obligée de composer avec eux pour s'attacher leur service. Elle leur laisse la liberté de leur culte.

 

Le prince Barclay n'est pas une exception. D'autres aristocrates germano-livoniens ont eu la faveur du tsar, de la cour, ou ont fait des carrières brillantes.

 

 

La princesse de Lieven

 

 

Le Major-Général Lieven était issu d'une vieille famille noble de Livonie. Il mourut laissant dans l'embarras sa veuve et quatre jeunes enfants, et ceux-ci vécurent modestement dans une maison d'un faubourg de Riga.

 

L'Impératrice Catherine se défiait de son fils, le tsarévitch Paul, déséquilibré et sournois. Toute sa sollicitude allait à ses petits-fils, Alexandre et Constantin, mais elle ne négligeait pas ses petites-filles, soucieuse de les tenir tous à l'écart de l'influence de leur père. Aussi fit-elle rechercher, pour ses petites filles, une gouvernante qui fut une femme exceptionnelle, capable de contrebalancer une influence familiale pernicieuse.

 

Un de ses ministres, Sievers, découvre l'oiseau rare : Charlotte de Lieven. On la pressent, elle refuse. Alors on l'enlève de chez elle, on la jette de force dans une calèche, elle débarque à Petersburg. Au Palais d'Hiver, un secrétaire l'interroge. Mme de LievenLIEVEN, Princesse Charlotte de est indignée ; la force employée contre elle, l'abandon de ses enfants privés de leur mère, sa répugnance des fastes, de la cour, des honneurs. Tout lui fait horreur. Catherine II écoutait, derrière une tapisserie : « Vous êtes la personne qu'il me faut ! Suivez-moi ! ».

 

Mme de Lieven vivra un demi-siècle à la cour. Elle fut comblée par Catherine II, dont elle devint une amie intime, mais aussi par Alexandre, et elle tint à la cour un rôle important. D'abord comtesse puis princesse. Par sa dignité, sa fermeté, sa droiture, sa mesure, elle s'imposa à tous. Alexandre et Nicolas la traitèrent comme une grand-mère.

 

La Grande-Catherine, mourante, avait à son chevet trois amies, dont madame de Lieven. Celle-ci mourut en 1828.1

 

Son fils Christophe, prince de Lieven, était général en 1807. Ministre plénipotentiaire à Berlin. Nommé ambassadeur à Londres en 1812 il resta à ce poste prestigieux 22 ans durant et revint à Petersburg en 1834 pour être gouverneur du tsarévitch Alexandre. Il mourut en 1839.

 

La femme du prince fut célèbre, fit parler autant d'elle que la duchesse de Courlande. Elle était née en 1784, s'appelait Dorothée von Benkendorf. Et quand son mari regagna la Russie, en 1834, elle resta à Londres, habita Paris, puis Bruxelles, puis Paris. Tenant le sommet du pavé, dans tous les aspects de la vie mondaine, y compris la chronique amoureuse. Ce fut l'égérie de Guizot, elle le coucha même dans son testament, lui léguant un carrosse et une rente viagère de 8 000 francs par an destinée à l'entretien du carrosse. Guizot fit offrir aux héritiers le rachat de cette rente pour 75 000 francs. L'accord se fit, il encaissa le capital. Garda-t-il aussi le carrosse, le mémorialiste de l'époque ne le dit pas.2 

 

Mme de Lieven, cette Livonienne de petite noblesse livonienne, est une source de très grande influence de l'aristocratie germano-livonienne des barons baltes, non seulement auprès de la cour mais jusqu'à ceux qui sont assis sur le trône impérial et touchent à ce trône. Et c'est une présence luthérienne, une de plus.

 

 

La baronne Julie de Krudener

 

 

Défraya grandement la chronique de l'Europe. Nous l'avons vue issue d'une famille livonnienne richissime, de nababs baltes.

 

Elle est la petite fille du feld-maréchal Burchard-Christophe Munich, un Bavarois qui servit la France, le landgrave de Hesse, Auguste II, roi de Pologne et la Russie. Pierre II le fait comte et général en chef. L'Impératrice Anna le nomme feld-maréchal, en fait un de ses favoris, et l'Impératrice Elisabeth l'envoie en Sibérie. Pierre III le fit revenir en 1782. C'est lui qui dirigea les travaux du canal reliant la Néva à la Volga (1683-1767).3

 

Venue en France en 1782, elle se lie avec l'académicien Suard (qui a épousé la fille de Panckoucke XE "Panckoucke" ), Bernardin de Saint-Pierre, Ducis, Garat dont elle s'éprend. Amie de Madame de Staël, elle fait bon accueil à Napoléon chez la belle Madame Tallien, chez Barras. Après l'assassinat du duc d'Enghien, elle quitte la France. A Berlin, en 1806, elle se lie avec la reine de Prusse. 1813 la trouve à Genève, elle se lie avec le tsar, l'illumine et plus d'un an durant est son inspiratrice. Elle lassa l'Europe par ses excentricités, rejoignit ses domaines près de Riga, en 1818, et alla mourir en Crimée.

