Extrait des actes de l’Académie Nationale des Sciences, Belles Lettres et Arts de Bordeaux. 4ème série, Tome XVII. Année 1960.
Séance du 5 avril 1960
JEAN-PIERRE ALAUX
(1783 – 1858)
CRÉATEUR DU NÉORAMA
La plupart des journaux, français et étrangers, ont parlé dans le courant du mois de novembre dernier, de la visite que fit M. André Malraux au conservateur de notre musée du Louvre. Parcourant les réserves, son attention fut attirée, entre autres choses, par d’énormes rouleaux entreposés sous les combles depuis fort longtemps et nul ne put dire au ministre ce que pouvait bien représenter ces toiles de dimensions démesurées qui dormaient dans un couloir exigu appelé, je ne sais pourquoi, le ″corridor des poules″ !...
Le Figaro a publié une photo qui nous fait comprendre qu’il eût fallu le concours d’une puissante grue pour parvenir, peut-être, à extirper ces rouleaux du véritable réduit où ils se trouvaient, et cela par une étroite mansarde de la forme dite ″œil-de-bœuf″, pour ensuite les transporter jusque dans le jardin des Tuileries afin de pouvoir les y dérouler, si, toutefois, la chose eût été possible, car il est fort douteux que ces toiles, demeurées en cet état depuis si longtemps, eussent pu supporter l’opération. De plus, dit Le Figaro, il eût fallu monter dans un hélicoptère pour être à même d’en examiner l’ensemble !...
M. André Malraux fit un discours à l’Assemblée nationale au sujet des découvertes qu’il venait de faire dans les caves et sous les combles du palais du Louvre et, entre autres œuvres dignes d’intérêt, il parla de ces énormes tableaux, hors de toutes proportions humaines, ″plusieurs arpents de toiles peintes » ! Leurs dimensions estimées étaient de plus de trente mètres de long sur plus de dix mètres de hauteur ! De beaucoup les plus vastes tableaux connus ! Il ne put dire ni quel était leur auteur, ni ce qu’ils pouvaient bien représenter. Il ne fallut pas moins d’une semaine de recherches dans les archives du Musée avant que les Services de la conservation parviennent à résoudre l’énigme, mais seulement en partie, comme on va le voir.
Il s’agissait de ce fameux Néorama qui fit courir tout Paris un peu avant et un peu après les ″Trois Glorieuses″ et qui était dû au talent de perspecteur et de peintre de Jean-Pierre Alaux, fondateur et ancien directeur du théâtre du Panorama dramatique élevé quelques années auparavant sur le boulevard du Temple. Curieux nom, dira-t-on pour un théâtre, mais que dire du Néorama ? Que peut bien signifier ce néologisme ?… Un nouveau panorama ?... En quoi consistait cette nouveauté ?...
Pour dire le vrai, aujourd’hui, nul n’en sait rien… On sait seulement qu’il y eut deux néoramas permettant aux visiteurs d’être les jouets d’une illusion que l’on disait parfaite : ils croyaient entrer dans la basilique de Saint-Pierre de Rome, puis dans l’abbaye de Westminster… Mais par quelle astuce de perspective ?...
Les gazettes de l’époque en parlent avec beaucoup d’éloges et une foule de métaphores dithyrambiques, sans aucune description précise. Nul plan, aucune indication valable !... J’ai vu, dans un magazine du temps (Le monde illustré, si j’ai bonne mémoire), une gravure sur bois représentant cette toute nouvelle attraction. On y voit un groupe de badauds admirant l’intérieur de la célèbre abbaye d’outre-manche ; on les croirait dans l’édifice lui-même et l’on ne découvre rien qui puisse déceler une illusion d’optique quelconque.
Dès que je sus, par la lecture des journaux, que ces œuvres de mon arrière-grand-oncle venaient d’être retrouvées alors que dans ma famille, on les croyait détruites depuis belle lurette, j’entrai en rapport avec M. Germain Bazin, conservateur en chef du Département des peintures et dessins de notre Musée national. Par lui, j’espérais avoir enfin quelques précisions. Mais il attendait de moi les mêmes renseignements et je dus m’avouer tout aussi ignorant que lui.
