Nos artistes

 

 

 

Marie-Anne GUÉ, dite Eugénie (1787-)

 

Ma Grand-mère, née au Cap île de Saint Domingue, était le sixième enfant des époux Jean-Baptiste Gué.

 

Elle avait six ans lorsque son père fut fusillé à Saint Domingue par les nègres révoltés, le 29 juin 1793, et sept ans lorsque, se réfugiant en France, elle débarqua à Bordeaux avec sa mère, ses frères et sa sœur.

 

On peut à peine se faire une idée de la détresse de cette malheureuse famille ruinée à son arrivée en France. Ma tante, Madame Gustave Alaux, dans ses souvenirs sur la jeunesse de mon père, raconte que, dans cette pauvre famille habituée jadis à une vie opulente, il arrivait parfois que le repas était si court qu’en remuait quand même les assiettes afin que les créoles habitant les chambres voisines ne puissent se douter de la misère de la famille Gué.

 

Ma grand-mère commença très jeune à faire de la broderie au métier pour aider ma mère à subvenir aux besoins de ses enfants. Sous une lampe qui éclairait à peine, elle travaillait tard dans la nuit pendant les veilles prolongées. Je lui ai souvent entendu dire, lorsqu’elle était âgée et qu’elle souffrait de ses yeux, qu’elle les avait trop fatigués à broder quand elle était jeune pour gagner sa vie.

 

Sa pauvre mère avait à peine 36 ans lorsqu’elle mourut vers 1900, d’épuisement et de douleur.

 

J’ai raconté ailleurs que le dernier des enfants Gué, Julien Michel, dit Chéri, après avoir passé sa journée à la Manufacture des Tabacs à faire des cigares, allait suivre les cours de l’Ecole de Dessin et de Peinture de la ville de Bordeaux où il témoigna très vite de grandes dispositions artistiques.

 

A ces cours du soir, il fit la connaissance de Jean-Paul Alaux qui dessinait aussi à l’Ecole et ces deux jeunes gens ne tardèrent pas à se lier d’amitié. Le cours fini, Alaux venait parfois achever la soirée dans la famille Gué. C’est ainsi qu’il connut et apprécia Eugénie Gué qui était aimable et charmante.

 

Il demanda et obtint sa main. Ma grand-mère était un peu plus âgée que son mari : elle avait 25 ans, Jean-Paul en avait 24. Ils étaient jeunes, pleins d’espérance et d’ardeur au travail. Ils ne possédaient rien mais ils apportaient en ménage, l’un et l’autre, de précieuses qualités : la femme, l’économie et l’activité ; le mari, le goût et l’habitude du travail. C’est ainsi que ce jeune ménage put élever cinq enfants qui tous reçurent une bonne instruction et une parfaite éducation complétée par les arts du dessin et de la musique.

 

Je veux ici citer la lettre que les père et mère de Jean-Claude Alaux adressèrent à leur fils à l’occasion de son mariage. Cette lettre a bien l’emphase de l’époque mais elle est touchante et pleine de cœur. Elle m’a été communiquée par ma tante Madame Frédéric Miailhe, née Suzanne Alaux, à qui elle appartient :

 

Lyon, ce 15 Janvier 1812.

 

Mon cher fils,

Tu ne dois pas douter du plaisir que ta résolution nous a a fait en nous annonçant ton prochain mariage avec une personne qui doit faire ton bonheur et notre consentement. Jamais tu n’eus pu nous causer une plus grande joie, si ce n’est d’y joindre la possibilité d’être présents à la plus belle époque de ta vie.

Avec quel plaisir nous t’envoyons notre consentement pour t’unir à la charmante Eugénie que nous chérissons déjà comme notre fille. Il serait bien plus grand si nous pouvions par la même occasion offrir à notre cher fils quelque gage de notre tendre amitié, mais malheureusement, comme tu le sais, la fortune ne nous a pas favorisée et jamais nous n’avions senti si fortement sa privation que dans cette circonstance.

Crois mon cher Fils, que nous l’aurions saisie avec transport si elle nous avait été la moindre chose favorable. Mais, comme nous sommes persuadés que notre cher fils ne pèse point la tendresse que nous avons pour lui d’après nos dons, mais seulement d’après notre cœur, cette idée rend notre situation moins pénible et donne le calme à nos esprits. Mais comme la tendresse paternelle et maternelle ne s’éteint jamais, reçois-en les plus grandes marques que nous puissions te donner. Reçois donc notre bénédiction que l’amour le plus tendre te donne. Que le Ciel confirme nos vœux et te donne le bonheur et la prospérité de notre vive amitié ; embrasse pour nous la future épouse et assure-la combien nous sommes enchantés que désormais elle fasse partie de notre famille.

Mimi, Armand et titi, tes frères, se joignent à nous pour vous embrasser et vous souhaiter toutes sortes de bonheur. En attendant que la circonstance soit favorable et réalise notre désir en nous réunissant à nos enfants, crois que nous serons toujouyrs avec la plus tendre amitié.

Ton bon père ALAUX.

La mère elle aussi ajoute à la fin de cette lettre :

Mon cher fils, je me joins à ton père pour te donner ma bénédiction. Que le Ciel la confirme, je le désir de toute mon âme et alors tu sera parfaitement heureux…

Adieu, mon cher fils, tu trouveras ci-joint notre consentement. Compte toujours sur notre tendresse et suis ta bonne mère.

GRAS-DELASSALLE, épouse ALAUX.

Embrasse Génie, Hébé et toute la famille pour nous. Bien des choses à tous nos amis. Adieu, que ne puis je t’embrasser comme je t’aime !

Adieu mille fois en attendant le jour fortuné où je pourrai tous vous serrer dans mes bras.

 

De cette union naquirent cinq enfants.

Un dessin à la mine de plomb, fait par mon grand-père vers 1833 ou 1834, donne une idée très exacte de cet intérieur à cette date. Mon grand-père qui s’était servi d’une glace pour faire son portrait, y est représenté avec sa femme et ses cinq enfants : Suzanne, alors âgée de trois ou quatre ans est assise dans une petite chaise haute à côté de sa mère debout, Aline Clémence, Corinne et enfin Gustave chez qui l’on pressent déjà l’architecte et qui semble expliquer un plan développé sur une table.

 

Vers 1833, ma mère atteignit sa vingtième année ; Clémence allait avoir 19 ans. Gustave était un jeune homme de 17 ans et Corinne une fillette de 13 à 14 ans. Cette jeunesse était laborieuse et instruite, aimable et gaie si j’en juge par quelques lettres échangées entre ces sœurs qui s’aimaient tendrement.

 

Dans cet intérieur familial, on cultivait à l’envie les arts et du dessin et de la musique. Plusieurs fois dans ma jeunesse, pendant mes séjours à Bordeaux, de vieilles amies de ma mère m’ont dit combien les soirées de monsieur et Madame Alaux étaient attrayantes et recherchées par les amateurs de bonne musique, de causerie d’art et de spirituelles conversations.

 

Ma mère était très instruite ; elle était musicienne mais elle s’adonna tout spécialement au dessin et à la peinture où elle remporta des succès marquants et obtint des récompenses enviées dont la Médaille d’Or au Salon de Paris en 1833.

 

© De Guillaume Alaux, son petit-fils.