 

Nous avons vu que son père était le richissime baron livonien von Vientinghoff. Le Maréchal Munich épousa-t-il une Livonienne ou une Russe ? on peut penser que la maréchale Munich était Russe et bien sûr de religion orthodoxe et que sa fille, la baronne von Vientinghoff était orthodoxe. En effet, Jacob, le bibliophile, est formel sur la religion de la baronne de Krüdener : « elle avait été élevée dans la religion grecque ».4

 

Ainsi nous trouvons, avec la baronne Krüdener, une aristocratie livonienne de religion orthodoxe et non de religion luthérienne.

 

Mais il est vrai qu'elle n'est pas tout à fait comme tout le monde cette baronne là. Revenue en 1805 en Livonie, après huit ans d'absence ininterrompue, elle écrivait le 10 juin, de Riga, à L.P. Bérenger une lettre qu'elle signait : « La baronne de Krüdener, née Munich », comme si elle avait été la fille de son grand père, le maréchal...

 

Avait-elle oublié son père, mort en 1792, alors que le 26 février 1793, de Leipzig, elle avait écrit à Bernardin de Saint-Pierre, parlant de la Livonie : « J'y ai vu, après une absence de huit ans, mourir dans de longues douleurs, un père que j'aimais tendrement et qui était le meilleur des hommes ».1

 

Le mari de cette voyageuse passionnée voyait peu sa femme. Il était ambassadeur de Russie à Berlin en 1788, mais sa femme vivait en dehors de lui, elle en avait les moyens ! Venait-elle le voir à Berlin ? Elle le fit en 1788 et y inspira une telle passion à un secrétaire de l'ambassade que le malheureux jeune homme se suicida. Elle se consola en entreprenant, en 1789 et 1790, un long voyage en Allemagne et dans le midi de la France avec son amie, la baronne de Loblroff. En fait, Mme de Krüdener n'est qu'une demie balte par son père, mais Germano-russe par sa mère. Russe par sa grand-mère. Allemande par le maréchal Münich et c'est pour cela qu'on lui trouve un comportement différend des autres Baltes.

 

Mais les Krüdener, eux, sont de vrais Baltes. En 1812, dans l'armée de Barclay, sert le colonel Krüdener, commandant le régiment Semenovski (l'un des régiments préférés du tsar). Ce colonel livonien est ami du général Waldemar Freiher von Lœwenstern, l'aide de camp favori de Barclay, autre baron balte.

 

 

Les officiers baltes

 

 

Nous en avons beaucoup rencontré déjà. Les barons baltes sont entrés massivement dans l'armée russe depuis Pierre le Grand. Le mouvement est allé en s'amplifiant sous Catherine II.

 

·     L'âme de la conspiration, qui mit à mort Pierre III, le comte von der Pahlen. Son fils Pierre, brillant général de cavalerie, 1812-1814. Commande le 3ème Corps de cavalerie.

·     Le major-général qui accueillit le capitaine Barclay à l'armée d'Ukraine et le plaça dans l'état major, était un Livonien : von Patkovl (ou Patkul).

·     Le commandant de l'avant-garde de l'armée russe sur la Dwina, en 1812, face Saint-Cyr, le major-général Helfreich.2  Est-ce un parent de l'une des filles adoptives de Barclay ?

·     Le général Buchard Magnus von Berg sert sous Barclay, en Finlande en 1808, et en 1812 sur la Dwina après avoir commandé une division sous Barclay.

·     L'officier d'état major, le plus brillant au cours des campagnes de 1812-1814, est le colonel, puis général, Karl Friedrich, baron von Toll, Balte, Estonien plus précisément. Très dévoué à Barclay.

·     En 1805, le duc de Richelieu, au service de la Russie, se déplace à Jassy, capitale de la Moldavie, avec d ».3

·     Le commandant du camp de Drissa, en 1812, sur la Dvina, c'est Hammen4 et le major Reutz est alors aide de camp de Barclay. Alexandre envoie le 25 juin 1812 un de ses aides de camp à Barclay. Il se nomme Benckendorff. Est-ce le beau-frère de Lieven ? Carl von Martens est un officier des hussards livoniens. En 1812, dans l'armée de Barclay il se distingue à la bataille livrée devant Smolensk.

·     Le fidèle aide de camp de Barclay c'est Lœwenstern. Il a ordre de reprendre (en 1812) la Grande Redoute de Borodino, conduit l'attaque, reprend la position, fait prisonnier le général français Bonamy atteint de douze blessures. Blessé lui-même, le bras en écharpe, il va reprendre sa place, aux côtés de Barclay qui se déplace au grand galop et dans les endroits les plus exposés. Il le suivra jusqu'au bout : Campagnes d'Allemagne (1813), de France (1814). Mission à Londres.