Ne pouvant me déplacer, je suis entré en correspondance avec Mme Jean Adhémar, conservateur en chef du Service d’études et de documentations, et j’ai compulsé de nouveaux papiers de famille. J’ai relu l’histoire de Paris relative aux cinq années où vécurent les Néoramas (de 1827 à 1832), j’ai fouillé dans les recoins de ma mémoire et voici ce que j’en ai tiré :
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En 1933, j’avais fait, à Paris, une exposition de mes œuvres et M. Bollaërt, alors directeur des Beaux-Arts, m’ayant fait l’honneur de la visiter, y fit l’acquisition de l’un de mes tableaux intitulé : C’est Jean Bart qui passe. Etant originaire de Dunkerque, il envoya cette œuvre au musée de sa ville natale et, peu après, je reçus une lettre du bibliothécaire municipal, M. Baron, qui me demandait si j’avais quelque parenté avec la famille du célèbre corsaire… Fort étonné, je lui répondis que je n’en connaissais aucune et que la seule chose qui m’avait incité à faire ce tableau était le plaisir de peindre de vieux murs du vieux Dunkerque. Or, je pus lire dans la lettre suivante :
…….. Veuillez consulter, dans une bibliothèque quelconque le
tome premier de
ALAUX, Jean-Pierre, frère, aîné de Jean et de Jean-Paul, décorateur, né à Castres en 1783 (ce qui est une erreur car il est né à Lautrec). Dans sa jeunesse on l’appelait Ozou, du nom d’une petite propriété que possédait sa famille…
Or, veuillez noter que le père de Jean Bart eut six enfants, dont une fille, prénommée Pétronille et dont on ne sait rien, ce qui faisait supposer qu’elle était morte en bas âge. Mais voici qu’un correspondant nommé Ozoux me dit avoir des papiers constatant que l’un de ses ancêtres avait épousé Pétronille, sœur de Jean Bart. Or, j’ai appris depuis qu’un peintre flamand du nom d’Ozoux avait vécu vers la fin du XVIIe siècle. Quel rapport y a-t-il entre cet Ozoux et le grand-père de ce Jean-Pierre, lequel, comme on le sait, s’était installé à Lautrec vers le milieu du siècle suivant… ? Je m’occupe à rechercher l’alliance Pétronille Ozoux-Alaux et, quoi qu’il en soit, je vous tiendrai au courant des résultats obtenus.
N’ayant, depuis lors, reçu aucune missive de ce M. Baron, j’en conclu qu’il était sans doute décédé, car son écriture trahissait la main d’un vieillard, et je demeurai sans aucune possibilité de résoudre un jour cette énigme.
Ici, et avec votre permission, je vais me permettre de m’aventurer dans l’incertain royaume des hypothèses.
Ce Joseph Alaux, qui vers le milieu du siècle, était venu s’installer
à Lautrec, d’où venait-il ?... Ne venait-il pas de Flande où la guerre
menaçait toujours les populations laborieuses ? Il s’était établi ″maître-tapissier″,
ce qui correspond à ce que nous dirions de nos jours, ″ensemblier-décorateur″.
Ayant acquis quelque bien dans l’exercice de sa profession (les châteaux sont
nombreux dans la région), c’est alors qu’il se serait rendu acquéreur du petit
enclos dont il est question dans
C’est peu avant
Dès son adolescence, l’aîné, ayant embrassé l’état de son père, comme c’était alors la coutume, mais voulant se différencier de lui, a bien pu reprendre le nom originaire de son grand-père, nom que conservait la propriété jadis enregistrée comme étant ″Propriété Ozoux″ et c’est ainsi que s’expliquerait ce singulier surnom Ozou sous lequel il signa ses œuvres tant qu’il demeura à Bordeaux auprès de ses parents. Peut-être pourrait-on retrouver encore, dans les greniers de notre ville ou de la région, quelques trumeaux ou quelques dessus de porte signé Ozou (le x ayant disparu) ?... Mais je n’en ai jamais vu.
Il dut se marier fort jeune, avec une jeune fille de Lautrec, née sans doute, dans une famille amie de la sienne. Il eut une fille, Pauline, et un fils qui devint plus tard inspecteur d’Académie et directeur du collège d’Albi. Laissant à Lautrec sa petite famille, dont il semble ne s’être guère soucié, il ″monta à Paris″ vers sa dix-huitième année, peu après la paix d’Amiens. Son père venait d’être appelé à décorer notre Grand-Théâtre. Le jeune homme trouva la capitale en pleine euphorie après la victoire… On peut croire qu’il y mena joyeuse vie, jeté dans les milieux du théâtre, et d’autant qu’il y trouva aussitôt du travail dans les ateliers de nombreux décorateurs, car il était bon perspecteur et fils d’un confrère estimé.
Son frère Jean ne le rejoignit à Paris qu’en 1807. D’un naturel beaucoup plus sérieux que son aîné, il avait l’ambition de devenir un peintre d’histoire. La hiérarchie dans les arts existait alors. Jusque-là, il avait été l’élève de Lacour qui fut, comme on le sait, le premier directeur de l’Ecole des Beaux-Arts de notre ville. A Paris, il entra
Dans l’atelier du peintre Vincent. Ce Vincent avait été le condisciple de Lacour et ce dernier lui adressait toujours ses élèves.
Mais ici, je ne peux mieux faire que de citer de larges extraits
d’une longue étude biographique intitulée : « Un directeur de l’Académie
de France à Rome : M. Alaux », que publia
… M. Alaux avait un frère aîné qui l’avait devancé à Paris et qu’il aimait tendrement. C’était un décorateur habile et entreprenant. Il était fort occupé, car, malgré le décret de 1807, qui avait réduit à dix les vingt-quatre théâtres qu’il y avait à Paris, il se brossait encore pour la scène un grand nombre de décors. Il peignait donc pour la scène et, en même temps, il était employé par des architectes à des travaux d’intérieur. Il avait des connaissances en perspective et en optique et son esprit était aussi actif que sa main.
La faveur était alors aux panoramas. Le premier avait été établi à Paris à la fin du siècle dernier par l’Américain Robert Fulton. Les peintres français Fontaine et Constant Bourgeois entreprirent de lui faire concurrence et on put voir, au Salon de 1801, les maquettes qui devaient être exécutées en grand du premier panorama qui fut construit sur le boulevard Montmartre : c’était une vue de Paris. La vogue de ce nouveau spectacle fut extrême. Deux autres panoramas vinrent s’ajouter au premier. En 1810, l’empereur étant venu visiter une de ces rotondes où l’on voyait l’entrevue de Tilsit, en fut frappé. Il voulut en faire un instrument politique et ordonna à l’architecte Cellerier d’en construire sept autres sur les Champs-Élysées. Après avoir montré à Paris des sujets propres à glorifier son règne, ces tableaux devaient ensuite être envoyés en province. La réalisation de cette idée fut interrompue par les circonstances.
M. Alaux aîné était mêlé à ces entreprises. Il rêvait d’ajouter au prestige de la récente invention des combinaisons nouvelles et méditait déjà le Néorama dont il fut le créateur, mais qui ne s’ouvrit qu’en 1827. Surchargé d’occupations et entraîné à des essais sans fin, il appelait continuellement son frère à son aide et celui-ci, ne sachant rien lui refuser, quittait ses propres études pour le suivre.
Ne sachant rien lui refuser !...Par cette phrase, on peut deviner que Jean-Pierre Alaux était ce que l’on appelle ″un charmeur″. Ma grand-mère nous disait que, plus tard et après ses déboires, il avait entièrement changé de caractère. Son frère Jean n’obtint le prix de Rome qu’en 1815 et ne put gagner la ville éternelle qu’en 1816… Il laissait son aîné à Paris, lequel, ayant sans doute beaucoup d’entregent, obtint du roi, en 1820, le privilège d’ouvrir ce théâtre du Panorama dramatique dont j’ai déjà parlé. C’était enfin pour lui l’occasion d’étonner tous les Parisiens avec de somptueuses mises en scène et des décors mirobolants. Il ne lésinait pas sur la dépense. Il avait trente-six ans, la force de l’âge. Dans son théâtre, il monta des pièces à grand spectacle et à sujets sentimentaux autant que larmoyants, telles que Le Pauvre Berger, Bertram, Ismaël et Myriam. Lorsque le rideau se levait sur un décor créé par Alaux, un murmure admiratif parcourait la salle. C’est sur cette scène que débutèrent des acteurs bientôt célèbres comme Serres, Bouffé, Bertin. Mais le directeur ne donnait pas le premier plan aux interprètes. Lorsqu’il ″auditionnait″ pour engager ces derniers, il ne se mettait pas martel en tête. Tel un sergent recruteur, il en faisait deux groupes ; à ceux dont la taille était élevée, il distribuait les rôles tragiques, aux autres, les rôles comiques. Ainsi ce directeur surmené gagnait du temps.