·     Servir aux côtés de Barclay à Borodino était périlleux. Lamsdorf fut abattu d'un coup de pistolet alors qu'il chevauchait avec son général et le couvrait.

·     Friedrich von Schubert est chef d'état-major du 2ème Corps de cavalerie russe en 1812. Il se distingue à Smolensk, à Valoutina, à Borodino. Il était déjà en 1806 sous les ordres de Barclay à Pultusk.1

 

 

Et les barons courlandais ?

 

 

Le titre de ce coup d'œil est : « Les barons baltes ». Le terme englobe l'aristocratie qui domine l'Estonie, la Livonie et la Courlande. En fait, dans de modestes investigations, nous n'avons trouvé que les représentants de la puissante aristocratie livonienne. Un seul baron courlandais a été rencontré : Noldé, et grâce à Mirabeau.

 

Le processus de l'entrée de cette noblesse au service de la Russie a dû être pour la Courlande, assez semblable à celui que nous avons vu en Livonie. Mais la Livonie devient Russe en 1710, et la Courlande en 1796. Avant la fin du XVIIIe siècle, nombre de barons livoniens servent la Russie, s'illustrent dans l'armée, la diplomatie, l'administration. Les Courlandais ont conservé une apparence d'indépendance et n'en profitent pas. Le mouvement se produit en faveur de la Courlande avec plus de soixante ans de retard. Ensuite, il sera moins ample. Pierre Ier et les trois autocrates en jupon, Anna, Elisabeth et Catherine ont eu un grand besoin des barons livoniens, la Russie étant dépourvue de cadres. A la fin du XVIIIe siècle, elle a moins besoin de la noblesse courlandaise qu'elle n'a eu besoin, depuis des décennies, de la noblesse livonienne. Celle-ci, et c'est naturel, réserve beaucoup de postes intéressants aux jeunes barons baltes de la Livonie et protège leur carrière. La noblesse courlandaise restera très en arrière de la faveur des barons baltes à la cour de Russie.

 

La puissance des barons baltes éclate dans la précision qui suit : Avant la guerre de 1914, dans ce qui va devenir la République de Lettonie (ou Latvija), union de la Livonie et de la Courlande, trois millions d'hectares (30 000 km2) appartenaient à 162 familles nobles ! Une moyenne de 18 518 hectares par famille !2 Valençay, le plus grand domaine de France, couvrait 19 471 hectares, 52 ares, 86 centiares, d'après la « Notice sur Valençay » publiée en 1848 par la duchesse de Dino Talleyrand, duchesse de Sagan, qui s'y connaissait en grands domaines... elle était née Dorothée de Courlande.3

 
 


[1] - Philippe Dollinger. "La Hanse XIIe-XVIIe siècle". Paris 1964.

[2] - François Crouzet. "L'Economie britannique et le Blocus continental". p 90, 92 et 152.

1 - Michaël et Diana Josselson. "Le Général Hiver" (Barclay). p 20 et 21.

1 - Michaël et Diana Josselson. opus. cit. p 21.

1 - Michaël et Diana Josselson. opus. cit. p 21 et 22.

2 - Francis Ley. "Mme de Krüdene et son temps. 1764-1824". Paris 1961. p 14.

3 - Voltaire. op. cit. "La Russie sous Pierre le Grand". p 427.

1 - Manceron. "Les Hommes de la Liberté". Tome II. p 442.

1 - Arthur Boehtlingk. "Frédéric-César Laharpe. 1754-1838". Neufchâtel 1969. p 75.

1 - Josselson. op. cit. p 345.

2 - Josselson. op. cit. p 31.

 

1 - Josselson. op. cit. p 346.

1 - Henri Troyat. op. cit. p 355 et 356. Daria Olivier. op. cit. p 357.

2 - "Mémoires du comte Horace de Viel-Caste". Tome II. p 43.

3 - "Mémoires du marquis de Toustain". p 142.

4  - P.L. Jacob. Bibliophile. "Mme de Krüdener, ses lettres et ses ouvrages inédits". p 49.

1 - Jacob. op. cit. p 21 et 9.

2 - Mémoires de Saint-Cyr. op. cit. p 61, 66, 68 et 73.

3 - Comte de Rochechouart. "Souvenirs". p 109.

4 - Saint-Cyr. op. cit. p 73.

1 - Nombre de précisions sur ces Baltes sont tirées soit du "Général Hiver" (Barclay) de Josselson, très bon ouvrage, soit du remarquable "1812. Le duel des deux Empereurs" de Curtis Cate.

2 - L'Europe de Jean Brunhes (manuel scolaire de 3ème. Ed. 1936). p 100.

3 - "Le tableau indicatif de la Terre de Valençay" qui nous indique les surfaces des diverses terres de l'immense domaine a été établi à la demande de la Duchesse, du vivant du prince de Talleyrand, et rapporté par Lacour-Gayet, in "Talleyrand". Editions Rencontre. Tome III. p 140.