Fort bien fait de sa personne, toujours vêtu avec une suprême élégance, on le voyait dans tous les endroits à la mode. Notre grand-mère nous disait que l’oncle Jean-Pierre était un ″lion″ !
« - Un lion ?...
- Mes enfants, on appelait alors un lion, un monsieur suprêmement bien habillé, de nobles manières et dépensant sans compter. »
Notre grand-mère, veuve de l’architecte bordelais Gustave Alaux,
était née à Paris en 1832, alors qu’une terrible épidémie de choléra ravageait
la capitale. Vers 1900, elle était une charmante vieille dame au visage rose
et toujours souriant, surmonté de beaux cheveux blancs, eux-mêmes encadrés
d’un bonnet de fines dentelles qui faisait notre admiration. Elle habitait
alors avec sa fille et son gendre un appartement situé rue de
Tout comme Diaguileff avec les Ballets russes au début de notre siècle, Jean-Pierre Alaux gagnait beaucoup d’argent, mais il en dépensait le double. Cela ne pouvait durer. Notre grand-mère, parlant à des enfants ne pouvait nous dire que, vivant dans un milieu de théâtre et entouré de belles actrices, il n’était sans doute pas indifférent aux charmes de ces ″lionnes″, qui ont bien dû contribuer à dépecer le ″lion″. Moins de deux années après l’ouverture de son fameux théâtre, il était criblé de dettes. Ses créanciers se fâchèrent. Menacé de la prison (car on allait en prison pour dettes), il se souvint de sa famille quoiqu’il l’eût bien négligée jusque-là. Sa fille Pauline, avait épousé un sieur Dumaine dont je ne sais rien. Son fils, Joseph, était professeur à Albi. De ses deux frères, Jean était encore à la villa Médicis, et le dernier, Jean-Paul, vivait à Bordeaux de l’art familial tout en élevant quatre filles et un garçon.
Quant on sait ce que représentait alors une faillite et quel déshonneur cela pouvait être pour toute une famille, on peut comprendre le désarroi que ce fut parmi les siens. Jean revint à Paris, tout autant pour voir le salon de 1822 que pour tirer de ce mauvais pas cet hurluberlu en désintéressant les créanciers avec l’(aide de tous ses proches. Il y parvint). On sait l’affection qui l’unissait à Jean-Pierre.
En 1824, ce dernier rejoignit son frère à Rome, lequel, séduit par le charme de la ville éternelle, ne pouvait se résigner à la quitter et c’est pour cela qu’il acquit plus tard le surnom d’Alaux-le-Romain. Mais pour l’aîné, devenu parisien cent pour cent, c’était sans doute un exil.
Cependant, c’est certainement là que, subjugué par la grandiose beauté de la basilique de Saint-Pierre, il mit au point le projet de néorama qui lui trottait toujours en tête. Que d’heures, que de jours il dut passer sous la célèbre coupole, relevant cotes et mesures, accumulant épures et croquis.
Mais, dès qu’il eut regagné Paris, il s’aperçut qu’entre-temps
les goûts étaient en train de changer. L’architecture classique de
Revenu dans notre capitale et s’étant assuré les capitaux nécessaires, il fit élever sur ses plans la bâtisse destinée à présenter au public ses deux néoramas. En même temps, il brossait ou faisait brosser sous sa direction et selon ses maquettes, les hectomètres de toiles que l’on vient de retrouver sous les combles de notre Musée national.
Cette nouvelle construction s’élevait rue Saint-Fiacre, non loin des écuries et des remises de ces voitures de louage auxquelles les Parisiens ne tardèrent pas à donner le nom de ″fiacres″, nom qu’elles ont conservé jusqu’à nos jours.
Durant ces travaux, Jean-Pierre Alaux dut avoir souvent le cœur bien lourd ; son théâtre, ayant changé de directeur, avait aussi changé de nom. Devenu le Théâtre des Folies dramatiques, directeur et commanditaires y faisaient fortune sous une gérance plus raisonnable et avec des pièces qui tenaient plus longtemps.
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Les ″Néoramas″ furent ouverts au public en 1827. Ce fut aussitôt un gros succès. Parisiens et provinciaux coururent pour admirer cette étonnante attraction. Il fallait avoir vu ces merveilles ! Jean-Pierre Alaux revenait triomphant sur la scène de l’actualité parisienne.
Mais hélas !... En 1827 venaient déjà les prodromes de
la sévère crise économique qui fut une des causes de
″Les Trois Glorieuses″ !... Ces trois mots,
dans nos manuels abrégés d’histoire, tendent à nous faire croire que cette
révolution n’a duré que trois jours. En vérité, le malaise avait commencé
bien avant et dura jusqu’en 1832, jusqu’à la terrible épidémie de choléra
qui dépeupla en grande partie la capitale. Les familles qui en avaient les
moyens s’enfuirent en province ou dans nos campagnes, et Paris ne fut plus
qu’en ville à demi déserte. Entre-temps, on partait en guerre contre
Louis-Philippe, depuis peu sur le trône, fit cependant l’honneur
à Jean-Pierre Alaux de visiter les néoramas et témoigna toute sa satisfaction
à l’auteur de ces œuvres sans pareil en le faisant chevalier de
Après la crise économique, la révolution et ses suites, les guerres d’Algérie et de Hollande, les craintes de guerre européenne, le choléra avait mené le ″Néorama″ à son Waterloo !...
Une seconde fois, Jean-Pierre Alaux (mais, alors, pas seulement par sa faute), fut en proie aux pires difficultés financières. Il dut vendre pour une bouchée de pain et pour apaiser les plus pressants de ses créanciers, son établissement à un certain Christophe de Saint-Hilaire, lequel, soucieux d’utiliser le terrain pour y élever des immeubles de rapport, voulut, avec l’accord de leur auteur, obtenir l’acquisition des énormes toiles pour le musée royal du Louvre. Les finances refusèrent cet achat : la construction des bâtisses nécessaires pour la représentation de ces œuvres véritablement gigantesques eût coûté bien trop cher ! Alors M. de Saint-Hilaire, désireux d’utiliser son terrain et toujours avec l’accord de Jean-Pierre Alaux, fit don de ces toiles au roi Louis-Philippe. Il en fut remercié par l’envoi de deux vases de Sèvre, tandis que le peintre malchanceux qui se débattait au milieu de terribles ennuis d’argent, reçut une indemnité de cinq cents francs.
Mais il dut bientôt, de nouveau, avoir recours à ses proches, l’honneur du nom étant derechef menacé. La crainte de la prison pour dettes planait sur les discussions orageuses qui agitaient la famille. Il ne semble pas que les enfants du principal intéressé aient beaucoup contribué à ce nouveau renflouement, et sans doute ne le pouvaient-ils pas. Leur père, selon les dires de ma grand-mère, aigri par les déboires accumulés, avait entièrement changé de caractère. Approchant de la cinquantaine, ce charmeur était devenu autoritaire et coléreux. Il se voyait entouré d’ennemis acharnés à sa perte. Il harcelait ses frères, ses amis, le roi lui-même, de perpétuelles demandes de secours. Il taxait tout le monde d’ingratitude et ses réponses, lorsque les subsides qu’il demandait lui paraissaient trop minces, étaient insolentes. Il eût pu gagner sa vie comme décorateur de théâtre, mais il ne pouvait se sortir de l’idée qu’il arriverait avec l’aide des Beaux-Arts, à rétablir son cher néorama. Il ne sortait pas des bureaux du ministère où il devait importuner tout le monde. Les compliments que lui avait prodigué le roi lors de sa visite pouvaient lui paraître un signe d’encouragement.
Bientôt, dans une gêne voisine de la misère, il dut quitter Paris et se retirer à Vanves. C’était alors un village dans la grande banlieue. On peut aussi présumer que les médecins lui ont conseillé une cure de repos à la campagne. Ne faisait-il pas ce que nous appellerions aujourd’hui une dépression nerveuse ? Comme Candide, il cultivait son jardin et les fleurs étaient sa seule compagnie.
Quelques années passèrent. Guizot avait dit aux bourgeois : « Enrichissez-vous » et ils n’avaient pas manqué de suivre le conseil. En 1837, la prospérité était revenue. Etrangers et provinciaux affluaient de nouveau dans la capitale. Les théâtres ne désemplissaient pas. A l’Ambigu, l’acteur Frédéric Lemaître faisait courir les foules dans le rôle de Robert Macaire. Jean-Pierre Alaux remua ciel et terre pour parvenir à remonter ses néoramas sur les Champs-Élysées, mais il ne put trouver les capitaux nécessaires. Plus que jamais ulcéré, il se résigna dès lors à son malheureux sort. Selon lui, l’amitié, la parenté, les pouvoirs publics, le roi, l’art lui même l’avaient trahi ! Il ne toucha plus jamais à un pinceau. Désormais, ses amies les fleurs lui suffisaient.
Lui, qui avait été jadis si élégant, bêchait son jardin, vêtu d’habits rapiécés et déchirés, tel le grand Napoléon à Sainte-Hélène ; n’oublions pas qu’il avait été un homme de théâtre et ce rôle ne lui déplaisait certainement pas. Ses voisins l’apercevaient par-dessus la haie, cultivant ses rosiers, affublé d’une vieille redingote élimée et le crâne protégé par un large chapeau de planteur semblable à celui que l’on voit, sur les gravures, coiffant l’exilé de Longwood (théâtre peut-être !)… Maudissant l’humanité entière. Il passait des jours et des jours sans prononcer un seul mot, car il était au plus mal avec tous ses voisins. Entouré de haies de plus en plus élevées et impénétrables, il sarclait, taillait ou greffait ses rosiers, comme se cachant… Mais pourquoi ?
De plus en plus isolé, il trépassa dans sa soixante-quinzième année, au lendemain du jour où, à Bordeaux, mourait mon arrière-grand-père : Jean-Paul Alaux, directeur de l’Ecole des Beaux-Arts de notre ville. C’était le 26 janvier 1858.
En 1907, mon père : Daniel Alaux, fut nommé conservateur du Musée de Bordeaux. Une revue bordelaise, Le Mois Artistique, publia un article de deux pages dans lequel il est parlé des antécédents de la famille. On peut y lire, à propose de ce Jean-Pierre, ce qui suit :
……. Il passa les dernières années de sa vie dans la solitude, et la mort le prit tandis qu’il rêvait encore à la réussite d’un vaste projet…
Quel était donc ce vaste projet ?...
Ma grand-mère nous disait en souriant : « Figurez-vous que le pauvre cher homme s’était mis l’idée d’inventer de nouvelles tulipes et de nouvelles roses de toutes les couleurs ! » Dans son esprit, il semblait évident que l’idée de modifier les couleurs des fleurs du Bon Dieu ne pouvait avoir germé que dans la cervelle d’un dément.
Or, au siècle dernier, on ne connaissait, si je ne m’abuse, que huit ou dix espèces de roses ; en 1960, on en cultive des centaines. Cela m’incline à penser que ″l’oncle Jean-Pierre″, loin d’être ce que nous appellerions aujourd’hui ″un malade mental″, était plutôt un précurseur.
C’était là, sans doute, le ″vaste projet″ en question.
Le fils de ce précurseur malchanceux, inspecteur d’Académie et directeur du collège d’Albi où il mourut, a laissé une nombreuse famille dont plusieurs fils qui sont sortis de Normale supérieur.
Notre grand-mère appelait cette partie de la famille, qui allait s’éloignant et se dispersant loin de Bordeaux, ″La branche des professeurs″, et cela pour la différencier de la nôtre qu’elle appelait : ″La branche des artistes″.
Celle-ci, demeurée bordelaise, est issue du benjamin des trois
frères dont l’aîné est le héros de la présente communication. Elle n’a pas
donné moins de trois architectes : le dernier fit partie de votre Académie
où il comptait beaucoup d’amis. On y trouve un musicien, mort fort jeune,
et pas moins de… huit peintres ! Le dernier âgé aujourd’hui de
trente-cinq ans, après avoir été, à l’Ecole Nationale et supérieure des Beaux-Arts,
élève de notre compatriote et ami Jean Dupas, membre de l’Institut, et hors
concours au Salon des artistes français et fait partie de
Avec la touchante, mais mal commode coutume de donner aux nouveaux venus les mêmes prénoms que ceux portés par leurs ascendants, il porte le même prénom que celui porté, au siècle dernier, par le créateur du Néorama. L’actuel Jean-Pierre Alaux fait, présentement, une exposition à Boston, aux Etats-Unis.
Abonné à L’Argus de la presse, il reçoit en sus des coupures relatives à ses œuvres, celles, fort nombreuses, qui relatent la récente découverte que fit M. Malraux dans les réserves de notre Musée national. Parmi ces journaux, beaucoup sont étrangers : allemands ou américains. Outre-rhin, comme outre-Atlantique, les lecteurs sont alléchés par l’espoir de connaître bientôt les plus grands tableaux in the world. Je crains fort que cet espoir ne soit déçu.
Mais tout cela ne nous révèle pas ce que pouvaient bien être les néoramas !... On a dit qu’il faudrait une tour de vingt mètres de haut pour être en mesure de les présenter au public. Oui !... si ce sont des panoramas classiques. Mais aujourd’hui, on en connaît approximativement les dimensions, ces toiles doivent avoir environ une trentaine de mètre de largeur… Si elles étaient disposées circulairement, comme le sont les panoramas ordinaires, elles formeraient un cercle d’une dizaine de mètres de diamètre. Placés au centre, les spectateurs seraient donc à cinq mètres de la toile, autrement dit ″le nez dessus″ ! Ce qui est impensable… Alors ?...
Permettez-moi de m’aventurer de nouveau dans l’incertain royaume des hypothèses :
Ces néoramas n’étaient-ils pas des demi panoramas ? N’étaient-ils pas semi-circulaires ?... Les visiteurs n’étaient-ils pas à une dizaine de mètres de la toile peinte, ce qui semble acceptable ? Une barrière devait les maintenir à cette bonne distance comme s’ils n’avaient guère dépassé l’entrée de l’édifice. La magie de la perspective pouvait alors faire illusion.
Peut-être même y avait-il des ″portants″ figurant des colonnes, semblables aux portants qui forment les coulisses sur une scène de théâtre, ce qui expliquerait que certains, qui ont vu ces néoramas, nous les décrivent comme étant les pères de nos dioramas ?
Mais comment diable pouvaient être représentés les voûtes de
l’intérieur de Saint-Pierre de Rome et de l’abbaye de Westminster ?...
Dans les panoramas classiques qui représentent des scènes de plein air, il
suffit de tendre une toile transparente et teintée de bleu pour simuler le
ciel. Mais l’intérieur d’une église ?... Lorsque les visiteurs levaient
les yeux, voyaient-ils un chef-d’œuvre de perspective verticale avec le point
de fuite au zénith ? Un tour de force de géométrie dans l’espace ?...
Peut-être… Mais ce n’est là qu’un premier mystère.
Dans le Statistique générale de
Par là, nous apprenons qu’il y avait deux effets. Mais comment donc pouvaient-ils être obtenus en 1827 ?... L’éclairage au gaz n’était pas encore distribué industriellement dans Paris ; or, dans une basilique et une abbaye, il y avait des vitraux qui devaient de jour, être éclairés de l’extérieur. Cela était possible en se servant d’un fort papier huilé, ou calque, et en utilisant les couleurs transparentes, à l’aniline qui était alors toutes nouvelles et furent aussitôt employées par les peintres sur vitrail. En vérité, ce fut là la fin de l’art du vitrail. Jadis, les vitraux étaient faits de verres de couleur sertis de plomb ; en 1830, ils n’étaient plus faits que de verres blancs sur lequel étaient peints de véritable tableaux comme on peut en voir à Dreux, dans l’église Saint-Louis, qui fut édifiée pour servir de chapelle funéraire à la famille d’Orléans.
Mais j’en reviens à ces deux ″effets″. S’ils n’étaient obtenus que par la lumière naturelle et si, dès le soleil couché, on passait à l’effet de nuit, tout est fort simple. Mais il est probable que ces effets étaient produits artificiellement
Et que tous les visiteurs, qu’ils soient venus avant ou après le coucher du soleil, avaient le droit d’admirer les deux. Des lampes à huile, en usage dans tous les théâtres étant suspendues entre les toiles peintes et les murs de l’édifice, pouvaient faire l’office de l’astre du jour. Le risque d’incendie était certainement considérable et cela d’autant plus que toiles et matériaux n’étaient pas ignifugés. Si les catastrophes ne furent pas plus fréquentes dans les théâtres, on peut penser que cela est dû au fait que, seuls les vieux soldats ″pétunaient″. On ne fumait pas, on prisait. Et les ″allumettes phosphoriques″ n’étaient pas encore dans le commerce.
Pour obtenir l’effet de nuit, il pouvait suffire d’éteindre ou d’obturer ces lampes à huile, ou, avant le soir venu, d’actionner un système de rideaux opaques et sur tringles comme on en voit encore dans les ateliers des photographes. Voilà obtenue une obscurité suffisante.
Alors, sans doute, les cierges de l’autel comme les bougies des lampadaires semblaient s’allumer, toujours par un effet de transparence.
Un récent numéro du Mercure de France, février 1960,
pages 305, 306 et
Quand le Panorama commença à lasser le public, on le remplaça par le Diorama, où le spectateur n’était plus placé au centre, mais devant des toiles légères, peintes à l’extérieur et à l’intérieur et destinées, par l’alternative habile des jeux de lumière éclairant tantôt le verso, tantôt le recto de la toile, à donner l’illusion du changement, comme le cinématographe…
Etes-vous renseignés ?... Moi pas.
Un peu plus loin, on peut lire :
....... (Alaux) créa, en 1827, le Néorama, formule intermédiaire entre le Panorama et le Diorama. Dans le Néorama, le public était encore au centre du tableau ; la toile, en matière épaisse, était peinte d’un seul côté, le côté intérieur, mais les jeux de lumière étaient plus riches que dans le simple Panorama.
Et voilà pourquoi votre fille est muette !
D’autre part, j’ai déjà dit pourquoi il est impossible de faire tenir un groupe de spectateurs au centre d’un cercle de cinq mètres de rayon.
Mais on peut trouver dans cet article du Mercure de France une partie du rapport que fit au roi le comte de Forbis alors directeur des musées nationaux, sur les Néoramas, et qui était des plus favorables à leur acquisition envisagée :
……. Les vues de la basilique de Saint-Pierre de Rome et de l’abbaye de Westminster sont, sans contredit, ce qui a été exécuté de plus parfait, de plus complet jusqu’à ce jour et ces tableaux sont assurément les chefs-d’œuvre de ce genre. Si ces productions d’un si grand intérêt venaient à être détruites, il serait impossible de penser à en rétablir de semblables, à cause des dépenses considérables qu’elles ont occasionnées…
On ne peut donc que regretter la disparition de ces œuvres gigantesques et leur enterrement dans un oubli séculaire.
M. Malraux parviendra-t-il à les ressusciter ? On lui prête l’intention d’utiliser le Grand Palais afin d’y exposer une partie des nombreuses œuvres reléguées dans les réserves du Louvre, dont beaucoup ne sont pas sans mérite et présentent à tout le moins, une valeur historique ou documentaire certaine, comme, par exemple, un tableau dû au peintre Gervex représentant une opération réalisée à la fin du siècle dernier par le célèbre docteur Péan.
Certains pensent que les néoramas pourraient être exposés dans
le grand hall de ce vaste édifice sans qu’on ait à bâtir une coûteuse construction
propre à les mettre à l’abri des intempéries. D’autres parlent de les montrer
dans le palais nouvellement inauguré au Rond-Point de
Quoiqu’il en soit, si l’un ou l’autre de ces projets prend corps, peut-être pourrons-nous savoir au juste ce qu’était cette attraction ; mais tous les hommes de métier savent que des toiles qui sont demeurées roulées si longtemps, risquent beaucoup à être déroulées. Certes, il se peut que la toile, qui est certainement de la toile à décors, c’est-à-dire des plus fortes, soit encore capable de supporter l’opération, mais les couleurs ? Il est fort à craindre qu’ayant perdu toute souplesse, elles craquent à la première manipulation, et restaurer ces hectomètres de peinture est hors de toute possibilité.
Connaissant ce risque, le ministère des Arts et Lettres voudra-t-il engager les frais nécessaires pour parvenir à extirper ces lourds et énormes rouleaux de l’étroit réduit où ils se trouvent ?
De plus, à notre époque où les graffitis d’enfants en bas âge, les peintures les plus primitives, sont considérés comme étant les seuls purs chefs-d’œuvre de l’art, ce dernier devant être seulement intuitif, n’est-on pas en droit de redouter que les grands décors de Jean-Pierre Alaux, tours de force dus à la science de la perspective, de l’optique et de la géométrie spatiale, ne déçoivent nos contemporains ? On le craint certainement en haut lieu.
Pour ces deux raisons, il est permis de douter que nous puissions bientôt pénétrer dans cette basilique et cette abbaye en toiles peintes.
© Communication de Gustave ALAUX